Le livre d'O. Funcke, que nous donnons ici en français n'est pas
nouveau. Une traduction, aujourd'hui, épuisée, en a déjà été publiée,
il y a quelques années. Elle était intitulée : Abraham. Nous ne
l'avons pas lue. Mais nous savons qu'elle a obtenu un légitime succès.
Si nous nous sommes décidés à traduire à nouveau ce volume,
c'est qu'on nous l'a demandé, c'est que nous en avions eu autrefois
l'idée. Le projet nous en avait été suggéré par un chrétien distingué,
qui envisageait ce livre comme le chef d'oeuvre d'O. Funcke. Et nous
ne sommes pas éloigné actuellement de partager cet avis.
Ce ne sont pas seulement les qualités ordinaires de Funcke qui
brillent ici. Nous savions depuis longtemps qu'il était considéré en
Allemagne, dans certains cercles, comme un véritable théologien. Et le
titre nous avait parfois surpris. Pourtant l'Université de Halle l'a
confirmé en conférant, il y a quelques années, à l'auteur de : Dans
le monde de la foi le diplôme de docteur. Eh bien, le dirons-nous,
notre commerce avec ce dernier ouvrage est venu pleinement justifier
pour nous cette distinction.
Oh ! ne craignez pas le pédantisme chez un Funcke. C'est
un théologien très laïque, vous faisant faire de la théologie sans que
vous vous en doutiez, parlant toujours le langage de tous. Mais il a
émis, dans son étude sur Abraham, des idées si justes concernant la
nature de la foi, ses crises, son développement ; il a si bien
semé ici, à propos des actes du patriarche, les aperçus ingénieux,
neufs et profonds, que nous ne pouvons pas ne pas reconnaître en lui
un maître dans la psychologie morale et religieuse.
Certaines pages d'O. Funcke sont, non seulement, à lire, mais à
relire. Et nous croyons celles-ci du nombre.
Commugny, septembre 1901.
JULES GINDRAUX.
L'Éternel dit à Abram : « Va-t'en de ton pays, de ta patrie. et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédictions. Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront ; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. »
Gen. XII 1-3.
1. La naissance mystérieuse de la foi.
Transportez-vous avec moi, lecteur, au sein d'un lointain passé.
L'aiguille qui marque le temps à l'horloge de l'histoire humaine en
est à ses premiers pas.
À peine quelques siècles se sont-ils écoulés, depuis que
le déluge a couvert de ses eaux le berceau de l'humanité
primitive ; il faudra compter 1300 ans encore jusqu'à la
fondation de Rome ; enfin un espace de 2000 ans nous sépare
encore de la naissance du Sauveur. Notre planète est sans doute loin
d'être entièrement peuplée. Elle renferme ici et là d'immenses
solitudes, librement parcourues par des animaux. Ce n'est pas du côté
de ces régions que je vous inviterai, lecteur, à diriger vos pas. Je
vous conduis dans un pays couvert des demeures des descendants de
Cham, habité par des Cananéens. C'est une terre aux brunes collines,
couronnées de chênes, de palmiers, de bois d'essences diverses ;
elle est sillonnée de vallées fertiles, riches en cours d'eau ;
elle a des plateaux verdoyants, à l'herbe grasse, où paissent des
troupeaux nombreux brebis et chèvres, vaches et boeufs, chameaux.
Voyez-vous venir à nous ce vieillard chargé de
jours ? Il s'appuie sur un bâton de berger ; il est coiffé,
comme tous les habitants du pays, d'un turban, porte une longue robe,
a des sandales aux pieds. C'est le maître de grands troupeaux ;
sous ses ordres sont des centaines de serviteurs, de servantes,
vassaux et vassales. Il mène une vie errante et promène ses tentes de
lieu en lieu. Peu de préoccupations de la vie matérielle dans cette
existence large et facile, en même temps que simple. Le vieillard
veille à ce que ses troupeaux aient une abondante nourriture ; il
a à se mettre en quête de sources, à creuser des citernes, à tondre
ses moutons ; il fait fabriquer avec le lait de ses bestiaux du
fromage, du beurre. Il se livre à des trocs avec les indigènes et
reçoit, en échange des jeunes bêtes qu'il leur vend, de l'or, de
l'argent, des étoffes, du blé. Ses habitudes sont en tous points
celles des princes nomades de l'époque et du lieu. Mais son aspect est
autrement imposant que le leur. Une éternelle jeunesse brille dans
cette vieillesse ; le mot éternité est écrit sur ce front. Les
idolâtres au milieu desquels le personnage lève et pose son camp
subissent son ascendant, éprouvent pour lui un involontaire respect.
