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LA VOCATION DE L'EGLISE(Suite)

 

Vous m'écoutez, la plupart de vous, mes chers frères, avec une approbation singulière. Mes explications vous rassurent peu à peu contre une vague frayeur de socialisme, que vous inspirait, je ne dirai pas mon discours, mais mon texte. Nous nous trouvons bien d'accord en cet endroit : reste à savoir si nous le serons jusqu'au bout... Ah ! gardez-vous de croire que, sous prétexte d'expliquer la parole de mon Maître, j'ai entendu l'effacer ! Malheur à moi si, habile à opposer la charité évangélique aux prétentions subversive du pauvre, je n'avais pas le courage de l'opposer également à l'égoïsme honnête du riche ! Sachez le bien : moins je suis jaloux de la lettre, plus je suis jaloux de l'esprit; et si je me montre coulant sur la forme de l'exemple donné à l'Église par Jérusalem, c'est pour m'acquérir le droit d'être d'autant plus inflexible sur le fond, Que la vie commune, telle quelle, de Jérusalem, soit prise dans son acceptation la plus large et dégagée d'avec la spécialité des applications, j'y consens, encore une fois, je le demande moi-même ; mais j'entends la maintenir tout entière dans son essence, qui est la manifestation visible de l'amour fraternel caché dans les coeurs. Désirable ou non, transférable ou non, le partage de Jérusalem a passé sur la terre, comme l'éclair d'une charité céleste, qui devait enfanter dans les âges suivants de l'Église des imitations et non des copies, pour lui montrer, par un éclatant exemple, non pas comment la charité doit être exercée, mais de quoi elle est capable, quand elle prend son modèle en Jésus-Christ, et en lui crucifié.

 

On ne saurait se faire une plus juste idée de l'amour qui unissait entre eux les membres de l'Église primitive, qu'en les comparant, comme je le faisais tantôt, à une famille de frères. Dans une famille bien réglée et tendrement unie, les frères et les soeurs, dispersés par le cours de la vie, forment des établissements séparés et occupent des habitations distinctes : mais l'affection mutuelle qui est enracinée dans leurs coeurs les pousse à se rapprocher, à se réunir, chaque fois que l'occasion s'en présente, malgré la distance des lieux et les empêchements des affaires. En même temps, dans une telle famille, les fortunes peuvent être inégales, et chacun administre la sienne pour son propre compte : mais, que l'un vienne à manquer des biens de la vie, tous les autres s'empressent de lui venir en aide, et de « suppléer à son indigence par leur abondance (*33), » (je parle de la famille telle qu'elle doit être...) Eh bien, telle m'est apparue l'Église de Jérusalem dans le tableau charmant de mon texte ; rien de plus, mais rien de moins. Telle aussi devrait être dans tous les temps l'Église de Jésus-Christ; telle elle sera, si elle mérite le nom qu'elle porte : une famille, dont les membres, s'aimant en frères d'une affection cordiale, se cherchent les uns les autres au sein d'un monde faux et froid; une famille, dont les membres sont toujours prêts à se faire part entre eux, selon le besoin, « de leur huile, de leur vin et de leur froment (*34). » Où cet esprit aura pénétré, quelque nom qu'il reçoive, quelque forme qu'il emprunte, là, et là seulement, Jérusalem aura été « rétablie et remise, » selon la prière du prophète, « en un état renommé sur la terre (*35). » Là, aura été réalisée, pour la consolation de l'Église et pour l'instruction du monde, une autre prière plus touchante et plus solennelle encore, celle de Jésus pour ses disciples qu'il se prépare à quitter : « Père, qu'ils soient un, comme nous sommes un (*36) ! » Là, cette unité qui est dans les coeurs, se faisant jour dans les oeuvres, n'importe par quel chemin, provoquera encore une fois ce cri de la conscience humaine : « Voyez comme ils s'aiment ! » ce cri intelligent et instinctif, qui constate dans l'amour mutuel des enfants de Dieu, l'invasion d'un ordre céleste au sein de l'humanité déchue.

 

Mais, si telle est la vraie Église, où est-elle, cette vraie Église? où est-elle, cette famille de frères ? Des frères, des soeurs, des chrétiens exceptionnels, pour lesquels le sacrifice est une réalité, que dis-je? un besoin, un attrait, il y en a toujours eu, grâces à Dieu, et, en bien cherchant, j'en trouverais aussi à notre époque. Mais une société de tels frères, mais l'Église telle que je la demande, l'avons-nous ? sommes-nous près de l'avoir? je ne sais; mais si nous ne l'avons pas, la vraie Église nous manque, et nous avons besoin d'une réforme !

