J'ai connu et compris dans la solitude -
là seulement c'était possible -
l'homme dont je veux raconter la confession, du
moins ce que j'en puis dévoiler.
Il y a cinq ans, J'étais vicaire
au Rodenhof. Ma paroisse se composait de quelques
petits villages forestiers, au centre desquels se
trouvait le Rodenhof. Deux routes s'y
croisaient : l'une, toute moderne ;
l'autre, une vieille route romaine. Profitant de
circonstances favorables, un habitant du Rodenhof,
deux cents ans auparavant, y avait bâti une
auberge. Depuis lors, les temps avaient bien
changé ; avec eux, les hommes et aussi
les choses : bouteilles, cruches, vivres,
boissons ; mais la vieille auberge ne
s'était guère
métamorphosée : même porte
basse ornée d'une inscription que personne ne
lisait ; même longue salle au plafond
garni de solives de chêne ; même
grand poêle antique, se chauffant au bois et
refusant obstinément les charbons ;
mêmes tables de planches brutes autour
desquelles, heureux et malheureux, s'étaient
assis en grand nombre. Que de choses pourrait
raconter une si vieille auberge ! Un
poète, dont, l'oreille comprendrait les voix
du passé, y entendrait maints
récits : ceux de l'homme revenant
joyeux de pays lointains pour retrouver les siens
dans leur tranquille chaumière et leur
parler de ses heureux voyages ; les
récits du pauvre
« sans-patrie », qui se
souvient à peine d'un toit paternel, se
tient à l'écart, tout triste en
pensant à son long voyage et se dit :
« N'importe si je vais maintenant au nord
ou au sud ! »
Ce poète n'est pas encore venu
dans cette auberge. En revanche, les paysans s'y
rassemblent le soir, quand les récoltes sont
finies et que la neige tombe dans la vallée.
L'aubergiste se joint à eux et leur raconte
les vieilles histoires de la maison, toujours les
mêmes, entre autres celle du fameux brigand
Schinderhannes. Il vint un jour s'asseoir dans un
coin de la salle.
Personne
ne le connaissait. Il paya avec de l'or, ce que,
dans ce temps-là, seul un chef de brigands
pouvait faire. Plusieurs autres hommes le
rejoignirent. Inquiet, l'aubergiste expédia
un messager a la ville voisine et sa femme monta
dans sa chambre pour réciter des pater. Mais
à l'arrivée du gendarme, tous les
bandits avaient disparu et le représentant
de la loi se dit : « Dieu en soit
béni ! »
La boisson aidant, les récits de
l'aubergiste délient bientôt les
langues des paysans et chacun de raconter des
histoires effrayantes ou merveilleuses des temps
passés. Puis, le sommeil gagnant les uns, et
d'autres se souvenant que leurs femmes les
attendent au logis, tous se lèvent pour
partir. Ceux d'un même village se groupent
ensemble ; pas un ne reste en arrière
et le Rodenhof rentre dans le silence avec ses
habitants et ses vieilles histoires.
Un bel endroit ce Rodenhof !
Surprenant que les touristes ne l'aient point
encore découvert ! La providence semble
l'avoir pris sous sa protection spéciale,
car pas un capitaliste de casino ne s'en est encore
emparé pour y faire affluer
le torrent maudit de l'or.
Le Rodenhof, avec ses écuries,
ses granges et ses quatre maisons, occupe, à
cinq cents mètres au-dessus de la mer, une
colline solitaire, sorte d'île au milieu d'un
océan de champs, de forêts et de
cimes. En hiver, quand routes et sentiers
disparaissent sous la neige et que les
ténèbres de la nuit augmentent,
l'horreur de la solitude, le voyageur
attardé tourne ses regards vers les
lumières du Rodenhof, comme le marin perdu
vers un phare sauveur.
J'ai passé là toute une
année de paix et de repos. Quand je
reçus des autorités
ecclésiastiques l'ordre de me charger de
cette paroisse, plusieurs de mes amis me prirent en
pitié et me virent partir avec
inquiétude. Jusque-là, j'habitais une
grande ville rhénane, et maintenant
m'enterrer dans cette solitude ! Comme on me
plaignait !
Étrange pitié, signe des
temps ! L'homme moderne a peur de la solitude.
L'antiquité et le moyen âge, au
contraire, en sentaient la valeur, comprenaient
qu'elle est nécessaire à la vie
intérieure. On bâtissait des couvents pour ceux qui
voulaient
rafraîchir et fortifier leurs âmes.
