Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !


J'ai connu et compris dans la solitude - là seulement c'était possible - l'homme dont je veux raconter la confession, du moins ce que j'en puis dévoiler.

Il y a cinq ans, J'étais vicaire au Rodenhof. Ma paroisse se composait de quelques petits villages forestiers, au centre desquels se trouvait le Rodenhof. Deux routes s'y croisaient : l'une, toute moderne ; l'autre, une vieille route romaine. Profitant de circonstances favorables, un habitant du Rodenhof, deux cents ans auparavant, y avait bâti une auberge. Depuis lors, les temps avaient bien changé ; avec eux, les hommes et aussi les choses : bouteilles, cruches, vivres, boissons ; mais la vieille auberge ne s'était guère métamorphosée : même porte basse ornée d'une inscription que personne ne lisait ; même longue salle au plafond garni de solives de chêne ; même grand poêle antique, se chauffant au bois et refusant obstinément les charbons ; mêmes tables de planches brutes autour desquelles, heureux et malheureux, s'étaient assis en grand nombre. Que de choses pourrait raconter une si vieille auberge ! Un poète, dont, l'oreille comprendrait les voix du passé, y entendrait maints récits : ceux de l'homme revenant joyeux de pays lointains pour retrouver les siens dans leur tranquille chaumière et leur parler de ses heureux voyages ; les récits du pauvre « sans-patrie », qui se souvient à peine d'un toit paternel, se tient à l'écart, tout triste en pensant à son long voyage et se dit : « N'importe si je vais maintenant au nord ou au sud ! »

Ce poète n'est pas encore venu dans cette auberge. En revanche, les paysans s'y rassemblent le soir, quand les récoltes sont finies et que la neige tombe dans la vallée. L'aubergiste se joint à eux et leur raconte les vieilles histoires de la maison, toujours les mêmes, entre autres celle du fameux brigand Schinderhannes. Il vint un jour s'asseoir dans un coin de la salle. Personne ne le connaissait. Il paya avec de l'or, ce que, dans ce temps-là, seul un chef de brigands pouvait faire. Plusieurs autres hommes le rejoignirent. Inquiet, l'aubergiste expédia un messager a la ville voisine et sa femme monta dans sa chambre pour réciter des pater. Mais à l'arrivée du gendarme, tous les bandits avaient disparu et le représentant de la loi se dit : « Dieu en soit béni ! »

La boisson aidant, les récits de l'aubergiste délient bientôt les langues des paysans et chacun de raconter des histoires effrayantes ou merveilleuses des temps passés. Puis, le sommeil gagnant les uns, et d'autres se souvenant que leurs femmes les attendent au logis, tous se lèvent pour partir. Ceux d'un même village se groupent ensemble ; pas un ne reste en arrière et le Rodenhof rentre dans le silence avec ses habitants et ses vieilles histoires.

Un bel endroit ce Rodenhof ! Surprenant que les touristes ne l'aient point encore découvert ! La providence semble l'avoir pris sous sa protection spéciale, car pas un capitaliste de casino ne s'en est encore emparé pour y faire affluer le torrent maudit de l'or.

Le Rodenhof, avec ses écuries, ses granges et ses quatre maisons, occupe, à cinq cents mètres au-dessus de la mer, une colline solitaire, sorte d'île au milieu d'un océan de champs, de forêts et de cimes. En hiver, quand routes et sentiers disparaissent sous la neige et que les ténèbres de la nuit augmentent, l'horreur de la solitude, le voyageur attardé tourne ses regards vers les lumières du Rodenhof, comme le marin perdu vers un phare sauveur.

J'ai passé là toute une année de paix et de repos. Quand je reçus des autorités ecclésiastiques l'ordre de me charger de cette paroisse, plusieurs de mes amis me prirent en pitié et me virent partir avec inquiétude. Jusque-là, j'habitais une grande ville rhénane, et maintenant m'enterrer dans cette solitude ! Comme on me plaignait !

