LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE IV
LA VIE QUOTIDIENNE
(Matthieu VI, 19-34.)
5. Le secret de la vie.
Si telle est la situation, en quoi consiste le
secret de la vie? Jésus nous l'indique
lorsqu'il conclut ainsi :
« Ne vous mettez donc point en
peine du lendemain, car le lendemain aura soin de
ce qui le regarde. À chaque jour suffit sa
peine. »
Quand Jésus nous assure que
toutes choses nous seront données par
surcroît, il ne nous promet point une vie
exempte de détresse et de peines. Il faudra
persévérer dans notre recherche et
notre effort, mais chercher sera trouver, et
l'effort impliquera le succès. Nous devrons
tendre toutes nos forces pour le travail, mais
notre travail sera exempt d'angoisse et ne restera
plus vain. Nous pourrons supporter les peines de la
vie, quand nous n'envisagerons que celles du moment
présent. Ce sont les soucis qui ajoutent au
fardeau du jour celui du lendemain, et qui causent
ainsi la surcharge et l'accablement. Mais quand
tout nous est donné par surcroît,
à quoi bon nous préoccuper du fardeau
de l'avenir? Quand il sera là, nous aurons
la force de le porter. C'est pourquoi Jésus
joint à sa promesse cette simple
prescription : «Ne vous mettez point en peine
du lendemain. »
Dans cette parole est enfermé
le secret de la réussite vivre exclusivement
dans le présent. L'instant fugitif est
à nous, le reste n'est pas entre nos mains.
Le présent est notre éternité.
Plus nous le vivons exclusivement et
intensément, moins nous avons conscience de
l'espace et du temps. Vivre directement de
l'expérience spontanée du moment,
c'est s'affranchir de l'espace et du temps. Plus
nous puisons dans les profondeurs infinies de
l'heure présente ce qu'elle contient
d'éternel, moins aussi nous souffrons de
l'instabilité de la vie,
et plus nous sentons sourdre en nous la vie
éternelle, l'éternelle
jeunesse.
Seul celui qui vit tout entier dans
le présent en extrait les trésors et
en remplit les devoirs. Il épuise la vie et
l'accomplit. Il a trouvé l'accès de
la perfection. Car de même que l'artiste ne
saurait créer une oeuvre durable si tout en
lui ne s'efface devant elle à l'heure
où elle sort du néant, de même
que nul ne saurait accomplir un travail productif
sans concentrer sur cette tâche toutes les
forces de son être, le seul moyen de ne rien
négliger de ce qu'il nous est possible de
réaliser, c'est de vivre tout entiers dans
le moment qui nous appartient. C'est en cela que
consiste notre perfection.
Il faut vivre dans le présent
pour acquérir le sens de la
réalité qui seul nous rend aptes
à la vie, parce qu'il nous, place dans la
relation convenable avec elle et nous communique la
faculté d'en juger. Pour celui qui se
reporte obstinément au passé ou qui
rêve de l'avenir, les limites qui
séparent l'imaginaire du réel
s'effacent, la brume que forment ses
représentations superposées
dérobe à sa vue la terre qui verdoie
à ses pieds, et l'empêche de discerner
clairement, sobrement et complètement ce
qu'il a sous les yeux.
Quand nous vivons exclusivement dans
le présent, le passé cesse de peser
sur nous et devient la base de notre avenir. Car la
vie intense du moment engloutit le passé. Or
nous ne possédons véritablement que
ce qui s'est enfoncé au profond de
nous-mêmes pour devenir partie
intégrante de notre moi, si peu que nous en
ayons d'ailleurs conscience. Et cela seul qui
s'ensevelit en nous peut y germer et y
croître. Nous absorber dans le devoir
présent, c'est donc faire
fructifier le passé, tandis que tout retour
en arrière nous mène au pays des
ombres et nous dérobe à la vie
réelle.
Vivre au jour le jour est encore la
seule manière de faire droit à
l'avenir. Celui qui vit dans l'avenir ne travaille
pas pour l'avenir, car il vit de projets,
d'imaginations et de désirs. Bâtir des
châteaux en Espagne, rêver des chemins
qui nous y conduiront, c'est le plus sûr
moyen de n'y point parvenir. Celui qui va le plus
loin, c'est celui qui, ne sachant où on le
mène, se tient prêt à tout,
parce qu'il ne se propose rien de précis.
Entièrement occupé à
épuiser l'heure qui passe et à
résoudre les problèmes du moment, il
crée de ce fait son avenir, car il
l'actualise d'instant en instant. L'avenir
naît du présent, mais comment en
sortirait-il comme un fruit mûr, si nous ne
portons chacun de nos moments à sa parfaite
maturité en le vivant dans sa
plénitude?
Si celui qui vit dans le
présent voit s'engloutir le passé et
le deuil qui l'accablait, il ignore les soucis que
cause l'avenir. Plus notre existence est affranchie
du temps, plus elle est paisible et assurée,
libre et féconde. Solidement établie
sur le terrain du devoir présent, notre vie
vécue fortement et profondément en
devient d'autant plus facile et heureuse. Aux
regards de celui qui a perdu ce qu'il a de plus
cher, l'avenir n'offre qu'une succession
désolée de jours vides et mornes dont
la perspective épouvante le coeur. Mais pour
celui qui vit dans l'heure présente, chaque
jour revêt la couleur et l'éclat que
lui communique cette vie intense, et la terre se
met à refleurir. En épuisant les
richesses de l'instant qui passe, il retrouve le
courage et la joie de vivre. Nous pouvons assombrir
l'avenir, car il n'existe que
dans notre imagination. Mais le présent est
une réalité vivante, plus forte que
nos rêves et que nos appréhensions, si
nous savons nous y consacrer tout
entiers.
La conduite nouvelle que ce passage
du Sermon sur la montagne vient d'évoquer
à nos yeux plonge toutes ses racines dans
les profondeurs de notre être originel. Nous
ne saurions conquérir de haute lutte ni le
centre de gravité qui est en
nous-mêmes, ni la lumière qui doit
illuminer notre vie, ni le point d'appui
intérieur, ni l'élan qui
entraîne au but, ni l'intensité du
courant de vie qui épuise sans cesse
l'instant présent. Tout est le
résultat d'un devenir. Mais tout Jaillira
directement des sources de notre moi
renouvelé, qui s'alimentent aux
réservoirs éternels.
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