 

L'amour des frères n'est pas l'indifférence pour le monde; pour ce monde auquel nous appartenions hier, et que « Dieu a tant aimé que, de donner son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. » L'oeuvre de compassion divine que Jésus-Christ est venu faire dans le monde, est aussi celle qu'il y a donnée à faire à son Église : « Comme tu m'as envoyé dans le monde, je les ai aussi envoyés dans le monde. » Aussi la vraie Église a toujours exercé le vrai prosélytisme; elle a senti qu'elle avait, comme son Maître, vocation de Dieu pour « chercher et sauver ce qui est perdu. » Cette vocation, écoutez comme elle est remplie par l'Église de Jérusalem, et avec quel succès - « Et chaque jour, persévérant d'un commun accord dans le temple, et rompant le pain de maison en maison, ils prenaient leur nourriture avec joie et avec simplicité de coeur, louant Dieu et trouvant grâce devant tout le peuple; et le Seigneur ajoutait tous les jours à l'Église, ceux qui se sauvaient, » ou, comme notre historien l'exprime ailleurs, « ceux qui étaient disposés pour la vie éternelle (*37). »

 

Le monde, tout monde qu'il est, renferme, grâces à Dieu, bien des gens qui s'appliquent à réaliser l'idéal de félicité sainte qu'ils portent au-dedans d'eux, et qui, ne trouvant jamais ce qu'ils cherchent, d'autant plus mécontents de la vie qu'ils lui avaient plus demandé, tristes par instinct de bonheur, oserai-je dire sceptiques par instinct de foi, vivent l'oreille au guet, l'oeil attentif, comme s'ils attendaient je ne sais quelle délivrance inattendue, à laquelle ils ne peuvent jamais ni parvenir ni renoncer. Mettez des esprits de cette trempe en présence de l'Église primitive de Jérusalem : dans cette assemblée de croyants en Jésus-Christ, ils trouvent quelque chose de ce qu'ils auraient trouvé en Jésus-Christ lui-même; ils y trouvent, passé du rêve dans la vie et comme descendu du ciel en terre, cet idéal qui leur avait échappé partout ailleurs, mais qu'une voix intérieure leur avait promis, comme au vieux Siméon, qu'ils verraient avant de mourir. Devant ce spectacle, tour à tour pénétrés d'une crainte respectueuse (*38) et attirés par une tendre confiance, ils cèdent à une grâce secrète et irrésistible, ils entrent dans une sorte de courant spirituel où l'on ne saurait s'engager sans le suivre jusqu'au bout; et déjà les voici qui font partie de cette Église qu'ils pensaient ne faire qu'admirer : « Et le Seigneur ajoutait tous les jours à l'Église ceux qui se sauvaient. » Les nouveaux convertis se comptent par milliers dans un jour (*39), et en quelques années leur nombre s'élève à des dizaines de milliers (*40).

 

Rendons-nous bien compte de la vole par laquelle s'obtiennent ces magnifiques succès, capables d'exciter la sainte jalousie de toute Église fidèle. Au reste, je leur donnerais un autre nom, si, j'en savais un, celui de succès leur convenant mal par l'idée de résolution et d'effort qu'il réveille. L'Église de Jérusalem produit ces milliers de conversions, moins comme un artisan son ouvrage, que comme un arbre son fruit; moins par une action directe et calculée, que par une action indirecte et presque ignorante d'elle-même. Ce n'est pas qu'une action directe ne soit exercée; assurément, l'Évangile est proclamé dans Jérusalem, incessamment proclamé. Il l'est par les apôtres - leur voix peut bien accroître l'Église après l'avoir enfantée, et ajouter d'autres disciples à ces trois mille qu'elle a réveillés dans le seul jour de la Pentecôte. Il l'est par ces nouveaux disciples : je me les figure se répandant par la ville, racontant en tous lieux les faits de Jésus-Christ, montrant la prophétie accomplie dans sa personne, mieux encore, tournant les relations sociales et les rapports de la vie en autant de moyens d'annoncer leur Maître à ceux qui ne l'ont pas encore connu. Tout ce travail d'évangélisation entre pour sa part, pour sa large part, dans les succès missionnaires de l'Église primitive; mais là n'en est pourtant pas le vrai secret. L'action nouvelle, l'action entraînante, l'action décisive, ce n'est pas la directe, c'est l'indirecte ; ce n'est pas celle de la parole, c'est celle de la vie; ce n'est pas celle des apôtres, c'est celle de l'Église.