L'un d'eux lui dira : « Tu es un prince de Dieu au milieu de
nous ». (Gen.
XXIII, 6).
Au fait, cet homme, devant lequel nous nous inclinerons
nous-mêmes, est celui que juifs, chrétiens et mahométans s'accordent à
vénérer, celui qui aura l'honneur de devenir l'ancêtre de Christ, des
disciples de Christ, d'être appelé le père des croyants.
Par là il nous intéresse particulièrement, car la foi
dont il fut le modèle est l'inspiratrice d'une vie supérieure. C'est
par la foi que se réalise pleinement notre vocation d'hommes. Nous
aurons donc à suivre Abraham, à l'observer dans le développement de sa
foi. Que nul ne dise : « Le guide que vous nous offrez
appartient à des temps trop reculés pour être utile à des
modernes. » L'air que nous respirons est toujours aussi
vivifiant, n'est-ce pas, qu'il l'était il y a 50 siècles. Eh bien, les
vertus de la foi restent également aujourd'hui ce
qu'elles étaient jadis. Abram, c'est le nom qu'il porte encore,
demeure le meilleur et le plus ancien initiateur, avant Jésus-Christ,
de la vie en Dieu. Ne conduit-il pas directement à Jésus-Christ ?
Écoutons ce que sa vie nous dit. Elle nous révélera sans doute la
faiblesse de notre foi. Mais elle nous enseignera le moyen de
fortifier celle-ci.
Canaan, ce beau pays, borné par la mer, par des déserts et des
montagnes, dans lequel se promène Abram, n'était pas sa patrie.
Celle-ci se trouvait bien à l'orient, sur l'Euphrate supérieur, en
Mésopotamie. Elle s'appelait Ur (1). Pour
des raisons à nous inconnues, Térach, le père d'Abram, avait quitté
cette contrée, dans le dessein de se diriger vers l'occident. Il était
mort à Charan. C'est là qu'était demeuré. Nachor, le seul frère
survivant d'Abram.
Abram lui-même avait entendu à Charan une voix qui lui
disait de quitter sa famille, sa patrie. De quelle nature était cette
voix ? Nous l'ignorons et nous perdrions notre peine et notre
temps à chercher à le savoir. Le patriarche était assuré d'avoir
entendu un appel divin, et cela lui suffisait. Nous aussi, nous avons
besoin, lorsque Dieu nous invite à quelque renoncement, que son ordre
soit précis et clair, car les sacrifices nous sont pénibles. S'ils ne
l'étaient pas, seraient-ils des sacrifices ?
Il ressort de ce récit biblique que la première
communication personnelle accordée par Dieu à Abram apportait à
celui-ci l'ordre d'un sacrifice. La première révélation divine dont
jouit le patriarche lui impose un changement de vie. Mais aurait-il
obéi, s'il n'avait déjà connu celui qui lui parlait, s'il n'avait cru
à son autorité ? Évidemment la foi d'Abram est
antérieure à cette première manifestation de Dieu, racontée par
l'Écriture. À quelle date cette foi était-elle née ?
Comment ? Mystère. L'Écriture ne nous donne aucune information à
ce sujet. Nous savons que Térach, le père d'Abram, était un
idolâtre ; la mère du patriarche, d'autre part, n'est pas même
nommée dans la Bible. Une ombre enveloppe l'activité de la femme sous
l'ancienne alliance. Bien différent est son rôle dans l'histoire de
l'Eglise. À chaque instant ici, nous voyons des mères pieuses
intervenir dans la vie des grands serviteurs de Dieu. Christ a été
vraiment, mais sans la sortir de sa vocation, le libérateur de la
femme. Pour en revenir à la genèse de la foi d'Abram, nous sommes
obligés d'avouer que la naissance de cette disposition reste
enveloppée d'une profonde obscurité. Dut-il sa foi à sa mère, à
quelque autre (2), à quelque
révélation première ? C'est ce qu'il nous est impossible de dire.