Fuir ses semblables était alors pour l'homme
un remède à ses fatigués et
à ses tourments. Aujourd'hui, la foule des
humains ressemble aux oiseaux migrateurs : ils
croient périr s'ils ne se groupent nombreux
pour manger, boire, prier et s'aimer. La pratique
en commun de la religion leur semble une
conquête précieuse du christianisme.
Parmi eux la solitude passe pour un
châtiment, aussi ont-ils établi le
système cellulaire dans les prisons. Le
protestantisme se vante d'avoir supprimé les
couvents. À cet égard, je suis un
hérétique : si, un jour, je
deviens riche, certainement j'en fonderai
un.
La solitude ne porte point à la
misanthropie ; au contraire, elle nous fait
aimer l'homme et comprendre sa valeur. Un sage a
dit : « Donnez-moi une grande
pensée ; elle sera mon appui dans la
vie. » On peut lui répondre :
« Donnez-moi un homme et je pourrai vivre
au pôle nord. » « Le
monde est parfait partout où n'est pas
l'homme », a dit le poète ;
mais on peut dire aussi : « Que
serait le monde sans l'homme ? » De
nos jours, quelques astronomes, dénigrant
notre terre, prônent la
splendeur des autres planètes. De l'air
mystérieux des anciens oracles, ils nous
donnent à entendre qu'elles nous
réservent des découvertes
surprenantes. N'importe ! La plus merveilleuse
de toutes les planètes, c'est notre
terre : l'homme y vit et son petit doigt vaut
plus à lui seul que tous les canaux de
Mars.
J'ai beaucoup joui de mes semblables au
Rodenhof ; j'y ai rencontré des gens de
toute sorte : voyageurs de commerce, qui
préféraient sa bonne auberge à
celle des villages voisins ; marchands juifs,
auxquels faisaient envie le bétail bien
nourri de la ferme ; inspecteurs forestiers,
qui y prenaient leurs quartiers quelque
temps ; artisans en passage, qui demandaient
un grabat pour la nuit et recevaient en outre une
bonne soupe gratis. Tous, ils ont été
pour moi les bienvenus. Après des courses
fatigantes dans ma paroisse, ma première
question en rentrant était :
- Est-il arrivé quelque
voyageur ?
Elles sont lumineuses, dans mon
souvenir, ces heures paisibles durant lesquelles
j'étudiais l'homme. Je passais souvent les
soirées d'été sous le vieux
tilleul avec un ouvrier en voyage ; celles
d'hiver, près du poêle, avec un
forestier étranger. J'ai vu aussi l'homme
qu'un sort adverse faisait fuir vers les montagnes.
Assis à table, las et abattu, il appuyait
d'un air absorbé sa tête dans sa
main... Comme il semblait reconnaissant lorsqu'une
parole cordiale le faisait sortir de son triste
silence ! J'ai observé encore le
voyageur de commerce. Un retard de chemin de fer
l'empêchait d'atteindre son hôtel de
grande ville ; d'un air fier, il gardait le
silence et tirait de sa poche un journal.
Finalement, le plaisir de rencontrer un être
humain prenait le dessus et l'entretien
s'engageait. Oui, toute sorte de gens !
Plusieurs que je n'oublierai jamais.
Toi, entre autres, vieux Moïse
Rosenthal ; tu n'étais pas beau avec
les traits particuliers de ta race. Comme tes yeux
luisaient à la vue des écus
comptés après la conclusion d'une
affaire ! Et comme tu bataillais pour obtenir
quelques sous de plus ! Mais je me rappelle,
bon vieillard, que tes regards avaient aussi
d'autres lueurs ; un soir, entre autres,
durant notre entretien sur ta petite-fille. Tu me
racontais d'une voix émue
qu'elle te restait seule d'une nombreuse famille.
Tous les autres étaient morts frères,
soeurs, épouse, nombreux enfants ! Ton
visage rayonnait pendant que tu me parlais de la
tendresse et de la vénération de
cette fillette et tu me fis promettre d'aller la
voir quand je passerais dans ton village. Je vous
souhaite de vivre longtemps encore ensemble et que,
en revenant fatigué de tes courses
d'affaires, tu la retrouves toujours pour te faire
échanger tes lourdes bottes contre tes
moelleuses pantoufles et pour placer ton vieux
fauteuil à là chaleur du poêle.
