LA VOCATION DE L'EGLISE

(1849)

 

SERMONS

par

ADOLPHE MONOD

 

TROISIEME ÉDITION

TROISIEME SÉRIE

 

G. FISCHBACHER, ÉDITEUR 33, RUE DE SEINE, 33

1881

Juin 1999  


(*1)

« Ayant oui ces choses, ils eurent le coeur touché de componction, et ils dirent à Pierre et aux apôtres Hommes frères, que ferons-nous ? Et Pierre leur dit Convertissez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, en rémission des péchés ; et vous recevrez le don du Saint-Esprit : car la promesse est pour vous, et pour vos enfants, et pour tous ceux qui sont loin, autant que le Seigneur notre Dieu en appellera à soi. Et par plusieurs autres paroles, il les conjurait et les exhortait, disant : Sauvez-vous de cette génération perverse. Ceux donc qui reçurent favorablement sa parole, furent baptisés ; et en ce jour-là furent ajoutées environ trois mille âmes. Or, ils persévéraient dans la doctrine des apôtres, et dans la communion, et dans la fraction du pain, et dans les prières. Toute personne fut saisie de crainte, et beaucoup de miracles et de prodiges se faisaient par les apôtres. Et tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses communes; et ils vendaient leurs possessions et leurs biens, et les distribuaient à tous, selon que chacun en avait besoin. Et chaque jour, persévérant d'un commun accord dans le temple, et rompant le pain de maison en maison, ils prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de coeur, louant Dieu, et trouvant grâce devant tout le peuple. Et le Seigneur ajoutait tous les jours à l'Eglise ceux qui se sauvaient. » (ACTES II, 37-47).

 

Mes frères,

 

Depuis quelques années, et plus spécialement depuis cette secousse terrible que notre dernière révolution politique a donnée au pays et au monde, il s'opère dans la tâche du réveil religieux contemporain, une transition que l'on pourrait résumer en disant qu'il passe du croyant à l'Église, et de la régénération individuelle à la régénération collective. Ne parlons que de ce qui se voit dans l'Église évangélique de France, bien qu'un mouvement semblable se fasse sentir dans toutes les Églises évangéliques de la chrétienté. Notre réveil religieux, qui a suivi de près la paix générale, ayant accompli désormais ce qu'on peut appeler sa première génération, et entrant dans la seconde, entre en même temps dans une phase nouvelle de son développement.

 

Placé, au début, en présence d'une incrédulité ou d'une indifférence presque universelle, qui, loin de permettre de porter remède au désordre de l'Église, permettait à peine de le sentir, le réveil n'a guère été. occupé que de rallumer la foi éteinte dans le coeur des individus, en leur annonçant Jésus-Christ, ce « Dieu manifesté en chair, » qui a fait par lui-même l'expiation de nos péchés, et qui, de sa pure grâce, par la foi, appelle. justifie, régénère et sauve l'homme perdu par ses oeuvres. Mais aujourd'hui que cette doctrine de vie, qui a paru si étrange il y a trente ans, peut être tenue pour acquise à la conscience ecclésiastique, aujourd'hui que la facilité avec laquelle elle est reçue de nos troupeaux lui épargne les embarras d'une lutte sérieuse, et tout ensemble lui en refuse le mouvement et l'intérêt (telle est la condition des choses humaines), l'instinct du réveil le pousse à de nouvelles conquêtes, par de nouveaux combats. Tout jaloux qu'il est d'annoncer la vérité évangélique à qui l'ignore, et de la défendre contre qui la nie, il n'en fait plus son affaire principale; cette position-là est prise, et il aspire, tout en la gardant, à se porter en avant pour en occuper une autre. Cette autre position, c'est la réalisation pratique de la foi chrétienne dans la vie, non plus de tels ou tels individus isolés, mais d'une société au sein de laquelle elle puisse à la fois s'étendre et se concentrer, en s'y développant tout entière et en tous sens. En deux mots , aux croyants dans l'Église, le temps est venu de faire succéder l'Église des croyants.