Étrange pitié, signe des temps ! L'homme moderne a peur de la solitude. L'antiquité et le moyen âge, au contraire, en sentaient la valeur, comprenaient qu'elle est nécessaire à la vie intérieure. On bâtissait des couvents pour ceux qui voulaient rafraîchir et fortifier leurs âmes. Fuir ses semblables était alors pour l'homme un remède à ses fatigués et à ses tourments. Aujourd'hui, la foule des humains ressemble aux oiseaux migrateurs : ils croient périr s'ils ne se groupent nombreux pour manger, boire, prier et s'aimer. La pratique en commun de la religion leur semble une conquête précieuse du christianisme. Parmi eux la solitude passe pour un châtiment, aussi ont-ils établi le système cellulaire dans les prisons. Le protestantisme se vante d'avoir supprimé les couvents. À cet égard, je suis un hérétique : si, un jour, je deviens riche, certainement j'en fonderai un.

La solitude ne porte point à la misanthropie ; au contraire, elle nous fait aimer l'homme et comprendre sa valeur. Un sage a dit : « Donnez-moi une grande pensée ; elle sera mon appui dans la vie. » On peut lui répondre : « Donnez-moi un homme et je pourrai vivre au pôle nord. » « Le monde est parfait partout où n'est pas l'homme », a dit le poète ; mais on peut dire aussi : « Que serait le monde sans l'homme ? » De nos jours, quelques astronomes, dénigrant notre terre, prônent la splendeur des autres planètes. De l'air mystérieux des anciens oracles, ils nous donnent à entendre qu'elles nous réservent des découvertes surprenantes. N'importe ! La plus merveilleuse de toutes les planètes, c'est notre terre : l'homme y vit et son petit doigt vaut plus à lui seul que tous les canaux de Mars.

J'ai beaucoup joui de mes semblables au Rodenhof ; j'y ai rencontré des gens de toute sorte : voyageurs de commerce, qui préféraient sa bonne auberge à celle des villages voisins ; marchands juifs, auxquels faisaient envie le bétail bien nourri de la ferme ; inspecteurs forestiers, qui y prenaient leurs quartiers quelque temps ; artisans en passage, qui demandaient un grabat pour la nuit et recevaient en outre une bonne soupe gratis. Tous, ils ont été pour moi les bienvenus. Après des courses fatigantes dans ma paroisse, ma première question en rentrant était :
- Est-il arrivé quelque voyageur ?

Elles sont lumineuses, dans mon souvenir, ces heures paisibles durant lesquelles j'étudiais l'homme. Je passais souvent les soirées d'été sous le vieux tilleul avec un ouvrier en voyage ; celles d'hiver, près du poêle, avec un forestier étranger. J'ai vu aussi l'homme qu'un sort adverse faisait fuir vers les montagnes. Assis à table, las et abattu, il appuyait d'un air absorbé sa tête dans sa main... Comme il semblait reconnaissant lorsqu'une parole cordiale le faisait sortir de son triste silence ! J'ai observé encore le voyageur de commerce. Un retard de chemin de fer l'empêchait d'atteindre son hôtel de grande ville ; d'un air fier, il gardait le silence et tirait de sa poche un journal. Finalement, le plaisir de rencontrer un être humain prenait le dessus et l'entretien s'engageait. Oui, toute sorte de gens ! Plusieurs que je n'oublierai jamais.

Toi, entre autres, vieux Moïse Rosenthal ; tu n'étais pas beau avec les traits particuliers de ta race. Comme tes yeux luisaient à la vue des écus comptés après la conclusion d'une affaire ! Et comme tu bataillais pour obtenir quelques sous de plus ! Mais je me rappelle, bon vieillard, que tes regards avaient aussi d'autres lueurs ; un soir, entre autres, durant notre entretien sur ta petite-fille. Tu me racontais d'une voix émue qu'elle te restait seule d'une nombreuse famille. Tous les autres étaient morts frères, soeurs, épouse, nombreux enfants ! Ton visage rayonnait pendant que tu me parlais de la tendresse et de la vénération de cette fillette et tu me fis promettre d'aller la voir quand je passerais dans ton village. Je vous souhaite de vivre longtemps encore ensemble et que, en revenant fatigué de tes courses d'affaires, tu la retrouves toujours pour te faire échanger tes lourdes bottes contre tes moelleuses pantoufles et pour placer ton vieux fauteuil à là chaleur du poêle. Quand la soif de l'or sera apaisée dans ton âme, quand tes regards se tourneront vers le tombeau de tes pères et qu'il sera l'heure de les rejoindre, mon dernier souhait pour toi, bon vieillard, c'est que, la main de ta petite-fille presse la tienne jusqu'à ton heure suprême.