 

Pour sentir la vérité de cette réflexion, supposez, mon cher auditeur, que vous eussiez été admis à contempler un des jours de ce Fils de l'homme, » dont l'Église est le corps, le représentant sur la terre. Qu'est-ce, pensez-vous, qui vous aurait le plus fortement attiré à Jésus et à sa doctrine? Quelque puissance que vous eussiez admirée dans les prodiges, semés par ses mains, quelque autorité que vous eussiez sentie dans les paroles de grâce qui tombaient de ses lèvres, je me trompe ou ce qui vous aurait à la fois le plus profondément touché et le plus irrésistiblement subjugué, ce n'est ni cette puissance ni cette autorité c'est plutôt cette vie toute d'obéissance, de charité, de renoncement; c'est ce je ne sais quoi de saint et d'aimant qui se peint dans son regard, qui respire dans tout son être, et qui rend visible en lui le Dieu invisible. Eh bien, il y avait dans l'Église de Jérusalem quelque chose de semblable, qui lui gagnait les coeurs plus que la parole, qui les aurait « gagnés sans la parole (*41): » c'était la nouveauté inouïe du spectacle moral qu'elle offrait aux yeux; c'était cette île de sainteté, d'amour et de paix, qui venait de surgir, dans un jour de grâce, au sein de cet océan de péché, d'égoïsme et d'agitation que nous appelons le monde, apportant à la terre, comme un autre Éden, des fruits si délicieux qu'on ne les eût attendus que du ciel. Devant cette « démonstration d'esprit et de puissance (*42), » plus de doutes, plus d'objections possibles ; on n'en cherche plus, on n'en admet plus; on se rend, et l'on est heureux de se rendre, à moins qu'on ne soit un Caïn « qui tue son frère, parce que ses oeuvres sont mauvaises et que celles de son frère sont justes ... » Loin de m'étonner, après cela, que les trois mille croissent en quelques jours jusqu'à cinq mille, et ces cinq mille en quelques années jusqu'à des dizaines de milliers, je vous l'aurais prédit: avec de tels auxiliaires, la Parole est toute puissante; une telle Église rend à la prédication des apôtres plus encore qu'elle ne reçut d'elle (*43).

 

Reste à savoir, mes chers frères, si cette action à la fois si énergique et si étendue, devait être le privilège exclusif de l'Église primitive, et si toute ambition d'en exercer une semblable sur la multitude qui nous entoure nous est à jamais interdite. Et pourquoi le serait-elle ? Pourquoi ces trois mille ont-ils pu réveiller l'attention des cent vingt mille habitants de Jérusalem, pour ne pas dire des deux millions qui s'y pressaient dans les fêtes solennelles, et serions-nous condamnés, nous héritiers de leur doctrine et imitateurs de leur foi, à passer inaperçus au milieu de ce peuple incrédule qui nous enveloppe et nous absorbe ? Pourquoi les chrétiens de Jérusalem et du premier siècle ont-ils recueilli des fruits si abondants de leur travail, dirai-je? ou de leur seule présence dans Jérusalem, en attendant les fruits plus abondants qu'ils en devaient recueillir plus tard dans la Judée et dans tout le monde, et nous résignerions-nous tranquillement, nous chrétiens de Paris et du dix-neuvième siècle, au cauchemar de nos appels perdus dans le désert, de nos coups d'épée donnés dans le vide, et de notre Évangile jeté sur la face du monde sans que personne presque daigne se baisser pour le ramasser? Pourquoi, si ce n'est parce qu'héritiers de leur doctrine, nous ne le sommes pas de leurs oeuvres; parce qu'imitateurs de leur foi, nous ne le sommes pas de leur amour; en deux mots, parce que présentant au monde la même Parole, nous ne lui offrons pas le même spectacle? Il y a des croyants parmi nous, grâces à Dieu, il y en a de sincères, d'exemplaires : mais cette société des croyants, cette famille céleste, cette oasis d'amour fraternel dans le désert, qui frappe dans Jérusalem jusqu'aux regards les plus distraits, où la trouverait, au milieu de nous, l'oeil même le plus attentif, le plus bienveillant?

 

