Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

La France d' il y a trois cents ans. Un professeur et un étudiant.

1515

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Nous voici à Paris. C'est l'an 1515.

 

La ville avait alors douze fois moins d'étendue qu'aujourd'hui. La France elle-même était loin de renfermer toutes les provinces qui, actuellement, forment l'empire de ce nom. Si vous comparez une carte de la France de 1860 avec une carte de la France au commencement du XVIe siècle, vous verrez que celle-ci ne renfermait ni l'Auvergne, ni le Bourbonnais, ni la Bretagne, ni le Béarn, ni la Franche-Comté, ni la Lorraine, ni la Corse, ni l'Algérie, qui aujourd'hui en font partie. L'histoire politique vous apprendrait quand et comment ces diverses contrées ont été rattachées à ce pays.

Quelle différence encore quant à l'industrie, au commerce, aux arts, à la législation, à l'instruction publique !

Mais c'est surtout sous le rapport religieux que le contraste est frappant. Aujourd'hui, des milliers de Bibles en français, de nombreuses églises où l'on annonce le pur Evangile, de bonnes écoles, une presse religieuse active et féconde ; avant la Réforme, pour toute Bible, une grossière interprétation du Livre saint, accolée à toutes les erreurs romaines. Les prédicateurs de la cour de Louis XII (1498-1515) font aller Caïn à la messe; la vierge Marie lit les heures de Notre-Dame; Abraham et Isaac récitent, avant de se mettre au lit, leur Pater-Noster et leur Ave-Maria. En France, comme nous l'avons vu en Allemagne, en Suisse, plus encore peut-être en France que dans ces pays-là, presque plus de christianisme véritable; à sa place, la superstition, l'impiété, l'immoralité dans toutes les classes et sous toutes les formes.

Le 25 mai 1515, grande solennité politico-religieuse à Reims : on y sacre roi de France un jeune prince de 45 ans. Il se nommera François 1er. Son beau-père Louis XII, qui avait mérité le beau nom de père du peuple, appelait son gendre le gros garçon, et disait de lui: « Ce gros garçon va tout gâter. » Cette triste prévision ne se réalisa que trop bien. François, instruit, brillant et brave, pourrait être le régénérateur de la France; il en sera le premier bourreau. Mais ni lui ni ses successeurs ne pourront détruire l'oeuvre que Dieu a voulu accomplir.

Déjà trois ans avant le sacre du jeune roi et les somptueuses fêtes de la cour, un savant et pieux docteur allumait à Paris, sans s'en douter, la première étincelle qui devait produire un vaste incendie. C'était Lefèvre d'Etaples, un des hommes les plus éminents de cette époque , professeur de mathématiques et de philosophie au collège Lemoine. Fort adonné à la messe et à toutes les pratiques romaines, il rend un culte journalier aux saints et aux saintes du calendrier. Sa profonde dévotion lui fait entreprendre un travail qui contribue à lui ouvrir les yeux sur les erreurs dont la religion est écrasée: il se met à étudier ce qu'on appelle la légende des saints. En homme droit, il compulse la Bible dans les langues anciennes et divers écrits sur ce sujet. Il ne doute pas d'y trouver des preuves de tous les faits attribués à ces personnages. Qu'y trouve-t-il? Pour la plupart, le contraire des opinions régnantes ; dans les Ecritures, un silence complet, désespérant, sur les miracles de tant de saints objets de l'adoration des peuples.

Douloureux mécompte! Lefèvre fait part de ses étranges découvertes à ses nombreux élèves. Peu à peu convaincu que l'imposture a pris la place de la vérité, il attaque ouvertement quelques-unes de ces criminelles falsifications. Ainsi il prouve sans peine que, contrairement à l'opinion du clergé, Marie soeur de Lazare, Marie de Magdala et Marie la pécheresse ne sont pas la même personne. Il va plus loin: en sondant la Parole de Dieu, il voit que ni les jeûnes ni les observances extérieures ne peuvent nous sauver, mais que le salut est un don gratuit de Dieu, par Jésus-Christ. C'était saper par sa base le romanisme. Fort de sa foi, le pieux docteur, tout en restant encore attaché au culte de ses pères, publie ses idées nouvelles et sort hardiment de la voie routinière appelée scolastique, dans laquelle, depuis des siècles, les esprits sont enchaînés.