Je te vois aussi, jeune élève forestier. On te tenait pour un fat (1) frivole et léger. La vieille forestière parlait de toi avec mépris.
À vrai dire, tu tirais trop souvent ton petit miroir de ta poche, tu frisais trop soigneusement La jolie moustache noire et ta voix stridente de lieutenant n'était pas une musique agréable. Cependant, je le sais, tu n'étais pas mauvais comme on le disait ; tu étais un homme, car tu avais un coeur tendre et fidèle. Nous nous promenions un soir sous les sapins de la grande route. Tu me parlais de la bonté de la mère. Toute seule dans son château du Holstein, elle pensait constamment à toi avec une tendre sollicitude. Te souviens-tu de ce soir-là ? Pour moi, je n'oublierai jamais ton regard attendri ni l'émotion de ta voix. Frise ta moustache, jeune homme, tire à ton aise ton petit miroir de ta poche. La vie t'en déshabituera ; elle éloignera de ton coeur les scories pour en laisser voir l'or pur.

Je me souviens aussi de toi, négociant de Mayence. Tu avais un carnet où tu inscrivais des paroles et des récits obscènes et tu étais joyeux quand tu pouvais y ajouter quelque nouvelle acquisition. Tu seras responsable, un jour, de t'en être servi pour divertir les habitants des villages. Puisse ta dernière heure n'en pas être troublée ! Cependant je me rappelle que tu avais conduit ta soeur paralytique à l'hôpital de Francfort, voyageant toi-même en quatrième classe afin de pouvoir lui payer la première ; et je puis te rendre le témoignage que, lorsque tu me parlais d'elle, ton vilain carnet ne sortait pas de ta poche.
Quel puissant intérêt nous offre l'homme, chaque homme !

Mais c'est de toi que je veux parler, pauvre ami dont le souvenir reste gravé au plus profond de mon coeur. Je n'ai rien oublié.
C'était à la fin de février. Le printemps tardait à nous envoyer ses joyeux messagers : la neige couvrait encore la terre. Pendant plusieurs jours, la poste n'était point venue ; elle arriva enfin, aussi le postillon fut-il accueilli avec joie, même par les servantes et les valets ; chacun se disait : « peut-être m'apporte-t-il quelque chose ? » Parmi les trésors qu'il déballa se trouvait une lettre pour mon aubergiste ; il la lut et s'écria : - Oh, oh ! un hôte de distinction ! et il nous fit part du contenu.

Metz, ce 25 février 1900.

« Malgré un temps encore fort hivernal, je désire passer quelques jours dans votre auberge qui m'est chaudement recommandée.
Je vous prie de bien vouloir me faire préparer une chambre tout à fait tranquille.
Mes salutations.

Dr ERNST ».


Un entretien animé, s'engagea sur la grande route, au sujet de la personne et du but probable de cet hôte d'hiver. Finalement, ne pouvant rien conclure à son égard, nous prîmes la seule résolution raisonnable : attendre son arrivée pour le juger, et chacun rentra dans la maison pour retrouver la bonne chaleur du poêle.

Je demeurais alors dans la dépendance de l'auberge. C'était la retraite des vieux ; ils s'y installaient quand ils avaient assez d'années et assez d'argent. Une chambre tranquille y était encore libre ; elle fut destinée à l'étranger.
La curiosité de chacun était excitée ; la mienne surtout. Depuis mon arrivée au Rodenhof, je considérais tout nouvel hôte comme un livre intéressant ; j'attendais le Dr Ernst ainsi qu'une jeune fille attend la suite d'un feuilleton.

Le temps était sombre le jour de son arrivée. L'hiver allait finir ; le gel se retirait pour l'été dans ses palais du nord. Un humide brouillard le remplaçait et s'élevait lentement des vallées jusqu'à nos sereines hauteurs.
Il me fallait, dès le matin, descendre pour le catéchisme dans un village de ma paroisse. Durant mon pénible trajet dans la neige fondante, je pensais avec compassion à l'hôte attendu ; il aurait deux bonnes heures de chemin de la station du chemin de fer jusqu'au Rodenhof.