Frappons sur notre poitrine, mes frères, avant de frapper sur celle d'autrui. Ne calomnions pas notre génération. Toute éteinte qu'y est la croyance, toute matérielle qu'y est la vie, notre siècle n'est pas plus fermé qu'un autre aux impressions de la vérité, de la sainteté, de la charité. Que dis-je ? Ce siècle, si mystérieusement mêlé de bien et de mal, n'a-t-il pas certains côtés qui le prédisposent pour cette influence salutaire ? Dans ces rêves d'une société nouvelle qui agitent notre époque, et qui, comme cette tempête décrite dans le Psaume CVII, tour à tour « l'élèvent au plus haut des cieux et la précipitent au fond des abîmes (*44), » n'y a-t-il donc rien de généreux, rien de légitime, rien d'emprunté à l'esprit de Jésus-Christ et aux souvenirs de Jérusalem? Jusque dans ses tentatives infructueuses, quand elles ne sont pas ridicules ou funestes, n'y a-t-il pas de quoi lui ouvrir les yeux, et lui rendre plus sensible, ne fût-ce que par le contraste, une expérience heureuse, comme l'a été celle de Jérusalem, et qui ne devrait son succès qu'à la présence de Jésus-Christ et aux principes de son Évangile? Oui, si l'Église primitive de Jérusalem était aujourd'hui transportée dans Paris, Jérusalem et premier siècle pour l'esprit, Paris et dix-neuvième siècle pour la forme, ces trois mille de la foi et de la charité, cette Église du renoncement et de l'amour fraternel, cet Évangile pris au sérieux, feraient ce que n'ont jamais pu faire ni nos discours, ni nos associations, ni nos Églises établies, ni nos Églises indépendantes ! Nous nous plaignons que l'Église contemporaine est sans prise sur les masses, et il ne lui manque peut-être pour les remuer profondément, que de redevenir ce qu'elle fait profession d'être, l'Église chrétienne. Il vaut au moins la peine d'essayer : quand l'expérience en serait perdue pour le monde, elle ne le sera pas pour nous-mêmes; mais elle ne sera pas perdue, même pour le monde, croyez-le bien. Ou si cet essai même vous parait impraticable, si je ne puis vous parler des réalités de la vie chrétienne et de l'Église chrétienne sans vous paraître m'engager dans la région des chimères... tirez la conclusion vous-mêmes, et jugez si nous avons besoin d'une réforme !

 

Cette triple réforme, mes frères, il nous la faut; cette Église vivant de la vie divine, de la vie fraternelle, de la vie missionnaire, elle est dans les vues de Dieu, dans les aspirations de son peuple, dans les besoins de l'époque; et, parce qu'elle est nécessaire, elle naîtra dans le temps de Dieu, - si ce n'est pas parmi nous, ce sera ailleurs. Si, à l'exemple de ces Gergéséniens, nous obligeons Jésus-Christ à se retirer de nos quartiers, il transportera son ministère, avec ses bénédictions, sur une terre mieux préparée : nous pouvons bien repousser l'Église, nous ne pouvons pas la supprimer. Mais qui voudrait la repousser? Qui ne l'appellerait de tous ses voeux? Qui ne serait jaloux de lui offrir son toit pour abri et sa maison pour lieu de repos ? Que si, en parlant de la sorte, je présume trop bien de la communauté à laquelle vous vous rattachez, si l'Église réformée de France, ou, pour nous restreindre, si l'Église réformée de Paris ne peut pas, ou ne veut pas être cette Église de Jérusalem, il vous reste, en attendant et pour hâter le jour où elle connaîtra mieux « les choses qui appartiennent à sa paix, » il vous reste, à vous, d'être vous-mêmes cette Église modèle et de l'être aujourd'hui. Qui, vous ? vous, une poignée d'hommes que l'esprit de Jérusalem anime tout seuls? vous cent, vous cinquante, vous vingt? Oui, vous cent, vous cinquante, vous vingt, ou même, si c'est trop demander, vous dix , vous cinq, vous deux, commencez ! Commencez, non dans la puissance de votre résolution humaine, mais dans la seule force de Dieu, par sa seule grâce, et pour sa seule gloire ! Oui, mon frère, oui, ma soeur, commencez, - et votre exemple faisant des imitateurs, vous vérifierez cette belle image du Psaume LXXII, qui est moins une image qu'une prophétie, portant sur le sujet même qui nous occupe : « Une poignée de froment étant semée dans la terre au sommet des montagnes, son fruit mènera du bruit comme les arbres du Liban; et les hommes fleuriront dans les villes comme l'herbe de la terre (*44). » Bien des âmes droites, mais timides, affamées et altérées de la justice, mais manquant d'énergie et d'initiative, n'attendent qu'un signal pour se lever, et pour se consacrer sans réserve à leur divin Maître. Qu'elles entendent seulement parler d'une société, si petite soit-elle, qui s'applique à faire de cette vie divine une réalité spirituelle, de cette vie fraternelle une réalité ecclésiastique, et de cette vie missionnaire une réalité sociale, et vous les verrez voler à vous, comme les parcelles de fer vers l'aimant qui les attire : les coeurs sont prêts, vous dis-je, il ne s'agit que d'une voie à ouvrir, moins encore, que d'un signal à donner Heureux ceux qui sauront le donner ! Heureux ceux qui, devançant les temps de l'Église, feront entre eux tout ce qu'ils auraient à coeur de voir faire à l'Église ! Heureux ceux qui formeront une sainte alliance pour entrer à plein dans la vie chrétienne, et qui sauront se fier, pour le développement de leur oeuvre naissante, à ce Dieu puissant qui des douze apôtres aux soixante-dix disciples, des soixante-dix aux cent vingt, des cent vingt aux trois mille (en attendant que ce soit des cinq mille aux dizaines de mille), est arrivé à cette Église de Jérusalem que vous souhaitez de reproduire au milieu de nous ! Ne vous laissez point troubler dans ce bon dessein par la pensée que notre Église, momentanément dépouillée par le malheur des temps du bel ordre dont elle se glorifiait autrefois, est mal préparée à vous suivre dans vos pensées de régénération ecclésiastique. Prenez patience, et attendez le Seigneur. Aussi bien, cette position que Dieu et l'histoire vous ont faite est plus favorable peut-être, à tout prendre, à l'accomplissement de votre pieuse entreprise qu'aucune de celles que vous pourriez vous faire par votre choix, non seulement parce qu'elle vous maintient en rapport avec certaines racines cachées de réforme qui ne demandent qu'à venir au jour ; mais encore, parce qu'elle vous réduit par la nécessité des choses à l'emploi des moyens spirituels, qui sont les plus purs et les plus sûrs de tous, sans laisser votre attention se distraire de ce qui fait le fond de votre ambition chrétienne, Jésus-Christ réalisé dans la vie (les siens. Quoi qu'il en soit, la main à l'oeuvre, où vous êtes, comme vous êtes! Dites-vous bien qu'une seule condition vous. suffit : un coeur plein de foi et de dévouement, d'une foi sans hésitation et d'un dévouement sans réserve. Ce coeur, l'avez-vous ? toute la question est là. Si vous ne l'avez pas, vous ne valez rien pour l'oeuvre d'aujourd'hui, mais vous n'auriez pas valu davantage pour celle de Jérusalem; mais, si vous l'avez, il se fera à lui-même un chemin nouveau, à défaut de routes frayées, et « rien ne vous sera impossible. » Wesley ne demandait que dix vrais méthodistes pour renouveler la face de l'Angleterre : je le crois bien, ces dix vrais, méthodistes, ce seraient dix apôtres! Avec dix vrais protestants, je ne désespérerais de rien non plus pour l'Église réformée de France !