Quand la soif de l'or sera apaisée dans ton
âme, quand tes regards se tourneront vers le
tombeau de tes pères et qu'il sera l'heure
de les rejoindre, mon dernier souhait pour toi, bon
vieillard, c'est que, la main de ta petite-fille
presse la tienne jusqu'à ton heure
suprême.
Je te vois aussi, jeune
élève forestier. On te tenait pour un
fat (1)
frivole
et léger. La vieille forestière
parlait de toi avec mépris.
À vrai dire, tu tirais trop
souvent ton petit miroir de ta poche, tu frisais
trop soigneusement La jolie moustache noire et ta
voix stridente de lieutenant n'était pas une musique
agréable.
Cependant, je le sais, tu n'étais pas
mauvais comme on le disait ; tu étais
un homme, car tu avais un coeur tendre et
fidèle. Nous nous promenions un soir sous
les sapins de la grande route. Tu me parlais de la
bonté de la mère. Toute seule dans
son château du Holstein, elle pensait
constamment à toi avec une tendre
sollicitude. Te souviens-tu de ce
soir-là ? Pour moi, je n'oublierai
jamais ton regard attendri ni l'émotion de
ta voix. Frise ta moustache, jeune homme, tire
à ton aise ton petit miroir de ta poche. La
vie t'en déshabituera ; elle
éloignera de ton coeur les scories pour en
laisser voir l'or pur.
Je me souviens aussi de toi,
négociant de Mayence. Tu avais un carnet
où tu inscrivais des paroles et des
récits obscènes et tu étais
joyeux quand tu pouvais y ajouter quelque nouvelle
acquisition. Tu seras responsable, un jour, de t'en
être servi pour divertir les habitants des
villages. Puisse ta dernière heure n'en pas
être troublée ! Cependant je me
rappelle que tu avais conduit ta soeur paralytique
à l'hôpital de Francfort, voyageant
toi-même en quatrième classe afin de pouvoir lui
payer la
première ; et je puis te rendre le
témoignage que, lorsque tu me parlais
d'elle, ton vilain carnet ne sortait pas de ta
poche.
Quel puissant intérêt nous
offre l'homme, chaque homme !
Mais c'est de toi que je veux parler,
pauvre ami dont le souvenir reste gravé au
plus profond de mon coeur. Je n'ai rien
oublié.
C'était à la fin de
février. Le printemps tardait à nous
envoyer ses joyeux messagers : la neige
couvrait encore la terre. Pendant plusieurs jours,
la poste n'était point venue ; elle
arriva enfin, aussi le postillon fut-il accueilli
avec joie, même par les servantes et les
valets ; chacun se disait :
« peut-être m'apporte-t-il quelque
chose ? » Parmi les trésors
qu'il déballa se trouvait une lettre pour
mon aubergiste ; il la lut et
s'écria : - Oh, oh ! un hôte
de distinction ! et il nous fit part du
contenu.
Metz, ce 25 février 1900.
« Malgré un temps encore fort hivernal, je désire passer quelques jours dans votre auberge qui m'est chaudement recommandée.
Je vous prie de bien vouloir me faire préparer une chambre tout à fait tranquille.
Mes salutations.Dr ERNST ».
Un entretien animé, s'engagea sur la
grande route, au sujet de la personne et du but
probable de cet hôte d'hiver. Finalement, ne
pouvant rien conclure à son égard,
nous prîmes la seule résolution
raisonnable : attendre son arrivée pour
le juger, et chacun rentra dans la maison pour
retrouver la bonne chaleur du poêle.
Je demeurais alors dans la
dépendance de l'auberge. C'était la
retraite des vieux ; ils s'y installaient
quand ils avaient assez d'années et assez
d'argent. Une chambre tranquille y était
encore libre ; elle fut destinée
à l'étranger.
La curiosité de chacun
était excitée ; la mienne
surtout. Depuis mon arrivée au Rodenhof, je
considérais tout nouvel hôte comme un
livre intéressant ; j'attendais le Dr
Ernst ainsi qu'une jeune fille attend la suite d'un
feuilleton.
Le temps était sombre le jour de
son arrivée. L'hiver
allait finir ; le gel se retirait pour
l'été dans ses palais du nord. Un
humide brouillard le remplaçait et
s'élevait lentement des vallées
jusqu'à nos sereines hauteurs.