 

La vérité de cette remarque éclate dans tout ce qui nous entoure. Qui ne voit qu'à tort ou à raison, la question d'Église grandit chez nous d'année en année, partout où le réveil a pénétré? Qui ne voit qu'en religion comme en politique, les grandes querelles de l'époque sont les querelles intérieures, et que le vrai débat est moins aujourd'hui de croyant à non-croyant sur le fond de l'Évangile, que de croyant à croyant sur la réforme des Églises anciennes et sur la constitution de l'Église nouvelle ? Qui ne voit que les controverses les plus agitées, dans nos journaux, dans nos brochures, dans nos livres, peuvent toutes se résumer en un seul mot, l'Église; et qu'il n'est pas jusqu'à la doctrine elle-même qui ne soit entraînée dans ce mouvement, et qui, par un renversement étrange, n'emprunte à l'Église l'appui qu'elle devrait lui donner? Qui ne voit que les hommes pieux qui sortent des Églises établies et ceux qui y demeurent ne diffèrent pas tant sur les conditions de l'Église fidèle que sur les moyens à prendre pour les réaliser, et que tout le peuple de Dieu travaille d'un même coeur à l'Église future, ainsi que Noé à son arche, comme à l'unique refuge contre le déluge à venir? Que dis-je ? je pourrais en appeler aux instincts du siècle lui-même, tout étranger qu'il semble à cette matière. Également fatigué et de théories qui l'égarent, et de réalités qui le trompent, le siècle a soif d'une doctrine à la fois pratique et désintéressée, pour soulager les maux de l'humanité, et la mettre en possession des avantages que le Créateur lui a destinés : il rêve, il poursuit une société nouvelle, fondée sur le sacrifice et la charité. Il lui reste à comprendre, quoiqu'il semble commencer de l'entrevoir, que Jésus-Christ, qui lui a seul suggéré l'idée de ce royaume de Dieu sur la terre, peut seul aussi lui en donner l'accomplissement, les principes de Jésus-Christ ne pouvant recevoir leur application que dans la société de Jésus-Christ, c'est-à-dire dans la vraie Église chrétienne. Le siècle le sent confusément, et il aspire à sa manière à une Église chrétienne digne de son nom, et fidèle à sa vocation.

 

Je crois donc répondre à un besoin général de l'Église contemporaine en prenant pour sujet de ce discours cette question : Quelle est la vocation de l'Église ? et que doit être l'Église pour y répondre ? Par l'Église, j'entends ici non l'Église particulière à laquelle je suis attaché, mais l'Église visible de Jésus-Christ en général, et cette Église envisagée moins telle qu'elle est, que telle qu'elle doit être. Je me place à un point de vue élevé, spirituel, d'où la tâche que je vais étudier est également imposée à toutes les Églises contemporaines, - hélas ! et ne pourrais-je pas ajouter, la réforme que je vais presser également nécessaire pour toutes?