Pour l'Église réformée de France, ai-je dit ? Mais ce n'est pas à elle seule que je pense pour cette glorieuse entreprise : mon ambition va plus loin. La réforme que je veux pour notre Église, je la veux polir l'Église luthérienne. pour l'Église anglicane, pour les Églises indépendantes, et elles aussi la veulent pour elles-mêmes. Le travail qui s'opère parmi nous dans les esprits s'opère également ailleurs. L'Église, une Église nouvelle, est partout attendue, partout appelée, j'allais dire au nom de la religion, mais je pourrais ajouter au nom de la politique, dont elle peut seule apaiser les différends ; au nom de la société, dont elle peut seule résoudre le problème; au nom de l'humanité, dont elle peut seule guérir les plaies ! On le sent confusément : c'est par l'Église que le monde agité et bouleversé doit arriver à Jésus-Christ, et c'est par Jésus-Christ qu'il doit arriver à l'ordre, à la paix, à la prospérité, après lesquels soupire toute la race humaine. C'est le voeu, c'est le rêve, c'est le gémissement de toutes les communions chrétiennes, mais un voeu autour duquel se divisent les esprits, de cette division qui entre dans les vues de Dieu, « pour que ceux qui sont dignes d'approbation soient manifestés, » je veux dire pour que les vrais chrétiens, révélés les uns aux autres, se donnent la main d'association dans l'oeuvre commune. Dans l'Église luthérienne, à la poursuite de l'ordre nouveau, si les uns réveillent un Luther plus luthérien que celui du seizième siècle, et veulent à jamais fixer l'Église dans les pensées et les institutions d'un homme faillible, qui a saintement protesté d'avance contre un si aveugle hommage, les autres s'appliquent à mettre en saillie ce fond de la grâce évangélique, que Luther a si merveilleusement relevé, qui a fait la réformation dans son coeur avant de la faire par lui dans le monde, et qui confond le vrai luthérien avec le vrai réformé, et avec tous les vrais disciples de Jésus-Christ. Dans l'Église d'Angleterre, à la poursuite de l'ordre nouveau, si les uns s'évertuent à reconstruire l'Église cléricale et despotique dont leurs pères ont secoué le joug, comme s'ils étaient jaloux d'étouffer le fond sous les formes et d'absorber l'esprit dans l'ordonnance, les autres aspirent au contraire à dégager si bien le pur Évangile et l'Église spirituelle, qu'ils soient en harmonie avec tous ceux qui servent le Dieu vivant en esprit et en vérité, et nous tendent une main fraternelle que nous serrons avec amour. Dans les Églises indépendantes, à la poursuite de l'ordre nouveau, si les uns s'efforcent de faire prédominer un esprit étroit et sectaire, qui restreint la bénédiction divine à leurs seules affirmations, quand ce n'est pas à leurs négations, les autres, touchés de ce qui leur manque à eux-mêmes, s'ouvrent à des pensées plus étendues et à des sentiments plus élevés, qui tendent à unir les frères, non à les diviser, et qui préparent pour l'avenir l'Église commune des enfants de Dieu, disséminés dans toutes les communions. Que dis-je ? Dans l'Église catholique-romaine à l'Occident, comme dans l'Église catholique-grecque à l'Orient, à la poursuite de l'ordre nouveau, si le grand nombre prétendent ressusciter les maximes exclusivement romaines et grecques qui ont perdu le moyen âge et appelé une réformation, n'y en a-t-il pas d'autres qui sentent le besoin de pénétrer jusqu'à cette substance vivante de l'Évangile, jusqu'à ce trésor de rédemption et de régénération, jusqu'à ce coeur de Jésus-Christ et de Jésus-Christ crucifié , qu'ils retiennent en commun avec les croyants de l'Église protestante ? Partout je vois poindre sur l'horizon un peuple de Dieu, petit par le nombre, mais grand par la foi et par l'amour, qui se détache des positions anciennes, et qui se tient prêt pour l'Église spirituelle, fraternelle, missionnaire, des temps à venir. Oh ! puisse l'Esprit divin rapprocher ces âmes droites et fidèles, qui s'ébranlent de toutes parts, qui se cherchent comme en tâtonnant dans les ténèbres, qui si, combattent peut-être, faute de se connaître ! Puisse se resserrer la sainte milice des enfants de Dieu, rassemblés non pas au nom de l'indifférentisme qui efface les doctrines essentielles de l'Évangile, mais au nom de la foi commune qui les fait prédominer sur tout ce qui est secondaire, humain ou local ! Puisse venir cet ordre nouveau, après lequel la chrétienté tout entière soupire, pour accomplir la prophétie, pour réaliser l'Évangile, pour rappeler, pour effacer les jours de Jérusalem, et pour fonder enfin sur la terre le royaume des cieux ! Amen.