Il me fallait, dès le matin,
descendre pour le catéchisme dans un village
de ma paroisse. Durant mon pénible trajet
dans la neige fondante, je pensais avec compassion
à l'hôte attendu ; il aurait deux
bonnes heures de chemin de la station du chemin de
fer jusqu'au Rodenhof.
- Est-il arrivé ?
demandai-je en rentrant à midi.
- Oui, il est dans la salle.
- Seul ?
- Non ; Monsieur Born y est
aussi.
Négociant d'un village voisin, M.
Born, personnage très causant et amusant,
était un des hôtes les plus assidus de
l'auberge. J'ai passé maintes soirées
solitaires avec lui. Ce jour-là, sa
présence me contrariait. J'aurais
préféré, pour la
première entrevue, me trouver seul avec
l'étranger ; non par curiosité,
mais sa carte postale avait exercé une
puissance mystérieuse sur mon âme.
Sans m'expliquer pourquoi, je me
promettais une vraie satisfaction de ma rencontre
avec lui. La présence à table de M.
Born réduirait notre conversation à
des banalités.
On attache une grande importance,
souvent bien à tort, à la
première impression. produite par un
inconnu. Mon ami le plus cher, duquel j'ai
gardé le meilleur souvenir, ne me plut point
à notre première rencontre.
J'ai fait aussi l'expérience du
contraire : grande admiration pour quelqu'un
à première vue, puis fata
morgana ! Mon impression, en abordant le
nouvel hôte, fut, étrange ; il me
rappela un souvenir de mon enfance.
À Elberfeld, ma ville natale,
tous les matins à la même heure une
voiture de laitier stationnait au coin de notre
rue. Vieille voiture branlante, raccommodée
comme la culotte d'un vagabond. Et le cheval !
... un martyr du travail, une image de
l'épuisement ! Immobile, la tête
basse, il semblait dire « Je n'en puis
plus ; c'en est fait de moi » Ni
piqûres de mouches, ni taquineries de gamins
ne lui faisaient faire un mouvement. Exposé,
en été, à l'ardeur du
soleil ; en hiver, aux bises glaciales, il
avait toujours le même
aspect misérable et désolé.
Quand son maître venait le remettre en
marche, on eût dit qu'il pensait :
« Pourquoi ne pas me laisser mourir en
paix ici ? »
Empreinte dans mon âme dès
mon enfance cette image, à demi
oubliée, reparut dans mon souvenir à
la vue de cet étranger, image, lui aussi, du
complet épuisement.
Sans doute, la fatigue de son rude et
long trajet avait contribué à
exténuer ce voyageur, peu habitué,
apparemment, à en faire de semblables ;
mais son extérieur n'exprimait pas seulement
la fatigue. Ses yeux éteints disaient autre
chose encore à un observateur ; ils me
rappelaient d'une manière saisissante ces
vers, mis dans la bouche de Macbeth par le plus
grand des poètes :
Tout n'est que futilité. L'honneur, l'amour sont morts ; le vin de la vie est épuisé.
Affaissé dans un fauteuil près du
poêle, les yeux ternes fixés sur le
carreau, la tête inclinée sur sa
poitrine, l'étranger avait peine à
tenir un journal dans ses mains tremblantes ;
il répondit par quelques sons indistincts au
salut cordial que Je lui adressai. M'étant
fait une tout autre idée de lui, je fus un
peu déçu en le
voyant. Cependant ma première impression ne
fut pas du dégoût. Au contraire, son
pâle visage, entouré de beaux cheveux
noirs, me parut sympathique.
Comment l'expliquer ?
Dans la foule d'une grande ville, maints
individus passent devant vous sans arrêter
vos regards. Soudain, le visage de l'un d'eux vous
frappe. On voudrait le retenir et lui
demander : Qui es-tu ? On regrette de ne
pas le connaître. Ainsi me frappa le visage
de l'étranger, et je me sentis heureux de
pouvoir faire sa connaissance.
Mais, pas moyen pour le moment. Son
accablement se communiqua bientôt à
toute la table. La loquacité de M. Born
même s'en ressentit ; il observait
attentivement l'étranger et ne
réussissait pas à le classer selon sa
connaissance des hommes. Quant à moi, je
n'eus pas le courage de lui adresser la parole.
Bientôt il se leva, salua en silence et se
retira.
