L'ouvrage que voici n'est point ce qu'il est convenu d'appeler un
ouvrage d'édification. Il vous place d'emblée dans les brutalités de
la vie réelle, telle que la vivent les soldats de ce temps au milieu
du fracas des armes et du tonnerre des bombardements.
Cette vie est celle que chaque aumônier militaire est
appelé à partager avec la troupe qui lui est confiée'.
L'auteur, le pasteur Akerhielm, est un soldat ou plus
exactement un officier de réserve de l'armée suédoise. Et c'est en
soldat qu'il fait connaître à ses camarades soldats le message de
l'Évangile. Le ton de ses exhortations est vif, direct, pour tout
dire : militaire. Ce n'est point, certes, le genre
« gnan-gnan ». qu'on a parfois reproché à la prédication
chrétienne.
Articles, conférences ou méditations sont courts,
originaux, vécus. Chacun a son caractère propre. Au plaisir que l'on
aura à les lire, on peut se représenter l'intérêt que, dans le feu
de l'action, des soldats prenaient à les entendre. Car c'est un art
difficile que de savoir capter l'intérêt du soldat ! Ces
méditations pleines d'idées neuves sont enrichies de petits tableaux
pris sur le vif ; elles nous font connaître un aspect nouveau
de la piété scandinave : l'alliance si caractéristique de la
valeur guerrière et de la foi, cette foi robuste et simple des
légionnaires d'un autre âge. Instinctivement, l'on évoque les
reîtres de Gustave Adolphe combattant pro aris et focis ou, plus
près de nous, les arquebusiers confédérés conduits par un Ulrich
Zwingli. Casque, épée et Bible en mains - tels paraissent
être en raccourci les symboles de cette foi virile et forte.
Chez nous aussi, de tels accents doivent être entendus.
La tourmente qui dévaste l'Europe et va sans doute
gagner la planète entière n'épargnera personne, - dans ses biens, ni
dans son âme. C'est pourquoi, il faut retenir de ces expériences
d'un lutteur, qui toujours reçut de Dieu le message topique, un
enseignement qui « plaque », mieux encore : un mot
d'ordre solennel.
« Le chrétien ne doit jamais recourir au glaive pour détendre sa propre vie et sa propre cause. Mais il lui est permis de s'en servir pour autrui lorsqu'il s'agit de s'opposer à la méchanceté et de détendre la foi. » LUTHER. |
On sait en quoi consista la première réaction des gouvernements
scandinaves lorsqu'en l'automne de 1939 se déchaîna sur l'Europe le
conflit qui dure encore : avant toutes choses, maintenir la
neutralité.
Une telle attitude s'imposait.
De par sa situation géographique et politique, la
Scandinavie n'appartenait à aucun des deux camps ennemis. Elle n'avait
pas été préparée à la lutte. Sa puissance militaire était trop réduite
pour qu'on pût l'utiliser dans un but offensif et l'opinion publique
n'entrevoyait même pas la possibilité d'une intervention armée. Ses
dirigeants avaient su se dégager à temps des conventions que la
Société des Nations imposait à ses adhérents. Ainsi, nulle divergence
sur les principes régissant la politique extérieure.
Il en était tout autrement pour les individus.
Quoique neutres, ils se devaient de prendre position en
face d'événements aussi tragiques. On assista, dès lors, au triomphe
de l'opportunisme auquel se complaisent les âmes mercenaires, les
profiteurs et, tout autant, les masses apeurées et dociles. Après
avoir gémi sur les malheurs de la guerre, on calculait les chances de
celles des parties belligérantes dont on souhaitait la victoire.
N'est-ce point là l'échappatoire habile de qui veut par-dessus tout
éviter les complications ?