Les fragments suivants faisaient partie de l'exorde et de la péroraison du sermon sur la Vocation de l'Église, tel qu'il fut prêché à Paris, le 5 août 1849 .

 

Il est d'usage et dans la nature des choses, que le pasteur installé commence par exposer les principes de croyance et de conduite qui doivent régler l'exercice de son ministère futur. Mais ce n'est pas ce que j'ai à faire aujourd'hui ; moi qui, nourri dans le sein de cette Église, vous suis connu dès ma jeunesse, et qui, attaché à son service depuis deux années, ai eu tant d'occasions de vous montrer que la foi de l'Évangile et de la Réformation est aussi la foi de mon coeur. Le seul changement que ce jour apporte dans ma position, c'est que de prédicateur, je deviens pasteur, changement qui ne touche point au fond du ministère évangélique, bien qu'il ait sa réalité et son importance. C'est passer de la parole A l'action; ou plutôt, puisque je n'ai jamais séparé la théorie de la pratique, c'est passer de l'action individuelle à l'action collective. Comme prédicateur, j'ai travaillé à former des croyants ; je vais travailler dorénavant, comme pasteur, je ne dis pas à former l'Église, car elle existe, mais à la développer, à l'améliorer, et, s'il y a lieu, à la réformer. Cette perspective m'effraye et me réjouit tout ensemble. Elle m'effraye par l'extension nouvelle que prend ainsi mon ministère, sortant en quelque sorte de la chaire chrétienne pour se répandre dans la rue, dans la maison, dans la vie commune; mais elle me réjouit parce que j'ai soif d'une application publique et vivante pour la doctrine dont je rends témoignage : au reste, la prédication elle-même n'a qu'à y gagner. Je sens toujours plus que, selon un mot d'Alexandre Vinet, un discours n'est vraiment utile que s'il est en même temps une action. Vous le sentez tous avec moi : les beaux discours passent de mode, grâces à Dieu, dans la chaire chrétienne comme à la tribune politique; et ce que l'on nous demande, ce sont des exhortations simples, belles de vérité et riches de sainteté, allant droit au but, et faisant descendre l'Évangile des hauteurs de l'éloquence oratoire dans les réalités de la vie...