- Est-il arrivé ? demandai-je en rentrant à midi.
- Oui, il est dans la salle.
- Seul ?
- Non ; Monsieur Born y est aussi.

Négociant d'un village voisin, M. Born, personnage très causant et amusant, était un des hôtes les plus assidus de l'auberge. J'ai passé maintes soirées solitaires avec lui. Ce jour-là, sa présence me contrariait. J'aurais préféré, pour la première entrevue, me trouver seul avec l'étranger ; non par curiosité, mais sa carte postale avait exercé une puissance mystérieuse sur mon âme. Sans m'expliquer pourquoi, je me promettais une vraie satisfaction de ma rencontre avec lui. La présence à table de M. Born réduirait notre conversation à des banalités.

On attache une grande importance, souvent bien à tort, à la première impression. produite par un inconnu. Mon ami le plus cher, duquel j'ai gardé le meilleur souvenir, ne me plut point à notre première rencontre.
J'ai fait aussi l'expérience du contraire : grande admiration pour quelqu'un à première vue, puis fata morgana ! Mon impression, en abordant le nouvel hôte, fut, étrange ; il me rappela un souvenir de mon enfance.

À Elberfeld, ma ville natale, tous les matins à la même heure une voiture de laitier stationnait au coin de notre rue. Vieille voiture branlante, raccommodée comme la culotte d'un vagabond. Et le cheval ! ... un martyr du travail, une image de l'épuisement ! Immobile, la tête basse, il semblait dire « Je n'en puis plus ; c'en est fait de moi » Ni piqûres de mouches, ni taquineries de gamins ne lui faisaient faire un mouvement. Exposé, en été, à l'ardeur du soleil ; en hiver, aux bises glaciales, il avait toujours le même aspect misérable et désolé. Quand son maître venait le remettre en marche, on eût dit qu'il pensait : « Pourquoi ne pas me laisser mourir en paix ici ? »

Empreinte dans mon âme dès mon enfance cette image, à demi oubliée, reparut dans mon souvenir à la vue de cet étranger, image, lui aussi, du complet épuisement.
Sans doute, la fatigue de son rude et long trajet avait contribué à exténuer ce voyageur, peu habitué, apparemment, à en faire de semblables ; mais son extérieur n'exprimait pas seulement la fatigue. Ses yeux éteints disaient autre chose encore à un observateur ; ils me rappelaient d'une manière saisissante ces vers, mis dans la bouche de Macbeth par le plus grand des poètes :  

Tout n'est que futilité. L'honneur, l'amour sont morts ; le vin de la vie est épuisé.

Affaissé dans un fauteuil près du poêle, les yeux ternes fixés sur le carreau, la tête inclinée sur sa poitrine, l'étranger avait peine à tenir un journal dans ses mains tremblantes ; il répondit par quelques sons indistincts au salut cordial que Je lui adressai. M'étant fait une tout autre idée de lui, je fus un peu déçu en le voyant. Cependant ma première impression ne fut pas du dégoût. Au contraire, son pâle visage, entouré de beaux cheveux noirs, me parut sympathique.
Comment l'expliquer ?

Dans la foule d'une grande ville, maints individus passent devant vous sans arrêter vos regards. Soudain, le visage de l'un d'eux vous frappe. On voudrait le retenir et lui demander : Qui es-tu ? On regrette de ne pas le connaître. Ainsi me frappa le visage de l'étranger, et je me sentis heureux de pouvoir faire sa connaissance.

Mais, pas moyen pour le moment. Son accablement se communiqua bientôt à toute la table. La loquacité de M. Born même s'en ressentit ; il observait attentivement l'étranger et ne réussissait pas à le classer selon sa connaissance des hommes. Quant à moi, je n'eus pas le courage de lui adresser la parole. Bientôt il se leva, salua en silence et se retira.