Pour ceux, toutefois, qui n'abordaient pas à la légère
le problème de la guerre, mais sentaient en eux-mêmes l'impérieux
besoin de définir leur position à son endroit, la tâche ne laissait
pas d'être ardue. Le problème surgissait à nouveau, pour la solution
duquel les siècles ont peiné en vain ; plus insoluble que jamais,
il ne s'en imposait pas moins à quiconque demeure conscient de sa
responsabilité. L'individu doit-il refuser le service militaire,
doit-il accepter de le subir, ou au contraire l'accomplir avec
enthousiasme ? Telles étaient les questions auxquelles une
réponse devait être donnée.
La tendance, qui voit dans l'État l'incarnation la plus
haute de l'esprit du siècle et dans le nationalisme une question de
convenance, ne survivait qu'au sein des classes bourgeoises dont la
formation intellectuelle s'était opérée antérieurement à 1914 Demeurée
entièrement étrangère à la jeunesse, elle gardait de puissants
soutiens dans la presse et la littérature.
Les masses populaires, elles, inclinaient plus ou moins
vers le pacifisme et faisaient de la paix un idéal qu'on ne discute
pas. Cette position s'accordait à merveille avec la politique de
neutralité qui dura jusqu'en 1939 et elle eut pour adhérents, outre
ceux dont la sincérité ne fait pas de doute, bon nombre
d'opportunistes sachant escompter les profits faciles d'un conflit qui
ne les atteignait pas (1).
Pour étayer leurs points de vue respectifs, nationalistes
autant que pacifistes avaient recours aux arguments d'ordre religieux.
De tout temps les pacifistes ont puisé des arguments dans le Sermon
sur la Montagne ; mais ne connaît-on pas aussi l'exemple du Bon
Berger donnant sa vie pour ses brebis ? De plus, les
interventionnistes chrétiens pouvaient invoquer l'autorité de Luther
qui, en 1526, avait écrit que la guerre et l'emploi des armes étaient
d'origine divine. Il est vrai que cette thèse du Réformateur n'était
point le fruit d'une théorie politique, car, trois ans auparavant,
n'avait-il pas déclaré aux victimes des persécutions religieuses
« qu'il est agréable à Dieu que nous considérions comme seigneurs
miséricordieux ceux qui sont des bourreaux et que nous nous
prosternions devant eux en les servant en toute
humilité ? »...
Or, les « bourreaux de Dieu » n'ont pas cessé
d'être à l'oeuvre sur cette terre. Pour ceux qui basent leurs
jugements sur des considérations humanitaires, le sang qui coule et
les cris des victimes ne peuvent avoir qu'un sens très clair : le
croyant doit voir, dans les événements qui se déroulent, un jugement
de Dieu. S'il faut choisir entre les deux extrêmes du pacifisme et du
nationalisme, on ne peut échapper à cette évidence.
Mais à ce point de vue d'ordre moral s'en est opposé un,
tout différent, grâce à quoi les controverses ont pris une actualité
infiniment plus grande.
Les événements actuels ont à leur origine une conception
métaphysique selon laquelle la constitution des États, la lutte pour
l'existence, la conquête et la guerre sont tout simplement des
fonctions de l'espèce humaine. Ce sont là, déclarent les partisans de
ces doctrines, des manifestations de la vie qu'on ne doit pas juger au
nom d'un facteur moral plus qu'on ne le fait pour des constatations
d'ordre matériel, comme en présentent la stratification géologique ou
l'évolution du règne animal.
Le monde moral, - toujours selon ces doctrinaires -
ce monde dans lequel l'individu doit faire ses preuves, est plutôt
l'oeuvre de la collectivité, de l'État qui combat : aussi, dans
l'ordre politique tel qu'il est constitué, le devoir de chacun est-il
de se montrer obéissant en tant que sujet et vaillant en tant que
soldat. L'attitude qui découle d'une telle conception ne saurait, il
est vrai, constituer une base suffisante pour un absolu d'ordre moral,
mais elle représente une ligne de conduite si claire qu'elle offre à
la jeunesse sensible à des considérations idéalistes des perspectives
que celle-ci peut envisager avec sérieux. Toutefois il convient de
reconnaître qu'avec une telle conception du monde, disparaît toute
considération d'ordre chrétien.