Vous vous rappelez l'intrépide réformateur de la Suisse française, ce Guillaume Farel dont nous avons décrit les travaux. C'est auprès de Lefèvre que le jeune gentilhomme dauphinois avait appris à connaître la vérité.

Comme son maître, il rendait un culte assidu aux saints. Plus tard, il disait lui-même: « Je pouvais bien être tenu, pour un registre papal et tout ce qu'il faut en toute idolâtrie et diablerie papale, en laquelle je n'ai connu aucun qui m'ait vaincu. »

Pénétrons ensemble dans le cabinet d'études du docteur. Tout autour de lui est sa volumineuse bibliothèque, riche en publications que vient d'enfanter la merveilleuse découverte de l'imprimerie : histoire , mathématiques, langues, théologie, philosophie, tout est là sous sa main. Le livre qu'il étudie le plus c'est le Livre des livres, si longtemps enfoui sous la poussière. Près de lui est le jeune Farel, âgé à peine de 23 ans, petit de taille, mais d'un caractère résolu; il est riche et destiné par ses parents à la carrière militaire; mais l'amour pour l'étude l'a emporté sur celui des armes, et, devenu disciple de Lefèvre, il sonde avec lui les révélations de Dieu. Le voilà, lisant près de son maître ce livre tout nouveau pour lui. En bon catholique, il y cherche le pape, les cardinaux, la messe, les indulgences, le purgatoire; il cherche et recherche. A-t-il mal lu? Quoi! sur tout cela pas un mot, pas le moindre mot dans toute la Bible ! La surprise, l'effroi, se peignent sur ses traits. Lefèvre l'entoure de ses lumières, et tous les deux voient bientôt que l'Evangile et le papisme sont aussi, différents l'un de l'autre que le blanc l'est du noir, le jour de la nuit. Toutefois, tant est grand l'empire d'une fausse éducation et des préjugés, Farel ne se rendit pas tout à coup à l'évidence. « Il a fallu, dit-il, que petit à petit la papauté soit tombée de mon coeur. Car, par le premier ébranlement, elle n'est point venue en bas. » Le premier pas était fait.

D'autres disciples ou amis de Lefèvre ne tardèrent pas à reconnaître leurs erreurs, à saisir la vérité: Gérard Roussel, Michel d'Arande, Pivanes. En 1521, une circonstance remarquable les appela à confesser plus ouvertement leur foi. Un évêque, celui de Meaux, à dix lieues de Paris, Briçonnet, revenait de Rome, où François 1er l'avait délégué. La vue des désordres de tout genre dont cette ville, résidence du pape, était le théâtre avait rempli Briçonnet d'une indignation secrète.

De retour dans son diocèse, il résolut d'y apporter quelques réformes. D'affreux abus y régnaient. Plusieurs prêtres de Meaux et des environs passaient leur temps à Paris dans la débauche et abandonnaient leurs paroisses à de pauvres desservants privés d'instruction. Briçonnet somme d'abord les curés de rentrer chez eux, de changer de conduite et de remplir les devoirs de leurs charges. Ses remontrances sont inutiles: les prêtres résistent ; ils aiment mieux la vie de Paris que leurs heures. L'honnête prélat connaît Lefèvre et quelques-uns de ses disciples; il est attiré vers eux par la pureté de leur conduite, leurs lumières, et il les invite à venir prêcher à Meaux. Lefèvre n'hésite pas un instant.