Au fond, aujourd'hui encore l'origine des vies selon Dieu
demeure enveloppée d'obscurité. La naissance de la foi reste toujours
le secret de l'Éternel. Des prédicateurs nous émeuvent par leurs
discours ; des livres pieux ont pu nous secouer, faire jaillir de
nos âmes la prière, l'adoration ; les événements ont pu briser
notre dureté native, nous faire entendre de décisifs avertissements.
Tout cela n'explique pas la naissance de notre foi. Celle-ci procède
d'un acte de notre liberté, d'une détermination correspondante de la
liberté de la grâce divine. Comment celle-ci se décide-t-elle à un
moment donné à assurer de son pardon un pécheur ? Pourquoi à tel
moment plutôt qu'à tel autre ? Comment le pécheur qui vivait dans
l'égoïsme, s'est-il tout à coup résolu à se consacrer entièrement à
Dieu ? Comment s'est-il réellement donné ?
Autant de questions auxquelles il est malaisé de répondre. Les
opérations intérieures de la grâce sont toujours en grande partie
mystérieuses pour la raison.
Contentons-nous de reconnaître le mystère, d'adorer. Ce
qui est certain, c'est que Dieu vit celui qui seul, au milieu de
millions d'adorateurs des idoles, avait la faim et la soif de la
présence du Dieu vivant. Dieu entendit la prière d'un coeur qui
soupirait après l'invisible. Et il choisit Abram.
2. Mon fils, donne-moi ton coeur !
L'almanach de 1885 de la Société des Missions de Bâle
reproduit des prières d'insulaires de la Polynésie. Ces requêtes sont
extrêmement remarquables, à la fois par leur simplicité et leur
originalité. En voici une, qui fut prononcée à la clôture d'un service
divin.
« Fais, Seigneur, que les bonnes paroles que nous
venons d'entendre, ne soient pas semblables à ces habits du dimanche
que l'on revêt un jour de la semaine, pour les enfermer ensuite dans
une caisse. Que ces paroles soient plutôt pour nous comme les images
tatouées sur nos corps, qu'elles se gravent dans nos coeurs, qu'elles
soient empreintes dans notre vie religieuse jusqu'à ce que nous
quittions ce monde ! »
On aurait tort de sourire de ce naïf langage. Il est, je
le veux, celui d'anciens cannibales. Et pourtant, comme il est bien
l'expression de ce coeur humain qui se montre le même sous toutes les
latitudes ! Ou bien ne déplorerions-nous pas, nous aussi, la
facilité avec laquelle les impressions laissées par la Parole de Dieu
s'effacent de nos esprits. Oh ! si les vérités chrétiennes
pouvaient être empreintes dans notre vie comme sont empreints sur le
corps du sauvage les symboles dont il se tatoue ! Si la Parole de
Dieu était devenue une partie intégrante de notre être ! Si
l'Esprit de Dieu nous avait pleinement pénétrés des pensées de
Christ !
Un incrédule a dit : « Les chrétiens
s'inclinent devant l'autorité de Dieu, tant qu'il
leur donne des ordres agréables. Dieu est leur roi absolu quand il
fait leur volonté ! » Mot, hélas, trop vrai, témoignant
d'une parfaite connaissance des faiblesses d'un grand nombre ! Je
vous le dis, ceux qui ne sont pas résolus à immoler leur moi à la
volonté divine, coûte que coûte, ne connaissent pas encore la vie de
la foi. Certainement, ainsi que nous le verrons, tous les ordres de
Dieu sont bénédiction. Mais sa bénédiction ne se répand que sur ceux
qui se mettent entièrement à sa disposition. Ceux-là seuls entendent
la voix de ses promesses.
L'ordre de Dieu invite Abram à quitter ce qu'il a de plus
cher au monde. Ce que nous aimons le mieux, n'est-ce pas la maison où
nous avons grandi, la terre qui nous a vus naître ? Le souvenir,
l'habitude ne nous lient-ils pas à eux de la manière la plus
forte ? Et pourtant Dieu dit à Abram : « Va-t'en de ton
pays, de ta patrie, et de la maison de ton père... ! » C'est
donc comme s'il lui disait : « Mon fils, donne-moi ton
coeur ! » En réalité, Dieu lui demande ce qu'il a de plus
précieux.