Aussi bien au point de vue politique qu'au point de vue
moral, les Scandinaves se trouvaient donc divisés, en l'automne de
1939, en deux camps bien distincts : les uns se réclamant du
pacifisme et du principe de neutralité, les autres penchant vers un
dynamisme d'ordre politique sous sa forme la plus moderne.
Numériquement, le premier groupe l'emportait de beaucoup.
Entre ces tendances, aucune conciliation possible, car ni
l'une ni l'autre des deux solutions ne saurait enserrer, même
approximativement, les problèmes dans toute leur étendue. Certains de
leurs aspects, acceptables pour le chrétien, étaient incompatibles en
tant que solutions globales. Fallait-il choisir entre une abstention
totale et une intervention également totale ? Personne à ce jour
n'avait encore répondu à la question : - Y a-t-il un devoir
national basé sur l'obligation morale et chrétienne ?
C'est à ce moment - 30 novembre 1939 - qu'éclata la
guerre russo-finlandaise. Il est superflu d'en rappeler la cause
originelle : la Finlande ne pouvait de bon gré consentir à la
cession des territoires que l'on exigeait d'elle. C'est pourquoi elle
fut attaquée par l'Union des Républiques soviétiques dont la
population est quarante-cinq fois plus grande que la sienne.
La Finlande était en état de légitime défense.
Mais, en ce qui concerne le peuple suédois, le moment
était venu de préciser sa position. Jusqu'alors latent, le problème
d'ordre moral apparut tout à coup en pleine lumière ; il passa du
domaine de la théorie à celui de la pratique : l'heure de la
décision avait sonné.
Nous devons à la guerre finlandaise de nous avoir fait
voir plus clair en nous-mêmes. Elle fut, à proprement parler, un moyen
de nous éduquer. Non pas en ce sens que la diplomatie suédoise eût à
modifier son orientation, car le navire de l'État devait frayer sa
voie à travers les récifs (qui demeurent invisibles aux profanes) de
la politique des grandes puissances. Et pas non plus dans ce sens que
la nation, comme telle, en soit venue à résipiscence, car, il faut le
constater, l'opportunisme est la règle de vie le plus profondément
enracinée dans la nature humaine. Mais en ce sens que notre peuple
s'éveilla de sa torpeur et entendit un appel.
Or, on doit le souligner, cet appel fut écouté de
plusieurs.
Pour apprécier à sa juste valeur l'intervention des
Volontaires suédois en Finlande, rappelons-nous que, depuis le congrès
de Vienne, la Suède n'a été entraînée dans aucun conflit armé et que,
pour la génération actuelle, et cela jusqu'à l'hiver 1939-40,
participer à une guerre était chose inconcevable. Il faut aussi
comprendre qu'aux yeux des Suédois d'aujourd'hui la seule pensée d'un
accroissement territorial semble une absurdité. N'a-t-on pas vu se
récuser la Suède lorsqu'en 1919 la Société des Nations voulut lui
confier la garde de l'archipel d'Aland ? Tout but de guerre autre
que sa propre défense ne pourra donc jamais se présenter à elle.
Militarisme et impérialisme sont ici phénomènes inconnus.
Aider le « frère finlandais », tel a été le
seul mobile qui conduisit en Finlande des Suédois en armes. Obligation
purement morale puisque son désintéressement était total :
défendre la Suède sur les bords du lac Ladoga est une considération
qui a pu se présenter lorsqu'on envisagea la question d'une guerre
préventive aux côtés de la Finlande, mais elle n'a pas joué lors du
départ des Volontaires.
De quoi s'agissait-il ? De secourir un peuple frère.
Non pas à cause des liens existant entre les deux
peuples, puisqu'ils avaient été brisés depuis 1809 ; non pas à
cause d'un apparentement de race, puisque les remous de la guerre
linguistique n'avaient pas été sans laisser de l'un et de l'autre
côtés de la Baltique, des germes d'animosité. Mais plutôt à cause de
la communauté de destin de deux peuples qui, de tout temps, auront à
partager un sort commun dans la région nordique, ou, pour mieux dire,
sur les rives du golfe de Botnie. Et, avant tout, parce que l'attaque
était menée par l'ennemi héréditaire de la culture scandinave :
la Russie.