Quelle précieuse occasion d'annoncer des vérités qui font toute sa joie ! Il part avec Farel, Roussel; des réunions particulières s'ouvrent. Le nombre des assistants grossit de jour en jour. Les locaux ne suffisent plus. On devrait s'assembler dans les églises, disent les auditeurs affamés de l'Evangile. Briçonnet y consent: Lefèvre, Farel, Roussel montent dans ces chaires où, depuis longtemps, la vérité n'a pas été proclamée. Les foules accourent. La bonne nouvelle d'un salut tout gratuit frappe leurs oreilles, atteint les coeurs de plusieurs. C'est un véritable réveil. 

Lefèvre avait traduit en langue vulgaire les quatre évangiles. Briçonnet les fait répandre gratuitement parmi les pauvres et la Parole de Dieu circule dans le peuple. L'évêque lui-même, touché des vérités qu'elle renferme, prêche, chose fort rare de la part d'un évêque. Il conjure le peuple de recevoir cette promesse d'un salut acquis par le sang de Jésus-Christ; il le supplie de rester fidèle à cette vérité capitale, même dans le cas où lui-même la renierait: affligeante prévision qui ne se réalisera que trop.

Ce retour au pur Evangile dans la ville de Meaux et les campagnes avoisinantes produisit les plus réjouissants effets. Des croyances erronées s'évanouirent; les moeurs furent changées. De tous côtés on accourait pour entendre ces nouveaux prédicateurs que le bon évêque avait appelés.

En fallait-il davantage pour soulever l'orage de la persécution ?

 


 

Une compagnie de docteurs et les premiers martyrs français.

1523

 

Vers le milieu du XVe siècle, un chapelain de Louis IX, nommé Robert de Sorbon, jetait à Paris les fondements d'une institution qui porta son nom. La Sorbonne, établissement religieux et scientifique, réunissait un certain nombre de théologiens voués à l'enseignement. La Sorbonne fut longtemps appelée le Concile perpétuel des Gaules, parce que, peu à peu, elle prit une autorité presque décisive en matière de religion. Placée comme à l'avant-garde de l'Eglise, elle avait l'oeil ouvert sur les moindres déviations des croyances communes, quelque erronées que fussent celles-ci. Luther venait de publier son fameux livre: la Captivité de Babylone, dans lequel il démontrait victorieusement que la papauté n'est que la Babylone de l'Apocalypse. Cet écrit étant attaqué par les défenseurs de Rome, Luther, avec une naïve hardiesse, avait invité la Sorbonne à en prendre connaissance et à prononcer soin jugement. Ainsi faisait-on dans ces temps d'orageux débats : les corps dits savants étaient regardés comme des arbitres. La Sorbonne, après examen, déclara que l'écrit était plein d'impiétés et de blasphèmes. Vous le comprenez, ces blasphèmes n'étaient autre chose que la vérité chrétienne mise en présence des aberrations papistes. 

Au même moment, l'évangélisation de Meaux se poursuivait avec d'étonnants succès. Une foule de gens de métier, de drapiers, de cultivateurs, allaient abandonner la messe et le culte des saints pour ne suivre que l'Evangile de Jésus-Christ. Aussitôt les mauvais prêtres s'effraient, s'irritent ; leurs revenus baissent ; leur pouvoir est ébranlé. Ils portent leurs plaintes à la Sorbonne, ennemie-née de tout écart des formes et des croyances reçues. Ils accusent Briçonnet d'hérésie: accusation mille fois plus grave que celle de vol ou de meurtre.

La Sorbonne ne pouvait s'en prendre seule à un évêque. Elle recourut au parlement, corps judiciaire et politique, qui occupait une place éminente dans les affaires du pays. Souvent en conflit avec le clergé, le parlement détestait les moines et les gens d'église. Mais il repoussait encore plus tout ce qui s'éloignait de la foi commune et se croyait appelé (grave erreur) à poursuivre, par tous les moyens possibles la plus légère manifestation contraire. « Une foi, une loi, un roi, » telle était sa maxime et celle du clergé et de l'état, maxime qui fit couler en France et dans toute l'Europe des flots de sang. Un roi, une loi pour tous , rien de plus juste; mais exiger une foi, la même chez tous, rien de plus absurde, rien de plus impossible. La foi ne s'impose pas comme un roi, comme une loi, qui n'a pour objet que des intérêts matériels.