En cherchant à peindre la vocation de l'Église, je pourrais toucher un double écueil : celui de la poésie, si je faisais un tableau purement imaginaire, et' celui de l'histoire, si je rabaissais ce qui doit être au niveau de ce qui est. Je ne vois pas de plus sûr moyen pour éviter à la fois l'un et l'autre, que de prendre pour type l'Église primitive de Jérusalem, où la réalité vivante s'unit à une beauté presque idéale. Aussi bien, cette Église est la première décrite dans le Nouveau Testament, et la seule qui le soit avec quelque détail. C'est là que nous surprenons l'Église à sa naissance, avant qu'elle ait eu le temps de cacher sous des formes locales ces grands traits simples et primitifs que j'ai à coeur de dégager; ou du moins, s'il s'y ajoute certaines formes locales, car elles sont inséparables de l'existence, ce sont les plus naïves, les plus enfantines, et s'il m'est permis d'ainsi dire, celles qui sont le plus près de la vie. L'Église de Jérusalem est l'Église vivante, mais non encore organisée : c'est précisément ce qu'il faut pour l'étude qui nous occupe. Le Saint-Esprit lui-même en a ainsi jugé, puisqu'il ne présente à notre imitation aucune Église organisée, et qu'il soustrait à nos regards celle même de Jérusalem dès qu'elle revêt une organisation arrêtée. A cette raison, qui eût suffi pour me faire choisir ce texte, je devrais dire peut-être pour l'accepter, tant il s'offrait de soi-même à mon esprit, se joint une raison de charité. Mon sujet de ce jour n'est pas exempt d'une certaine délicatesse, par la divergence des meilleurs chrétiens sur la question de l'Église; mais que peut-il rester de cette délicatesse, quand on transporte la question dans l'Église de Jérusalem, c'est-à-dire sur le terrain même de l'amour fraternel? C'est le bonheur de mon texte, que laissant dans l'ombre tous ces points de constitution qui partagent les enfants de Dieu, il étale à nos yeux un trésor commun de charité qu'ils sont tous également heureux de contempler, également fiers de montrer au monde.

 

L'Église de Jérusalem, étant la première que le monde ait vue, nous instruit déjà par son existence même, où se révèle pour la première fois le grand fait de l'Église et sa vocation générale.

 

Cette vocation ne saurait être ni plus brièvement ni plus complètement résumée qu'elle l'a été par les Ecritures, lorsqu'elles définissent l'Église le corps de Jésus-Christ (*2). Plus on réfléchira sur cette définition, plus on y trouvera de vérité et de lumière. L'Église est à Jésus-Christ ce qu'est à notre âme le corps par lequel elle est mise en rapport avec le monde extérieur : le corps annonce la présence et transmet l'action de l'âme; l'Église sert de signe à la présence de Jésus-Christ et d'instrument à son action. Ce rapprochement m'en rappelle un autre que l'Écriture a trouvé dans le même ordre de pensées, creusé plus profondément: l'Église est à Jésus-Christ ce qu'est au « Dieu que personne ne vit jamais, » ce « Fils unique qui nous l'a fait connaître (*3), » et « en qui toute la plénitude de la divinité habite corporellement (*4). » Comme Jésus-Christ a rendu visibles dans son humanité, mieux que n'a fait tout le monde avec tous ses ouvrages, « les choses invisibles de Dieu (*5), » tellement qu'il a pu dire: « Celui qui m'a vu a vu mon Père (*6), » ainsi l'Église, recueillant, pour les distribuer entre ses membres, les grâces « infiniment diverses (*7) » dont le siège et la source est en Jésus-Christ, et devenue ainsi, selon une glorieuse expression de saint Paul, « la plénitude de celui qui remplit tout en tous(*8) , » rend en quelque sorte au monde Jésus-Christ devenu invisible aux regards charnels (*9), mais habitant en elle jusqu'à la fin par son Esprit (*10). Elle fait plus encore que de le rendre à qui l'a vu : elle le montre à ceux-là mêmes qui ne l'ont jamais vu (*11). Pour lui, durant « les jours de sa chair, » il n'a été visible que dans un seul pays et pour un seul peuple; mais son Église, répandue sous tous les climats, va porter à la terre entière le nom et l'image de son Sauveur, et faire passer partout cet idéal de l'espèce humaine qui réside en lui, de sa réalité historique à une réalité vivante et toujours contemporaine.

 