Le soir, nous fûmes seuls à
table, lui et moi. Je m'efforçai de
l'entretenir ; espérant le faire parler
à son tour, Je lui décrivis les
beautés du pays, ses paisibles forêts,
ses collines
solitaires ; je
lui racontai l'histoire du brigand
Schinderhannes... je n'obtins de lui que des signes
de tête et je perdis l'espoir de le faire
causer. Cependant, je fis encore un essai ; je
lui parlai de diverses circonstances de ma vie, de
mon arrivée au Rodenhof de mes travaux et je
dis incidemment que j'avais été en
Westphalie, au gymnase de Gütersloh.
- Gütersloh j'y ai
été à l'école
aussi ; peu de temps,
malheureusement !
Ce furent les premiers mots sortis de
ses lèvres. Il me tendit la main par dessus
la table : la glace était rompue.
Pourtant le moment n'était pas encore venu
de causer un peu intimement. Je le désirais
de tout mon coeur, persuadé qu'un
épanchement de son âme était
nécessaire à cet homme comme un
remède à un malade, mais il ne
répondit à mes questions que par
monosyllabes et, finalement, nous gardâmes
tous deux le silence. Nos âmes pourtant
devaient se rencontrer. Dans la paix de cette
contrée solitaire, nos pensées se
reportaient vers la petite ville de la lande
westphalienne. Nous y retrouvions les rues, les
maisons vues dans notre jeunesse,
les camarades, maintenant, dispersés au
loin. Tandis que la tempête chantait ses
sauvages mélodies dans la vallée
neigeuse, nos coeurs
répétaient :
« Gütersloh ! jeunesse !
souvenirs !
Le lendemain, radieux soleil, gel
étincelant ! La tempête
sévissait ailleurs.
Ayant à traiter de questions
officielles avec un pasteur du voisinage, je
descendis dans la plaine avant le lever de
l'étranger et je revins tard dans
l'après-midi. Au tournant d'un chemin, je
vis mon compagnon de table à quelques cents
pas au-dessus de moi. Il avançait lentement.
Je l'eus vite rejoint.
Le pâle soleil d'hiver venait de
quitter les vallées. Nous vîmes ses
derniers rayons luire encore au loin sur le manteau
blanc du paysage. Tout était silencieux.
À peine entendait-on dans un village voisin
des voix d'enfants mêlées aux cloches
du soir. Ces chants lointains faisaient penser
à la fuite du temps et à l'approche
de l'éternité. Loin de troubler le
silence, ils le rendaient plus profond.
C'était un de ces moments qui parlent avec
éloquence aux coeurs les plus
renfermés. Silencieux d'ordinaire, mon
compagnon partit, en sentir la
puissance. À mes questions sur l'emploi de
sa journée, il répondit d'une voix
faible et voilée, mais sans amertume et d'un
air affable. Il me dit que depuis longtemps
déjà il désirait passer
quelques jours dans une retraite paisible et
silencieuse, alors je lui demandai :
- Vous désiriez sans doute vous
trouver tout à fait seul au Rodenhof ?
Ma présence, dans cette auberge vous est de
trop ?
- Non, fit-il sèchement.
Je craignis d'avoir causé trop
longtemps.
Cependant la nuit, tombait, une longue
nuit d'hiver encore ; la lune ne devait se
lever qu'après minuit. L'obscurité
augmentait, un vent glacé disait sa plainte
dans les sapins. Heureusement, nous vîmes
bientôt luire au loin les lumières de
l'auberge. Pressant le pas, nous
avançâmes en silence. Un dernier
effort, et nous voici arrivés.
Ce soir-là nous étions
encore seuls à table. Évidement, la
promenade, en ce beau jour d'hiver, avait fait du
bien à l'étranger. Satisfait de cette
belle et calme journée, il paria de rester
quelques semaines dans cette paisible solitude. Je
me hasardai à lui proposer de venir dans ma chambre
où nous pourrions passer la soirée
à causer sans être
dérangés. Il y consentit avec
plaisir. Je pris les devants, armé d'une
lanterne dont la lumière donnait un air
fantastique aux bâtiments voisins.
Ma chambre étant bien
chauffée, les rideaux baissés, nous
ne sentions pas le vent qui faisait rage contre les
fenêtres. J'allumai la lampe,
j'avançai près du feu mon vieux
fauteuil pour mon compagnon et l'entretien, petit
à petit, s'engagea, sur un ton
d'intimité.
Quelle est la cause qui fit
bientôt de cet étranger silencieux un
causeur éloquent. Je ne veux pas m'attribuer
le mérite d'avoir trouvé une clef
pour ouvrir son coeur fermé.