De son côté, la cour, le roi et son entourage ne pouvaient voir sans alarme ce mouvement réformiste. Là, une seule personne comprenait et favorisait ce commencement de retour à la vérité primitive: Marguerite de Valois, soeur de François Ier, lisait avec délices la Bible, dont Briçonnet lui avait fait hommage. Si le pouvoir eût été dans les mains de cette pieuse princesse, nul doute que la France ne fût entrée dans une toute autre voie que celle où l'aveugle fanatisme du clergé l'a entraînée. Le roi, vaincu dans la bataille de Pavie, était alors prisonnier à Madrid. Sa mère , Louise de Savoie, chargée de la régence, était loin de partager les vues de Marguerite. Fort inquiète du bruit que causait la réforme en Allemagne et de tout ce qui se passait à Meaux, elle demande à la Sorbonne comment on pourrait extirper cette exécrable hérésie de Luther. Par les rigueurs les plus dures, répondent les docteurs. C'était demander l'emploi des armes dirigées auparavant contre les Vaudois, les Albigeois et tous les prédécesseurs de la grande réforme : la prison, la corde, le fer et le feu.

Le pape applaudissait: la persécution est dans son rôle. Le 17 mai 1525, une bulle papale tenta d'établir en France l'affreux tribunal de l'inquisition ; il ne put accomplir tout son projet. Il n'y eut jamais en France, grâce à la résistance des parlements, cet aréopage de sang, organisé comme en Italie ou en Espagne. On n'en eut qu'un semblant ; mais c'était assez pour entasser des milliers de victimes. Dans toutes les provinces, ces années-là, le clergé reçut de Rome l'ordre de se tenir en garde contre l'invasion de la nouvelle doctrine et de dénoncer aux évêques quiconque l'accueillerait ou la favoriserait. Ainsi, à peine apparaissaient quelques rayons de la lumière évangélique, qu'une puissante ligue était toute prête pour chercher à l'éteindre. Mais ses efforts devaient se briser contre l'inflexible fidélité des vrais disciples de Jésus-Christ.

L'évêque Briçonnet, dénoncé par la Sorbonne, est cité devant le parlement, pour rendre compte de toute cette agitation qui règne dans son diocèse. Fort irrité d'abord contre ses dénonciateurs, les Sorbonnistes, il semble vouloir se tenir à la hauteur de sa mission. Avant de comparaître, il tonne contre ses accusateurs, les démasque, les taxe d'hypocrites, de fourbes, d'ennemis de la vérité. Il avait raison. Mais, au moment le plus critique, devant le parlement, hélas! il tremble, il faiblit. Condamné à une amende de 200 livres, pour avoir introduit l'hérésie à Meaux, il renvoie les Lefèvre, les Farel, mais il ne peut chasser l'Evangile, qui a pris racine dans bien des âmes. Le pauvre évêque disparaît de la scène où d'autres combattants vont poursuivre la noble tâche qu'il ne sut pas remplir.

Parmi les réformés de Meaux était un cardeur de laine, Jean Leclerc, qui eut l'honneur d'être en tête des martyrs français au XVIe siècle. Un jour, indigné de voir affichée une bulle d'indulgence aux portes de la cathédrale, il l'arrache et met à la place un écrit où le pape est désigné sous le nom d'antichrist. Il est aussitôt découvert, arrêté, puis conduit à Paris, fouetté trois jours de suite dans les rues. Après ce supplice, il est marqué au front d'un fer chaud, et banni. Sa mère, fervente réformée, était là au moment où le fer rouge marquait une cruelle empreinte sur le front de son fils : « Vive Jésus-Christ et ses enseignes ! » s'écrie-t-elle de la foule ; héroïque parole qui réjouit le coeur du patient.