Sentez-vous bien tout le prix de cette mission ? L'Église ne crée pas la vie, cela est vrai, mais elle la recueille et la concentre; par où elle enfante une vie d'ensemble, qui a son utilité propre, tout en réagissant avec puissance sur la vie individuelle dont elle émane. Les croyants sont avant l'Église, et chacun d'eux représente, pour sa part, Jésus-Christ sur la terre, « étant membre de son corps, de sa chair et « de ses os (*12). » Mais ces membres sont isolés et privés de vie commune, ou tout au moins de vie commune appréciable pour l'oeil de l'homme, jusqu'au jour que le Saint-Esprit les rapproche, les adapte les uns aux autres, et les assemble en un corps qui est l'Église. Par là, tout à la fois, chacun des membres, mis en la place et soumis aux rapports qui lui conviennent, accomplira, dans les meilleures conditions possibles, la mission qui lui est propre ; et leur réunion donnera naissance à un être distinct et harmonique, qui manifestera, disons mieux, qui personnifiera Jésus-Christ, et qui portera la vie chrétienne à la plus haute perfection où elle puisse atteindre, par une merveilleuse combinaison de la vie individuelle avec la vie collective, C'est donc dans l'Église qu'il faut chercher le déploiement pratique, réel, visible, de la vie chrétienne, tant intérieure qu'extérieure ; c'est à l'Église qu'il faut demander, et l'accroissement achevé de Jésus-Christ dans les siens, et la complète révélation de Jésus-Christ devant le monde; c'est l'Église enfin qui est le dernier mot de l'Évangile. Elle l'est d'autant mieux, remarquez-le bien, qu'elle l'est par la vertu secrète et inconsciente de la vie. L'action commune de l'Église diffère essentiellement d'avec l'action concertée d'une association : l'action de l'Église est le fruit non du concert, mais de l'harmonie ; elle s'exerce non par voie de délibération, mais spirituellement, spontanément, et sans qu'elle s'en rende compte à soi-même. Je ne puis la comparer qu'à l'action commune du corps et de l'âme, agissant dans un accord d'autant plus parfait, qu'il n'est pas dû à un parti pris de se rapprocher et de s'entendre.

 

Toute cette belle théorie s'est réalisée dans l'Église de Jérusalem. Elle rend Jésus-Christ au monde, pour lequel il semblait perdu. Ses ennemis se flattaient de l'avoir à tout jamais banni de la terre : mais le voici qui reparaît sur la scène, qui se promène dans les rues de Jérusalem, qui visite le temple, qui guérit les malades, qui remet les péchés; le voici qui fait tout cela comme autrefois, que dis-je ? mieux qu'autrefois, dans la personne de son Église, qui lui sert comme d'enveloppe visible, mais transparente. Grâce à l'Église, la présence de Jésus-Christ n'a jamais été plus sensible que depuis qu'elle est devenue invisible et spirituelle. C'est que la fondation de l'Église est l'ouvrage du Saint-Esprit, qui révèle Jésus-Christ au monde plus clairement que n'a fait Jésus-Christ lui-même (*13). Tandis que Jésus-Christ est sur la terre, il se renferme dans un ministère individuel : il appelle autour de lui des disciples, qu'il amène à la foi par ses leçons et par les faits de sa vie, de sa mort et de sa résurrection; mais l'Église, il ne l'établit pas, quoiqu'il la nomme comme si elle était déjà (*14); on dirait qu'il en devance les temps par une sainte impatience de la voir paraître... Ce temps arrive enfin, et c'est le temps, c'est le propre jour où le Saint-Esprit est répandu : l'Esprit descend du ciel, l'Église naît sur la terre. Il suffit de lire le chapitre qui m'a fourni mon sujet et plus spécialement les versets qui précèdent mon texte (*15), pour reconnaître que cette nouveauté inouïe dont l'Église de Jérusalem offre le spectacle au monde est tout entière l'oeuvre et la gloire du Saint-Esprit; c'est lui qui appelle les disciples de Jésus-Christ, et les rassemble au nom de Jésus-Christ pour en former le corps de Jésus-Christ. Cette place prépondérante du Saint-Esprit se révèle par l'ordre même dans lequel les choses se passent ici, et qui est inverse de celui qui avait été observé dans la création de l'homme. Dans la création de l'homme, le corps naît le premier, et reçoit ensuite de Dieu le souffle qui en fait une âme vivante; dans la formation de