Nous, modernes, nous sommes volontiers cosmopolites. Nous
voyageons pour notre plaisir. Les chemins de fer nous mènent
constamment par-delà nos frontières. Et nous savons nous acclimater
facilement sous tous les cieux. Aussi le proverbe : Ubi bene, ibi
patria (là où l'on est bien, là est la patrie) exprime-t-il les
sentiments d'une grande partie des membres de notre génération. Ce que
je viens de dire est surtout vrai des citadins qui se déplacent
beaucoup plus facilement que les habitants des campagnes, surtout que
ceux des montagnes. J'eus naguère l'occasion de prêcher devant toute
une assemblée d'émigrants, originaires du sud de l'Allemagne.
J'évoquais dans mon discours l'image de la maison paternelle, du vieux
tilleul qui l'ombrage, de la fontaine au doux murmure demeuré dans
l'oreille, des tombes des parents enterrés autour de l'église, dans le
vieux cimetière. Ce passage provoqua chez mes auditeurs une
indescriptible émotion. Si l'affection du foyer est encore
aujourd'hui, en ce siècle de chemins de fer, si
vivace dans certaines âmes, songez à ce qu'elle devait être dans les
temps antiques, à l'époque des patriarches, à la place qu'elle devait
avoir dans le coeur d'un Abram. Celui-ci était appelé à tout laisser,
en prenant le bâton du pèlerin.
Chaque croyant n'est pas appelé à un aussi complet
renoncement. Notre Père céleste sait de quoi nous sommes capables et
proportionne ses exigences à nos forces. Cependant à nous aussi il
dira une fois ou l'autre : « Va-t'en de ton
pays... ! » Dieu répète cet ordre chaque fois qu'il nous
impose quelque grand sacrifice. Lorsque cela arrivera, souvenez-vous
que Dieu vous honore en vous invitant à l'obéissance ;
souvenez-vous qu'il tient en réserve pour vous quelque bénédiction
secrète. C'est au travers des larmes que nous devons apprendre à
saisir les dons de Dieu. Nous sommes de nature si orgueilleux que Dieu
est obligé, quand il veut nous accorder quelque grâce signalée de
commencer par nous humilier. Il met à ses témoins d'élite une écharde
dans la chair. On n'atteint pas les hautes cimes, celles qui touchent
au ciel, sans gravir des pentes escarpées.
Vous demandez-vous pourquoi Dieu exigea d'Abram
précisément ce sacrifice, plutôt qu'un autre ? La sagesse
enseigne a ne pas trop se préoccuper des pourquoi, qui montent dans
notre esprit. Est-ce que nous répondons à tous les pourquoi de nos
enfants, lorsque nous leur prescrivons quelque acte, que nous leur
formulons quelque défense ? Souvent nous n'essayons pas même de
leur répondre, parce que nous savons qu'ils ne nous comprendraient
pas, étant des enfants ou bien parce que nous tenons à mettre à
l'épreuve leur confiance. Ce sont les mauvais éducateurs, croyez-moi,
qui ont l'ambition de tout expliquer à leurs élèves. Mais j'estime
encore moins les éducateurs qui renoncent à l'exigence, uniquement à
cause des larmes et des supplications des enfants. Pensez-vous que
Dieu, l'éducateur parfait, qui fait l'éducation des éducateurs
eux-mêmes, ira nous révéler dans l'Écriture les motifs de ses
ordres ? Son admirable sagesse peut passer pour
une folie aux yeux des hommes, il n'expliquera pas ses desseins. Il se
bornera à nous dire : « Confie-toi ! Suis-moi !
Attends ! » Notre foi doit être une persuasion de l'amour
divin et de la sagesse de Dieu assez forte pour résister à toutes les
apparences. Il faut en vérité que nous immolions à la volonté divine
nos volontés particulières, nos habitudes particulières, notre raison
elle-même. La nature de la foi veut qu'il en soit ainsi, car la foi
n'est pas la vue. J'ajoute que notre état de péché, lequel a pour
effet de nous rendre à bien des égards aveugles, prêtera à nos yeux
aux desseins de Dieu un air de folie qu'ils n'auraient pas sans cela.
Il est essentiel de ne point oublier que Dieu est la
souveraine raison. Ses oeuvres demeurent lumière, alors même qu'elles
nous semblent obscures. Jamais, même quand ses commandements imposent
de durs renoncements, son coeur ne cesse d'être pour ses enfants un
coeur de père. Les éducateurs humains ont des caprices, des moments de
mauvaise humeur. Impossible d'imaginer rien de pareil en Dieu. Il
n'inflige aucune douleur qu'il eût pu épargner. Les larmes qu'il nous
envoie sont justement celles qui nous sont nécessaires pour nous faire
chercher les consolations éternelles. Croyez-vous cela, lecteur ?