..... La question que je me propose a sur cette autre question que cette occasion aurait pu nie fournir également : Quelle est la vocation du pasteur? le double avantage d'être moins personnelle et plus étendue. La vocation de l'Église implique celle du pasteur, comme le but à atteindre implique les moyens à prendre; car, si Jésus-Christ a lui-même établi « les uns apôtres, les autres évangélistes, les autres pasteurs et docteurs, » c'est « en vue de la préparation des saints, pour l'oeuvre du ministère, pour l'édification du corps de Christ, jusqu'à ce que nous atteignions tous à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l'homme parfait, à lit mesure de la stature de la plénitude de Christ (*45); » en d'autres termes, si le Seigneur a institué le ministère évangélique, c'est pour la formation et le développement de l'Église. Dès lors, déterminer ce que doit être l'Église, c'est indiquer en même temps ce que doit faire le pasteur. C'est l'indiquer même d'une manière qui, pour être indirecte, n'en est que plus propre a mettre notre ministère dans son vrai jour. Car, selon l'Église protestante, qui n'a fait sur ce point que se conformer exactement à l'Évangile, le caractère de, ce ministère, c'est, comme le révèle assurément le terme choisi pour le désigner, le service, non l'autorité et si le pasteur préside sur le troupeau (*46) ce n'est pas pour le gouverner, c'est pour administrer, au nom et dans l'intérêt de tous ses membres, les grâces que Dieu a accordées à l'Église entière, non à un clergé, et qu'il lui dispense par la foi, non par un sacerdoce. A ce point de vue, grand par son humilité même, comme l'oeuvre de ce Pasteur des pasteurs qui est venu, « non pour être servi, mais pour servir, » le ministère pastoral se réalisera d'autant mieux qu'il se montrera plus disposé à s'effacer devant l'Église, et à dire d'elle ce que Jean-Baptiste disait de son Maître : « Il faut qu'elle croisse, et que je « diminue (*47) »

 

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Pour moi, telle étant la vocation de l'Église, tel sera auprès de vous l'esprit de mon ministère. C'est dans cette voie de la foi vivante et de l'Église vraiment spirituelle, fraternelle et sainte, que je m'efforcerai d'engager, non une portion du troupeau seulement, mais le troupeau tout entier. Aussi, si votre désir à vous est de prendre exemple sur les premiers chrétiens de Jérusalem, le mien est de prendre exemple sur les apôtres, exerçant au milieu d'eux un ministère qu'ils définissent en deux mots : « Pour nous, nous continuerons de vaquer à la « prière et à l'administration de la parole (*48). » Me consacrer entièrement et me réserver exclusivement à ma tâche pastorale, renfermant cette tâche, autant que me le permettront nos usages, encore défectueux sur ce point, quoique en progrès, dans l'action spirituelle du ministère, si bien résumée dans la parole et dans la prière; vous porter « en public et de maison en maison, » cette parole inspirée, également « utile pour enseigner, « pour convaincre, pour corriger et pour instruire dans « la justice (*49), » et l'appliquer selon sa richesse inépuisable, à tous les besoins de vos âmes et de votre vie; prier pour vous, et avec vous, selon le degré de lumière ou votre confiance m'aura fait pénétrer, et arroser de ferventes supplications la semence que Dieu aura répandue dans vos coeurs par mes faibles mains; faire tout cela sans craindre ni flatter aucun homme, « sans pencher « d'aucun côté, » sans préférer le riche au pauvre ni le pauvre au riche, voilà, je n'ose pas dire ce que je ferai, - j'ai trop appris à me défier de moi-même, - mais voilà du moins ce que j'ai a coeur de faire, ce que je demande à Dieu la grâce de faire ; car voilà ce que je dois faire pour pouvoir rendre un compte agréable devant Dieu de mon administration (*50). Il sait que j'ai pesé sérieusement nia tâche, que je l'accepte sérieusement, plus sérieusement encore que je ne le ferais dans un autre temps. Il le sait, et vous aussi le savez : car je crois lire dans votre conscience le témoignage qu'elle me rend ou si quelqu'un pouvait hésiter à me le rendre, sous l'empire d'injustes préventions, je le lui arracherai par mes oeuvres. L'énergie d'un attachement indomptable à la doctrine de la grâce, sur laquelle repose l'Evangile et notre Eglise, oui, avec secours de Dieu, elle ne me fera jamais défaut; mais je ne me départirai pas davantage de cette conception large, spirituelle de la vérité, dans laquelle j'espère avoir quelque peu profité, par l'étude de la Parole, par l'enseignement de l'Esprit et par l'humiliante expérience de la vie. Vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, que je veux pratiquer « la vérité dans la charité, » et qu'après la fidélité de mort administration !, je n'ai rien de plus cher que l'ordre, l'harmonie et la paix !