La paix à tout prix, d'accord, mais pourtant pas au prix
de la domination russe ! - telle est la formule pacifiste dans sa
version suédoise. Vous ne trouverez chez nous qu'un seul moyen
d'obtenir l'unanimité des sentiments : évoquer le spectre
moscovite. C'est sur cet élément-là que le déclenchement de la guerre
finlandaise a fait porter l'accent. Et l'on a vu converger sur le
champ de bataille, la triple fraternité d'une patrie, d'une culture et
d'une foi communes.
Nous sommes en présence de quelque chose de plus qu'une
constellation accidentelle de la politique mondiale née de l'actuelle
tempête. Un fruit a mûri que nous avons cueilli et conservé.
Quelle qu'ait été la dureté de son sort, on voit, ayant
en mains ce trésor, se dresser aujourd'hui dans le nord de l'Europe un
peuple qui a vaincu. C'est en effet sous ce titre que l'aumônier du
corps franc suédois, le pasteur Hans Akerhielm, a publié les
exhortations et les appels qu'il fit entendre à
l'occasion de cette crise. Une fois la guerre terminée, il a pu
déclarer : « Le peuple qui vainquit l'a fait grâce à sa foi,
et quiconque ne partage pas cette foi ne peut pas comprendre une telle
victoire ».
C'est pour cela que nous avons à apprendre quelle est la
foi qui, ici, a remporté la victoire.
On lira plus loin les fragments de ces récits relatifs à
la guerre de Finlande. Ils font passer sous les yeux du lecteur un
tableau de la tension intime devant laquelle a été placé le chrétien
conscient de sa responsabilité à l'égard de Dieu, aussi bien à titre
de combattant que de directeur spirituel. N'entrons pas ici dans le
sujet : les pages qui suivent parlent un langage suffisamment
éloquent.
Encore un mot d'avertissement !
En entrant dans la lutte, les Finlandais qui subirent
leur martyre de cent jours à la frontière de Carélie. ainsi que les
Volontaires suédois qui, au plus fort de la bataille, couvrirent de
leurs corps le front du Nord, n'ont pas abandonné le camp des nations
sur l'étendard desquelles flottent les mots de neutralité,
d'indépendance et de liberté.
Mais, à ces notions abstraites, ils ont donné une
interprétation plus moderne, plus véridique, plus actuelle. Trop
longtemps la neutralité a passé pour un alibi des petits peuples
devant leurs obligations politiques et cela jusqu'au moment où
l'histoire mondiale a, de la vie des États européens, brutalement
balayé les quiètes idylles. En vérité, ne nous reste-t-il comme
alternative que le passage de l'un à l'autre camp ?
Du fait qu'une décision nous fut imposée, la guerre de
Finlande nous a fait comprendre qu'il existe une neutralité active,
une neutralité qui ne choisit pas comme objet préféré « l'éternel
néant », la dernière issue de Méphisto, mais qui, parce que la
liberté est un devoir, se sent dépendante des
vérités fondamentales de la vie.
Une neutralité qui exclurait toute éventualité de guerre
ne serait ni plus ni moins qu'un sauf-conduit accordé à des
conquérants étrangers. La neutralité active ne tolère pas que le droit
doive le céder à la force. Elle choisit la voie du Droit, de
l'Entente, de la Paix portés à leurs extrêmes limites. Elle reconnaît
l'existence d'une limite jusqu'à laquelle on peut chercher à
s'entendre mais derrière laquelle il ne reste qu'une seule issue
(ultima ratio) : les canons !
Nous en sommes responsables vis-à-vis de notre liberté et
si nous perdons celle-ci sans avoir lutté pour elle, c'est que nous
n'en sommes pas dignes, tout simplement. Car en fin de compte rien
n'est plus vrai que ces vers du poète :
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