Ah ! je vous en prie, ne vous hâtez pas trop de dire
oui. Examinez-vous avant de prononcer ce petit mot : oui. Mais si
vous pouvez en toute sincérité, sans légèreté le prononcer, en ce cas
chantez de joie, chantez, chantez encore ! Votre chant sera sans
doute suivi de nouvelles larmes, il n'en aura pas moins été justifié.
L'ordre donné par Dieu à Abram était donc le commandement
d'une souveraine sagesse. L'Écriture n'affirme pas que la sagesse de
l'injonction fût saisie par Abram. Il est même extrêmement probable
qu'Abram ne se rendait pas aussi bien compte que nous de l'opportunité
de la mesure prise à son égard. Ce qu'il ne sentait pas, nous le
sentirons à la réflexion. Avons-nous une communication importante à
faire à quelqu'un, nous le conduisons à l'écart,
nous nous assurons que rien ni personne ne viendra troubler notre
entretien. Dieu en agit ainsi avec Abram. Il le mène à l'écart en lui
faisant quitter sa parenté. Et il en agit ainsi encore envers nous. La
véritable solitude n'est pas nécessairement, vous le comprenez, le
désert au sens propre du mot. Elie et Moïse furent sans doute
enseignés de Dieu dans le désert proprement dit. Mais Joseph, sur les
bords enchanteurs du Nil, au milieu des monuments et des grandeurs de
l'Egypte, a pu se trouver également dans le désert, de même Daniel au
sein des palais de Babylone. La faim et la soif de Dieu qu'ils
portaient dans leur âme ne suffisaient-elles pas à les isoler au
milieu des idolâtres ?
Sentez-vous maintenant pourquoi Dieu a ordonné à Abram de
quitter son pays ? Il a voulu faire autour de lui et en lui le
vide, le désert. Dans cette situation, Abram devait être naturellement
plus attentif, plus disposé à écouter. Celui qui connaît la puissance
des liens du sang n'ignore pas que le croyant rencontre ordinairement
dans sa famille, parmi les siens, les obstacles les plus puissants au
développement de sa piété. Une jeune fille mondaine s'est donnée à
Dieu, mais ses parents sont restés mondains : elle se heurtera
chez eux, pour ses projets chrétiens, à toute sorte
d'empêchements ; elle deviendra l'objet des critiques de son
père, de sa mère, de ses frères. Plus pénible encore est la situation
de la jeune fille qui se convertit au sein d'une famille livrée au
formalisme religieux. La première idée que nourrit un pharisien est
celle de sa supériorité. Il n'entend point qu'on marche dans une autre
voie que la sienne. Un pharisien traitera immédiatement d'enthousiaste
et d'hypocrite celui, celle qu'il verra vouloir substituer à son
formalisme prétentieux la piété en esprit et en vérité. Or vous
supporteriez plus facilement la haine de la moitié de la terre que les
moqueries ou le dédain de vos amis, des personnes auxquelles vous
tenez par les liens du sang.
Que voulez-vous ? Nous sommes, que cela nous fasse
trembler ou non, appelés à un certain héroïsme ; nous avons
à secouer certains jougs, quand il s'agit de Dieu. Il faut s'enhardir,
parfois briser avec le vieil esprit familial, avec les traditions de
piété qui règnent autour de soi. Cependant, dans la règle, Dieu ne
nous invitera pas à quitter extérieurement notre famille. Il entendra
au contraire que nous le glorifions entre les quatre murs de nos
maisons. C'est là, non pas ailleurs, que nous aurons à montrer combien
la paix des chrétiens est plus profonde, leur serviabilité plus
inépuisable que celle des mondains. Et, pour accomplir cette
démonstration, vous aurez souvent à étouffer plus d'un voeu vous
tenant à coeur. Un jeune homme pieux, une jeune fille pieuse
souffriront par exemple de ne voir célébrer aucun culte dans la maison
paternelle ; cependant ils devront supporter cet état de choses,
ils auront à se garder d'en faire l'objet de trop vives remarques. La
jeune fille qui se sent pressée de s'occuper d'une école du dimanche,
sera mainte fois obligée de s'abstenir de réaliser son désir à cause
de ses parents. L'obéissance n'est-elle pas meilleure encore que le
zèle pour les oeuvres missionnaires ?