l'Église, aussi bien que dans l'incarnation du Fils de Dieu, c'est l'Esprit éternel qui vient le premier, et qui appelle à lui le corps où il veut se rendre visible et par lequel il veut agir sur la terre (*16). Alors, à côté de la prédication des apôtres, que ce même Esprit a revêtue d'une vertu nouvelle, commence une prédication plus puissante encore, celle du peuple de Dieu : ce que les apôtres annonçaient, il le montre, et la parole se convertit en action dans l'Église. Cette transition de Jésus-Christ au Saint-Esprit et des premiers croyants à la première Église, offre quelque analogie avec celle que nous remarquions tantôt parmi nous et par laquelle notre réveil passe de sa première phase à la seconde; c'est qu'elle est dans la nature des choses, qui ne change point avec le temps : l'Évangile, par son caractère spirituel, procède du dedans au dehors et commence par agir sur l'individu, pour arriver plus tard, par l'individu, à une action collective.

 

Mais cette action collective, qui est la vocation propre de l'Église, en quoi consiste-t-elle? C'est encore le tableau de l'Église primitive qui va nous l'apprendre : nous n'avons qu'à suivre l'ordre que s'est proposé l'auteur sacré. Il envisage l'Église sous un triple rapport : son rapport à Dieu, dont elle émane; son rapport aux croyants, dont elle est formée; son rapport au monde, dont elle se sépare. De là trois applications de la vie du Saint-Esprit dans l'Église : la vie religieuse, quant à Dieu; la vie fraternelle, quant aux croyants; la vie missionnaire, quant au monde.

 

La vie de l'Église commence en Dieu: « Ils persévéraient dans la doctrine des apôtres, et dans la communion, et dans la fraction du pain, et dans les prières. » Telle est la vie religieuse de l'Église primitive, et le secret ressort de la vie civile de ses membres. Je dis de leur vie civile, car rien ne donne à penser qu'ils se soient soustraits aux soins de la vie active, publique ou privée : l'Église n'est pas un couvent. Entre la vie stérile du cloître et la vie profane du siècle, il y a une vie religieuse, qui se remplit du ciel, mais pour le transporter sur la terre, et qui se retrempe incessamment dans la communion de Dieu, pour l'accomplissement de sa tâche humaine. Elle s'y retrempe, non par les contemplations d'un mysticisme vide et présomptueux, mais par l'humble et obéissant usage de ces exercices spirituels que Dieu lui-même a prescrits, et qui servent à sa grâce comme de conduits pour se répandre. Cette vie est l'âme de l'Église primitive. Les voici, ces chrétiens de Jérusalem, puisant à l'envi dans ces canaux célestes, avec « une persévérance » qui dit tout, à elle seule, sur leurs dispositions intérieures, parce qu'elle suppose la foi, l'ardeur et tout le reste. La Parole de Dieu, le culte commun, les sacrements, la prière, aucune des armes de la sainte guerre n'est négligée par ces hommes fidèles, jaloux de « se fortifier dans le Seigneur et dans le pouvoir « de sa force (*17). »

 