 

Soutenez-moi de votre amour et de vos prières, frère vénéré dans la foi et dans le ministère, qui après m'avoir introduit il y a deux ans dans cette Église pour y prêcher sous votre nom cet « Évangile de la grâce » qui fait votre consolation dans les calamités publiques, comme dans les épreuves particulières, venez aujourd'hui lui présenter un collègue qui se souviendra toujours du temps où il fut votre suffrageant, et où il eut lieu tant de fois d'être encore plus touché de votre bienveillance qu'il n'avait été honoré de votre choix. Soutenez-moi de votre amour et de vos prières, chers compagnons d'oeuvre qui ne voulez « savoir, » comme moi, « autre chose que Jésus-Christ, et lui crucifié » et vous, anciens du consistoire, par qui Dieu m'a confié cette tâche nouvelle, qui tout ensemble accable nia faiblesse et réjouit ma foi; et vous, diacres de l'Église, avec qui j'aurai à m'occuper d'une oeuvre qui a seule paru digne à saint Paul d'être associée à son apostolat, hélas ! et que ces « jours mauvais » se sont chargés de rendre doublement précieuse; et vous tous, membres du troupeau, qui n'êtes avec moi dans ce moment qu'un coeur et qu'une âme, et qui m'accueillez, j'en suis sûr, avec autant de confiance que je viens à vous.. ...

 

Ah! pourquoi faut-il que je ne puisse me livrer à la douce solennité de cet appel, sans que le coeur du fils et du frère se serre au-dedans de moi? Si mes yeux cherchent en vain un père, si tendrement chéri, si profondément respecté, et dont la fidélité personnelle a les premiers droits, après Dieu, sur le peu que je suis, la nature ne fait du moins que suivre son triste cours, et j'ai sujet de verser des larmes, sans avoir le droit de m'étonner. Mais comment se fait-il que je prenne aujourd'hui la place de ce frère aimé, de ce disciple fidèle, de ce pasteur respecté de tous dans sa retraite et honoré de tous dans son sacrifice? J'ai beau me dire que ma présence au poste qu'il a si longtemps occupé est un gage de plus, par les circonstances qui l'ont amenée, de cette affection fraternelle qui nous unit l'un à l'autre aussi tendrement que jamais. Mon âme se brise à la pensée d'une séparation, même apparente... mais après tout « ne boirons-nous pas la coupe que le Père nous a donnée à boire?, Pouvons-nous faire autrement que de suivre chacun le chemin que nous croyons avoir été tracé de Dieu ? et Dieu ne peut-il pas, dans la crise redoutable de notre époque, avoir des oeuvres diverses pour ses divers serviteurs"' Ah ! « que chacun soit pleinement persuadé dans son « esprit (*51), » et qu'ainsi il marche en paix devant lui. C'est par là que l'oeuvre de chacun sera approuvée et bénie; c'est par là aussi que demain, je veux dire dans cette Église de l'avenir à laquelle nous aspirons, nos chemins divers se rencontreront dans l'ordre suprême du royaume des cieux, comme ils se rencontrent dès à présent dans l'harmonie des coeurs et dans les plans du Roi des rois !

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-33. 2 Cor. VIII, 13-15. -34. Osée II, 7. -35. És. LXII, 7. -36. Jean XVII, 23.

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-37. Actes XIII, 48. -38. Actes II, 43.

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-39. Selon que l'on traduit Actes IV, 4, par ces mots : « Le nombre des hommes fut, » ou par ceux-ci : « Le nombre des hommes devint d'environ cinq mille, » l'Église naissante a gagné dans cette circonstance 2,000 ou 5,000 nouveaux membres. L'une et l'autre versions peuvent se défendre; mais la dernière me parait devoir être préférée.

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-40. Actes XXI, 20. « Tu vois combien il y a de dizaines de milliers qui ont cru; » version littérale.

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-41.1 Pierre III, 1. -42. 1 Cor. II, 4.

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-43. Actes Il, 33, dans son rapport au 32 et au 34. -44. Ps. CVII, 26.

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-44. Ps. LXXII, 16. -45. Éph. IV, 11-13. -46. Hébr. XIII, 17; 1 Thess. V, 12.

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-47. Jean II, 30. -48. Actes VI, 4. -49. 2 Tim. III, 16. -50. 1 Cor. IV, 2.

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-51. Rom. XIV, 5.


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