Le dessein de Dieu, tel que nous venons de le laisser
entrevoir, était donc, en imposant à Abram une certaine douleur, de
lui en épargner une plus amère. Vraisemblablement Abram eût eu trop à
souffrir, s'il avait dû professer sa foi au Dieu vivant au milieu de
ses parents, condamner formellement l'idolâtrie des êtres qu'il
chérissait ; les critiques des siens, de ses amis, de ses
concitoyens lui eussent été d'un poids trop lourd. Au milieu des
Cananéens, qui lui étaient étrangers, il se mouvait plus librement.
Leur blâme était une quantité négligeable a ses yeux, tandis qu'il eût
reculé devant celui de sa famille. Pensez à tout cela, chrétien.
Considérez que le but des dispensations de Dieu à votre égard est
aussi de vous faire sortir du monde, tout en vous laissant dans le
monde. Si vous vous pénétrez de cette pensée, vous vous rendrez
compte, peut-être, de l'utilité de telle épreuve qui vous fut d'abord
pénible.
3. Les dons de Dieu.
Bien peu se font une idée juste du bonheur qui accompagne
toujours la vie en Dieu. Un étudiant de bonne famille, d'origine
étrangère, m'adressa un jour les lignes suivantes :
« Dieu ne cesse de m'envoyer tourment sur tourment.
Il ne me permet pas de jouir de ma jeunesse. Aussi n'est-il plus que
trois lieux où je me souhaite : la maison des fous, le tombeau et
le cloître. La maison des fous, parce que je pourrais y crier à
l'aise, y gémir du matin au soir ; le tombeau, parce qu'il
m'apporterait le bienfait de l'inconscience ; le cloître, parce
que je pourrais m'y livrer constamment à la prière. »
Notez que ce jeune homme suivait des cours de théologie,
donnés par des professeurs orthodoxes. Que pouvais-je lui répondre,
sinon ceci :
« C'est toi qui as empoisonné ta jeunesse par tes
fautes. C'est toi qui es la cause de tes tourments, non pas Dieu. Tu
as troublé ton oeil spirituel, aussi le ciel et la terre n'ont-ils
plus de lumière pour toi. »
Il va sans dire que j'indiquai aussi à ce jeune homme le
collyre qui pouvait lui rendre la vue.
Vraiment, il ignore tout de Dieu celui qui s'imagine que
notre Créateur prend plaisir à nous froisser. Caricature de la
sainteté divine, qu'une telle pensée ! L'Éternel nous a créés
parce qu'il nous aime, pour nous bénir, pour nous rendre heureux - il
est vrai que c'est pendant l'éternité tout autant que pendant le temps
que Dieu veut pouvoir nous bénir. Nous demande-t-il notre coeur ?
Son but est de le rendre capable des félicités éternelles.
Quand Pierre dit à Jésus : « Voici, nous avons
tout quitté et nous t'avons suivi : qu'en sera-t-il de
nous ? » (Matt.
XIX, 27), Jésus ne le reprend pas. Jésus ne lui dit pas :
« Pharisien, n'as-tu pas honte de soupirer après une
récompense ? » Ah ! non, Jésus ne parle pas ainsi. En
apparence, il existait dans la demande de l'apôtre : « Qu'en
sera-t-il pour nous ? » un peu du levain de l'esprit
intéressé des pharisiens. Mais Jésus a vu d'abord l'inspiration saine
dont cette question était l'expression.
Et il répond par la promesse de la plus magnifique des
récompenses : « Vous serez assis sur douze trônes et vous
jugerez les douze tribus d'Israël. »
Le Fils de l'homme connaissait le coeur humain. Les
mystiques nous convient à un amour de Dieu qui ne songerait jamais à
la récompense, presque dédaigneux de la félicité à venir, prêt à
persister, quand bien même Dieu nous plongerait dans l'enfer. La
peinture d'un tel amour peut faire bien sur le papier. Elle n'a rien
de commun avec la réalité. L'homme désire instinctivement la plénitude
de la vie du corps et de l'âme. Un Dieu qui ne nous donnerait pas un
jour le complet bonheur, nous ne saurions l'aimer. Un Dieu qui se
bornerait à commander, sans jamais donner ou promettre, disons-le, est
un fantôme inventé par des imaginations exaltées.