Les circonstances expliquent
tout :
à son arrivée, il était sous
le poids d'un lourd fardeau. On pouvait le lire sur
son visage sans être un profond connaisseur
de la nature humaine. Il venait d'une capitale. Les
images du grand monde ont un effet tout
extérieur ; elles aident quelque temps
l'homme à oublier ses peines. On appelle
cela : « se distraire ».
Il est d'usage aujourd'hui, chez les gens frivoles
et superficiels, de conseiller aux affligés de se
« distraire ». Mauvais
conseil ! Mauvais comme celui de prendre de la
morphine pour se guérir de l'insomnie. La
nature, la grande nature, a un effet tout
intérieur ; elle amène l'homme
à regarder en lui-même. On appelle
cela : « se recueillir ».
C'est le seul chemin pour arriver à la
guérison morale. Sentant tout le poids de
son fardeau, cet étranger a quitté le
tumulte du monde pour la solitude de la nature. De
même que la joie, la douleur a besoin de se
communiquer. Malheureux est celui qui doit toujours
la garder secrète dans son coeur ! Elle
le ronge comme un mal lent et caché. Cet
être malheureux pouvait maintenant
s'épancher...
Dans une admirable contrée
solitaire, loin du bruit et des tracas du monde,
l'homme se trouvait face à face avec un
homme, le combattant avec un combattant, le
pêcheur avec un pécheur. Entre nous
pas de contrainte : ensemble ce soir, demain
séparés. Il se perdrait dans la foule
sans laisser aucune trace. Jamais nous ne nous
reverrions. Quoi de plus favorable à des
confidences ?
Il en sentit un impérieux besoin.
Sa plainte s'échappa de ses lèvres
comme un torrent et fut une
accusation violente contre lui-même. Pour
endiguer ce torrent je mentionnai les erreurs et
les fautes de ma propre vie. M'interrompant
aussitôt, il reprit avec un accent
passionné :
- Il n'est pas de fautes aussi grandes
que les miennes, pas de chutes aussi profondes, pas
de pertes aussi irréparables !
Et il peignit l'image de ses erreurs et
de sa perdition avec des expressions de plus en
plus fortes.
Crier violemment sa douleur, est d'une
âme en révolte. La plainte et
l'accusation personnelles doivent être faites
avec calme et clarté, sinon elles ne peuvent
amener le coupable à la guérison
morale. Il faut qu'il se demande :
« pourquoi et comment tout cela est-il
arrivé ? » Il faut que, dans
son repentir il regarde en arrière, qu'il
cherche la racine de ses erreurs. S'il en trouve le
principe, il en comprendra les
conséquences.
Aider un homme égaré
à voir clair en lui-même, est le plus
grand service que puisse lui rendre
l'amitié. Je le compris et j'essayai encore
une fois d'arrêter le torrent fougueux de la
plainte du malheureux étranger, en dirigeant ses
pensées vers
les jours de sa jeunesse. Je le priai amicalement
de m'en raconter quelques traits. Il y consentit,
mais me dit d'un ton encore
passionné :
- Vous verrez par mes récits
quels trésors j'ai perdus et comment J'ai
foulé aux pieds amour,
fidélité, honneur,
conscience.
Ce fut une longue histoire durant
laquelle il se calma peu à peu ; sa
voix s'adoucit ; sa parole
précipitée se ralentit. Ayant
quitté le présent, sa pensée
se retrouvait avec bonheur dans la sphère
sainte de son enfance. De temps à autre
seulement elle revenait à la sombre
réalité. Il interrompait alors son
récit. et recommençait sa
plainte.
Depuis cette soirée, cinq ans se
sont écoulés. La tempête fait,
rage en ce moment, comme au Rodenhof ce
soir-là. Mon compagnon d'alors n'est
plus ; depuis des mois sa lutte est
terminée ; mais son souvenir me hante,
et j'entends encore distinctement son
récit.
Je veux le repasser dans ma
mémoire, évoquer l'ombre de cet ami
disparu et le prier de me laisser raconter son
histoire tout entière. Je prends la plume
et, pour n'en rien oublier, je me
mets aussitôt à
l'écrire.
Je te vois devant moi, comme il y a cinq
ans, mon pauvre compagnon : tes joues
pâles, plus pâles encore sous la lampe,
ton corps fatigué, plus las encore dans
l'ombre de la nuit.
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