Le soir, nous fûmes seuls à table, lui et moi. Je m'efforçai de l'entretenir ; espérant le faire parler à son tour, Je lui décrivis les beautés du pays, ses paisibles forêts, ses collines solitaires ; je lui racontai l'histoire du brigand Schinderhannes... je n'obtins de lui que des signes de tête et je perdis l'espoir de le faire causer. Cependant, je fis encore un essai ; je lui parlai de diverses circonstances de ma vie, de mon arrivée au Rodenhof de mes travaux et je dis incidemment que j'avais été en Westphalie, au gymnase de Gütersloh.
- Gütersloh j'y ai été à l'école aussi ; peu de temps, malheureusement !

Ce furent les premiers mots sortis de ses lèvres. Il me tendit la main par dessus la table : la glace était rompue. Pourtant le moment n'était pas encore venu de causer un peu intimement. Je le désirais de tout mon coeur, persuadé qu'un épanchement de son âme était nécessaire à cet homme comme un remède à un malade, mais il ne répondit à mes questions que par monosyllabes et, finalement, nous gardâmes tous deux le silence. Nos âmes pourtant devaient se rencontrer. Dans la paix de cette contrée solitaire, nos pensées se reportaient vers la petite ville de la lande westphalienne. Nous y retrouvions les rues, les maisons vues dans notre jeunesse, les camarades, maintenant, dispersés au loin. Tandis que la tempête chantait ses sauvages mélodies dans la vallée neigeuse, nos coeurs répétaient : « Gütersloh ! jeunesse ! souvenirs !

Le lendemain, radieux soleil, gel étincelant ! La tempête sévissait ailleurs.
Ayant à traiter de questions officielles avec un pasteur du voisinage, je descendis dans la plaine avant le lever de l'étranger et je revins tard dans l'après-midi. Au tournant d'un chemin, je vis mon compagnon de table à quelques cents pas au-dessus de moi. Il avançait lentement. Je l'eus vite rejoint.

Le pâle soleil d'hiver venait de quitter les vallées. Nous vîmes ses derniers rayons luire encore au loin sur le manteau blanc du paysage. Tout était silencieux. À peine entendait-on dans un village voisin des voix d'enfants mêlées aux cloches du soir. Ces chants lointains faisaient penser à la fuite du temps et à l'approche de l'éternité. Loin de troubler le silence, ils le rendaient plus profond. C'était un de ces moments qui parlent avec éloquence aux coeurs les plus renfermés. Silencieux d'ordinaire, mon compagnon partit, en sentir la puissance. À mes questions sur l'emploi de sa journée, il répondit d'une voix faible et voilée, mais sans amertume et d'un air affable. Il me dit que depuis longtemps déjà il désirait passer quelques jours dans une retraite paisible et silencieuse, alors je lui demandai :
- Vous désiriez sans doute vous trouver tout à fait seul au Rodenhof ? Ma présence, dans cette auberge vous est de trop ?
- Non, fit-il sèchement.

Je craignis d'avoir causé trop longtemps.
Cependant la nuit, tombait, une longue nuit d'hiver encore ; la lune ne devait se lever qu'après minuit. L'obscurité augmentait, un vent glacé disait sa plainte dans les sapins. Heureusement, nous vîmes bientôt luire au loin les lumières de l'auberge. Pressant le pas, nous avançâmes en silence. Un dernier effort, et nous voici arrivés.

Ce soir-là nous étions encore seuls à table. Évidement, la promenade, en ce beau jour d'hiver, avait fait du bien à l'étranger. Satisfait de cette belle et calme journée, il paria de rester quelques semaines dans cette paisible solitude. Je me hasardai à lui proposer de venir dans ma chambre où nous pourrions passer la soirée à causer sans être dérangés. Il y consentit avec plaisir. Je pris les devants, armé d'une lanterne dont la lumière donnait un air fantastique aux bâtiments voisins.

Ma chambre étant bien chauffée, les rideaux baissés, nous ne sentions pas le vent qui faisait rage contre les fenêtres. J'allumai la lampe, j'avançai près du feu mon vieux fauteuil pour mon compagnon et l'entretien, petit à petit, s'engagea, sur un ton d'intimité.
Quelle est la cause qui fit bientôt de cet étranger silencieux un causeur éloquent. Je ne veux pas m'attribuer le mérite d'avoir trouvé une clef pour ouvrir son coeur fermé.