La Parole de Dieu : ils persévéraient « dans la doctrine des apôtres; » et sur les pas de ces témoins inspirés de Jésus-Christ, qui, non contents d'avoir confessé la vérité salutaire au jour de la Pentecôte, continuent de la confirmer et de la développer « en public et par les maisons (*18), » ils pénètrent toujours plus avant dans la connaissance et dans l'intelligence des Écritures divines. Le culte commun : ils persévéraient « dans la communion; » par où l'on doit entendre ici la vie commune religieuse, dont les sacrements et les prières publiques, nommées aussitôt après, sont les deux applications principales (*19). Ils ont compris que les, croyants peuvent plus rassemblés qu'isolés, soit pour fléchir le coeur du Seigneur (*20), soit pour réveiller les consciences endormies (*21), soit enfin pour s'affermir mutuellement dans la voie de Dieu, en « s'excitant à la charité et aux bonnes oeuvres; » et ils n'ont garde «abandonner des réunions qui ont tant de promesses(*22). Les sacrements : ils persévéraient « dans la fraction du pain, » c'est-à-dire dans la cène du Seigneur. Les sacrements sont pour eux, selon une belle définition de saint Augustin, « des signes visibles de la grâce invisible de Dieu, » ou, selon la définition plus simple encore et plus profonde de saint Paul, « des sceaux de la justice de la foi (*23). » Ils ont commencé par être « baptisés en rémission des péchés, » mais baptisés avec connaissance de cause et en vertu d'une confession personnelle; et maintenant, admis dans l'Église par ce sacrement de la naissance, ils se fortifient dans la foi par le sacrement de la nourriture, célébré fréquemment, à la suite de leurs agapes fraternelles, ou même tous les jours, à la suite de leurs repas de famille (*24). Enfin, la prière : ils persévéraient « dans les prières. » C'est par de constantes prières que les cent vingt de la chambre haute avaient appelé la venue du Saint-Esprit et la fondation de l'Église; c'est aussi par de constantes prières que l'Église naissante s'inaugure et s'affermit, en appelant dans son sein une mesure toujours plus abondante de cet Esprit auquel elle doit tout ce qu'elle est, et qui seul peut donner la vie et à la Parole, et au culte, et aux sacrements. Ainsi, nourrie de la Parole de Dieu par la prédication apostolique, mise en rapport avec Dieu par un culte spirituel, marquée des sceaux de Dieu par les sacrements, remplie de l'Esprit de Dieu par la prière, voilà l'Église; l'Église, cette image vivante de Dieu qu'il ne faut que contempler, pour reconnaître dans ses traits celui qu'elle annonce au monde. Ayant, comme Moïse, vécu avec Dieu sur la montagne, elle en rapporte, comme lui, dans la plaine « un visage resplendissant (*25), » où se peignent et se reflètent « les perfections invisibles » de ce Dieu trois fois saint.

 

Voulez-vous voir comme à l'oeil les titres de la foi et sa gloire céleste ? Il y a une société sur la terre, qui a mission d'y rendre visibles les choses du ciel, en leur donnant un corps et une réalité pratique; une société, où la vérité divine de la Parole se déclare par les fruits qu'elle enfante, le prix du culte commun par la bénédiction qui l'accompagne, la vertu salutaire du sacrement par le bien qu'il a fait à l'âme, la puissance de la prière par des prières aussi souvent exaucées qu'entendues: cette société, c'est l'Église. Voulez-vous découvrir un lieu de repos où poser le pied au sein de ce matérialisme pratique qui envahit aujourd'hui la race humaine, et au travers de ces agitations convulsives qu'il y soulève de toutes parts ? Il y a une société sur la terre, qui s'élève au-dessus du monde, tout en demeurant dans le monde (*26), parce qu'elle voit toutes choses en Dieu et Dieu en toutes choses ; une société, qui, dans ces hautes régions qui lui sont familières, respire une paix sereine autant qu'elle est pure, non cette paix d'étourdissement où le monde endort ses victimes, non cette paix de justice propre que tant de coeurs abusés demandent aux oeuvres, aux pénitences où à la solitude, mais cette paix de la croix que Jésus-Christ crucifié dispense aux siens, et qu'il appelle tour à tour « la paix » et « sa paix (*27) : » cette société, c'est l'Église. Voulez-vous retrouver enfin Jésus-Christ quelque part dans le monde, en y trouvant des hommes qui lui servent d'organes et de représentants auprès de l'humanité, comme il en a servi lui-même au Père? Il y a une société sur la terre, qui a communion avec Jésus-Christ, qui possède Jésus-Christ, qui réalise Jésus-Christ, qui vit de Jésus-Christ, qui demeure en Jésus-Christ et en qui Jésus-Christ demeure ; une société qui peut dire avec l'apôtre Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi; et ce que je vis maintenant en la chair, je le vis en la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé, et qui s'est donné lui-même pour moi (*28): » cette société, c'est l'Église. L'Église, mais quelle Église? l'Église contemporaine? je ne sais, mais l'Église primitive; l'Église telle qu'elle est? je ne sais, mais l'Église telle qu'elle doit être; l'Église enfin qui est l'Église, et qui, si elle n'existe point parmi nous, doit être cherchée par une réforme.