En réclamant d'Abram le sacrifice de sa famille, de sa
patrie, Dieu a soin de lui adresser en même temps les plus magnifiques
promesses, et il éveille dans l'âme du patriarche des espérances qui
d'elles-mêmes ne seraient jamais montées à son coeur. Nous avons
appris, à l'école du dimanche déjà, que l'histoire a réalisé, par la
naissance d'Isaac, par l'entrée d'Israël en Canaan, par la venue de
Jésus-Christ, les promesses divines accordées au père des croyants.
Leur accomplissement continue à se poursuivre sous nos yeux. Un temps,
dont l'aurore n'est peut-être pas très loin, viendra, d'après la
prophétie, où Israël ayant accepté l'Évangile, sera en bénédiction à
toutes les nations. Sa vocation ne sera remplie que ce jour-là.
N'allez pas croire que les promesses faites à Abram
concernent seulement des temps lointains. Cet homme de Dieu a été
l'objet de bénédictions particulières pendant sa vie. Il a possédé de
nombreux troupeaux, des boeufs, des ânes, des chameaux, des esclaves,
de l'or, de l'argent, des pierres précieuses. Assurément, tout cela,
comme on dit, ne fait pas le bonheur. Un homme peut avoir l'âme
déchirée de part en part, livrée au plus affreux désespoir, au milieu
de l'opulence. Ce n'est pas dans ses trésors
qu'Abram fut d'abord béni. Il le fut en devenant de son vivant une
cause de bénédiction pour les autres, pour les membres de sa famille,
pour les nouveaux amis qu'il gagna pendant son séjour en Canaan.
Voilà la grande joie des enfants de Dieu. Ils n'en
connaissent pas de plus haute. Devenir une source de bénédiction pour
les autres est le but suprême de leur ambition, leur idéal, car ils
savent qu'en faisant autour d'eux des heureux, ils se rendent
eux-mêmes heureux. Sans doute ils ne sont qu'imparfaitement fidèles à
leur noble mission. Il n'en est pas moins certain que sans eux, sans
les influences de la grâce, de la charité, qu'ils déversent sur le
monde, la vie serait presque insupportable.
Un de mes lecteurs serait-il disposé à cette remarque
ironique : « Votre Abram est bien digne d'envie. Il trouvait
de beaux profits dans sa foi ! Pensez un peu : il reçut tout
ce qu'un homme peut souhaiter : Il eut une nombreuse postérité,
fut entouré de vénération, posséda en abondance de l'or et de
l'argent. Il eût été bien difficile, s'il se fût montré mécontent. Et
en vérité, il ne lui était pas malaisé d'être pieux... » Je
constate dans ces paroles autant d'insanités qu'elles ont de lettres.
Abram, avant d'être comblé de tous ses biens, avait dû commencer par
s'immoler. Les bénédictions qui lui sont accordées consistent d'abord
en des promesses : Le pays qui lui est promis est bien
éloigné ; il n'en sait pas même le nom. La nombreuse descendance
qui lui est annoncée est à vues humaines une impossibilité. Il a donc
besoin de beaucoup de foi. Croire que Dieu dit vrai en tout et partout
vous semble naturel. En réalité, bien peu admettent cela et se
conduisent comme l'admettant.
Le plus frêle roseau, un chaume nous paraissent, à
certains moments, des réalités plus sûres que les biens du monde
invisible. « Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », nous
répète sans cesse la philosophie du monde. Et celle-ci pénètre trop
souvent les croyants. Il arrivera que notre foi chancellera
précisément là où elle devrait rester ferme comme le roc. Vous avez
perdu quelque argent, peut-être une partie de votre
fortune. Où est, au milieu de cette calamité, votre joie
chrétienne ? Et si celle-ci vous fait défaut, je puis bien
demander où est votre foi ? Vous vous envisagez, n'est-il pas
vrai, comme un héritier du ciel. Si je vous posais la question
« En êtes-vous un ? » vous me répondriez sans hésiter
« Oui, par la grâce de Dieu. » D'où vient donc qu'à la
première douleur terrestre vous tombez presque dans le
désespoir ?
O foi ! O foi ! O foi ! Force divine qui
habites en nous, née dans le mystère, d'un souffle de l'invisible, qui
te tournes vers l'invisible, ton domaine, nous ne parlerons jamais
trop de toi ! Cependant tu te rencontres si rarement, même parmi
les croyants ! O Seigneur, Seigneur des miséricordes, gardien
puissant des âmes, use de patience envers nous ! Mais daigne nous
fortifier dans la Foi!
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