Les circonstances expliquent tout : à son arrivée, il était sous le poids d'un lourd fardeau. On pouvait le lire sur son visage sans être un profond connaisseur de la nature humaine. Il venait d'une capitale. Les images du grand monde ont un effet tout extérieur ; elles aident quelque temps l'homme à oublier ses peines. On appelle cela : « se distraire ». Il est d'usage aujourd'hui, chez les gens frivoles et superficiels, de conseiller aux affligés de se « distraire ». Mauvais conseil ! Mauvais comme celui de prendre de la morphine pour se guérir de l'insomnie. La nature, la grande nature, a un effet tout intérieur ; elle amène l'homme à regarder en lui-même. On appelle cela : « se recueillir ». C'est le seul chemin pour arriver à la guérison morale. Sentant tout le poids de son fardeau, cet étranger a quitté le tumulte du monde pour la solitude de la nature. De même que la joie, la douleur a besoin de se communiquer. Malheureux est celui qui doit toujours la garder secrète dans son coeur ! Elle le ronge comme un mal lent et caché. Cet être malheureux pouvait maintenant s'épancher...

Dans une admirable contrée solitaire, loin du bruit et des tracas du monde, l'homme se trouvait face à face avec un homme, le combattant avec un combattant, le pêcheur avec un pécheur. Entre nous pas de contrainte : ensemble ce soir, demain séparés. Il se perdrait dans la foule sans laisser aucune trace. Jamais nous ne nous reverrions. Quoi de plus favorable à des confidences ?
Il en sentit un impérieux besoin. Sa plainte s'échappa de ses lèvres comme un torrent et fut une accusation violente contre lui-même. Pour endiguer ce torrent je mentionnai les erreurs et les fautes de ma propre vie. M'interrompant aussitôt, il reprit avec un accent passionné :
- Il n'est pas de fautes aussi grandes que les miennes, pas de chutes aussi profondes, pas de pertes aussi irréparables !

Et il peignit l'image de ses erreurs et de sa perdition avec des expressions de plus en plus fortes.

Crier violemment sa douleur, est d'une âme en révolte. La plainte et l'accusation personnelles doivent être faites avec calme et clarté, sinon elles ne peuvent amener le coupable à la guérison morale. Il faut qu'il se demande : « pourquoi et comment tout cela est-il arrivé ? » Il faut que, dans son repentir il regarde en arrière, qu'il cherche la racine de ses erreurs. S'il en trouve le principe, il en comprendra les conséquences.

Aider un homme égaré à voir clair en lui-même, est le plus grand service que puisse lui rendre l'amitié. Je le compris et j'essayai encore une fois d'arrêter le torrent fougueux de la plainte du malheureux étranger, en dirigeant ses pensées vers les jours de sa jeunesse. Je le priai amicalement de m'en raconter quelques traits. Il y consentit, mais me dit d'un ton encore passionné :
- Vous verrez par mes récits quels trésors j'ai perdus et comment J'ai foulé aux pieds amour, fidélité, honneur, conscience.

Ce fut une longue histoire durant laquelle il se calma peu à peu ; sa voix s'adoucit ; sa parole précipitée se ralentit. Ayant quitté le présent, sa pensée se retrouvait avec bonheur dans la sphère sainte de son enfance. De temps à autre seulement elle revenait à la sombre réalité. Il interrompait alors son récit. et recommençait sa plainte.

Depuis cette soirée, cinq ans se sont écoulés. La tempête fait, rage en ce moment, comme au Rodenhof ce soir-là. Mon compagnon d'alors n'est plus ; depuis des mois sa lutte est terminée ; mais son souvenir me hante, et j'entends encore distinctement son récit.
Je veux le repasser dans ma mémoire, évoquer l'ombre de cet ami disparu et le prier de me laisser raconter son histoire tout entière. Je prends la plume et, pour n'en rien oublier, je me mets aussitôt à l'écrire.

Je te vois devant moi, comme il y a cinq ans, mon pauvre compagnon : tes joues pâles, plus pâles encore sous la lampe, ton corps fatigué, plus las encore dans l'ombre de la nuit.


(1) Niais, sot, stupide (ds LITTRÉ, ROB.).
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