 

« Celui qui aime Dieu, aime aussi celui qui est engendré de lui (*29); » la vie divine ne peut animer l'Église, sans y enfanter la vie fraternelle. L'amour fraternel, ce courant évangélique qui s'établit entre deux coeurs où Jésus-Christ habite, comme si celui qui les remplit l'un et l'autre voulait remplir encore tout l'entre-deux, qu'est-ce autre chose que l'amour chrétien porté à sa plus haute puissance ? Que si cet amour fraternel devenait le trésor commun d'une Église entière, dont il rattacherait les membres entre eux, chacun à tous et tous à chacun, par des liens aussi forts que multipliés, quelle gloire, quelle énergie d'amour déployée par cette société unique, qui serait moins une société qu'une famille de frères !

Ce ne serait pourtant rien de plus que ce que mon texte nous montre dans l'Église primitive de Jérusalem : « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses communes ; et ils vendaient leurs possessions et leurs biens, et les distribuaient à tous, selon que chacun en avait besoin; » et encore : « La multitude de ceux qui avaient cru n'étaient qu'un coeur et qu'une âme; et pas un d'eux ne disait qu'aucune des choses qu'il possédait lui appartînt en propre; mais toutes choses étaient communes entre eux. (*30) »

 

Voilà, dans l'Église primitive, le trait saillant qui, plus que tout le reste, a frappé et le monde, et les apôtres, et l'historien sacré, c'est-à-dire le Saint-Esprit lui-même. L'idéal proclamé par les apôtres, l'Église le réalise; la charité qu'ils prêchent, elle la vit. « Image empreinte de la personne » du Christ, comme il l'avait été de celle du Père, l'Église traduit l'amour de Dieu en amour fraternel, et l'amour fraternel en vie commune ; et domptant l'égoïsme jusque dans son application la plus tenace, l'amour de l'argent, elle donne à la terre un spectacle qu'avant elle aucune société n'avait offert, aucune religion conçue, aucune philosophie rêvée; et qu'après elle aucune communauté n'a pu reproduire sans l'altérer plus ou moins. Car les imitations qui en ont été essayées dans un esprit vraiment chrétien, n'ont pu se soustraire entièrement à la tentation de gêner par des règles humaines cette liberté de l'Esprit à laquelle Jérusalem devait sa prospérité et quant à certaines imitations contemporaines, (si elles méritent un nom aussi sérieux), qui semblent n'invoquer les mots de l'Évangile que pour couvrir l'abandon des choses, et qui, après avoir débuté par la bonté naturelle du coeur de l'homme, finissent par la sanctification de la chair, elles ont déjà commencé de faire voir, et feraient voir encore en proportion de la liberté qui leur serait laissée de se produire, qu'entre leur fraternité prétendue et la fraternité de Jérusalem, le rapport n'est que dans les apparences extérieures, et que ce rapport même tel quel, ne saurait subsister longtemps.

 

Quelques mots d'éclaircissement sont ici nécessaires. Par la vie commune qui a caractérisé l'Église de Jérusalem, j'entends la manifestation visible de l'amour caché dans les coeurs, mais cette manifestation entendue dans le sens le plus large et dégagée d'avec la spécialité des applications. Cette vie commune ne consistait pas dans une commune organisation. Si les premiers chrétiens « étaient ensemble, » ces mots, expliqués par ceux-ci : Persévérant d'un commun accord dans le temple, et rompant le pain de maison en maison, » doivent s'entendre ou d'une réunion générale qui se formait dans le temple pour la célébration du culte public, ou de diverses réunions partielles que provoquaient dans les maisons chrétiennes, soit le besoin de s'édifier mutuellement dans le Seigneur, soit aussi les rapports de parenté ou d'amitié sanctifiés par l'Évangile; réunions en tous cas mobiles et temporaires, qui laissaient au commerce intérieur l'entière liberté de son jeu propre, et qui n'absorbaient en aucune manière la vie privée dans la vie publique. Les premiers chrétiens saisissaient les occasions, publiques ou privées, de se rapprocher les uns des autres, parce qu'on se rapproche quand on s'aime ; mais ce rapprochement, purement spirituel, n'avait aucun caractère obligatoire, constitutif, ou, comme on dit aujourd'hui, social. Cette vie commune ne consistait pas non plus dans la communauté des biens, telle qu'on l'a entendu préconiser de nos jours. Malgré certaines apparences, une étude plus approfondie du texte fait voir qu'il s'agit ici (**31), non d'une répartition imposée, concertée, proportionnelle, ou, pour me servir encore une fois du terme technique, sociale, mais d'une communication volontaire, dont la charité individuelle faisait tous les frais, et qui, dépouillant, sans contrainte aucune, celui qui possédait en faveur de celui qui ne possédait pas, laissait subsister sans réserve et le droit de propriété chez le donnant (*32), et le devoir de la reconnaissance chez le recevant. De ce système à l'autre, il y a toute la distance de la grâce à la règle, ou de l'Évangile à la loi : rien de plus évangélique que Jérusalem, rien de plus légal que le phalanstère. Mais enfin, cette vie commune de Jérusalem, même ainsi réduite à ses proportions véritables, veux-je qu'elle soit transportée tout d'une pièce dans l'Église contemporaine? Non; je n'ose affirmer ni que cela soit praticable, ni même que cela soit désirable, Aussi bien, cette vie commune que l'Église primitive de Jérusalem a pratiquée ne s'est pas, que nous sachions, étendue à aucune autre Église apostolique. Serait-ce que l'expérience y aurait fait découvrir quelque côté dangereux, tel que les plus belles choses en peuvent offrir? Cette supposition n'a rien d'invraisemblable : car on comprend à peine comment la forme que l'amour fraternel avait revêtue dans Jérusalem pouvait passer à l'état de règle ou seulement d'usage permanent, sans compromettre la discipline de l'Église par l'appât que sa charité tendait à la cupidité du pauvre.

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- 1Voir l'Avertissement, page IV.

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-2. Eph. 1, 22, 23; IV, 15, 16; V, 23 et suivants; 1 Cor. XII, 27, etc.

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-3. Jean 1, 18. -4. Col. II, 9. -5. Rom. I, 20, -6. Jean XIV, 9.

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-7. Eph. III, 10. -8. Eph. I, 23. -9. 2 Cor. V, 16. -10. Matth. XXVIII, 20.

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-11. 1 Pierre I, 8. -12. Eph. V, 30; 1 Cor. XII, 27.

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-13. Jean XVI, 7. -14. Matth. XVIII, 18. -15. Actes 11, 87-41.

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-16. Cor. XV, 45-47. -17. Eph. VI, 10-13. -18. Acte XX, 20.

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-19. Avec Neander; et non, avec Olshausen, la communauté des biens, ni, avec de Wette, la vie commune générale. Olshausen oppose à notre interprétation que la communion devrait alors être nommée avant la doctrine des apôtres, l'exposition de la Parole n'étant elle-même qu'une des applications de cette vie religieuse commune. Cela est vrai logiquement; mais historiquement la parole des apôtres a tout précédé, puisqu'elle a tout créé on comprend aisément dès lors qu'elle ait été nommée la première.

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-20. Matth. XVIII, 19. -21. 1 Cor. XIV, 23-25. -22. Hébr. X, 24, 25.

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-23. Rom. IV, II. -24. Actes, II, 37-41, 46; VIII, 37. -25. Ex. XXXIV, 29-85.

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-26. Jean XVII, 14. -27. Jean XIV, 27. -28. Gal. II, 20. -29. 1 Jean V, 1.

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-30. Actes, IV, 32, -*******31. Voir le Commentaire d'Olshausen.

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-32. Actes V, 8..


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