Après cette horrible martyre, Leclerc part pour l'exil. Nous le retrouvons à Metz, en 1526. Là encore, un zèle peu éclairé le porte à briser des images. L'auteur de l'attentat ne peut être que le proscrit de Meaux. Le voilà de nouveau entre les mains des prêtres et des suppôts de l'idolâtrie. La peine du fouet, de la marque, ne suffit plus pour un tel criminel. Briser un morceau de bois, de pierre, représentant Marie, quel sacrilège ! Il faut inventer d'autres supplices. Leclerc aura le poing coupé, le nez arraché, les bras tenaillés, les reins ceints de lames de fer rougies au feu. Ainsi dit, ainsi fait. Tandis que Rome, inspirée par Satan, emprunte aux barbares leur code pénal, le disciple de Christ, l'enfant de Dieu, supporte tout et son âme rachetée jette un défi à ses ennemis, Au milieu d'indicibles tortures, il chante un dernier vers du psaume CXV:

Leurs idoles sont or et argent, Ouvrages de main d'hommes.

Où est la vérité? Où est Christ? avec les bourreaux dressés par Rome, ou avec le martyr?

La même année, Jacques Pivanes, un des prédicateurs de Meaux appelés par Briçonnet, partage le sort de Leclerc. L'évêque a failli; l'humble évangéliste , après une détention, durant laquelle il eut peur du martyre et se rétracta, fut bourrelé de remords, se présenta devant ses juges et confessa hardiment sa foi. La Sorbonne l'envoya au bûcher. Peu après, ce fut le tour de l'ermite de Livry, connu seulement sous ce nom; il périt dans les flammes, près de la cathédrale, dont la grosse cloche sonna à toute volée, comme dans un jour de grande fêle.

L'impulsion est donnée dans les deux sens contraires. Les papistes brûlent les chrétiens, les chrétiens surgissent de toutes parts. À la confession des Leclerc, des Pivanes, se joint celle des hommes de lettres. Le cabinet du savant, aussi bien que l'atelier du cardeur, ou que l'échoppe du savetier, peut être la demeure du fidèle. Voici Louis de Berquin, un gentilhomme, un érudit, un homme de la cour, un ami du roi. Berquin a écrit contre les erreurs de la Sorbonne; il n'a attaqué que des erreurs et a respecté les personnes. Déjà en 1523 une perquisition est faite chez lui. On y trouve des traductions de quelques productions de Luther; c'est assez: on le conduit en prison. François Ier, est encore captif à Madrid ; à son retour, il apprend les traitements infligés à ce gentilhomme qu' il estime. Sur l'ordre du roi, Berquin recouvre sa liberté. François veut que l'affaire se traite devant son conseil. On obsède l'accusé il se défend contre l'imputation d'hérésie. Ce qu'il croit, ce qu'il a écrit, n'est-ce pas la vérité telle que l'enseigne la Parole de Dieu? Mais il ne s'agit pas de la Parole de Dieu; il s'agit de l'Eglise de Rome. L'acharnement des adversaires redouble.

Poursuivi de nouveau par le clergé, Berquin, malgré la protection du roi, est traîné au cachot. Après un procès de plusieurs années, il est condamné au supplice du feu. Enfin, le 10 novembre 1529, la place de Grève, à Paris, se couvre d'une foule pressée et palpitante. Le noble gentilhomme, âgé de 39 ans, apparaît entouré de six cents hommes d'armes. Il est calme. Une voix intérieure lui dit qu'il souffre pour la plus sainte des causes, et bientôt son corps, réduit en cendres, laisse échapper son âme, qui va joindre les bienheureux au ciel.

Erasme , dont Berquin avait aussi traduit quelques écrits, disait, d'après un témoin oculaire : « Vous eussiez dit qu'il était dans une bibliothèque à poursuivre ses études, ou dans un temple à méditer sur les choses saintes. Quand le bourreau, d'une voix rauque, lui lut son arrêt, Berquin ne changea point de visage. Les hommes pieux ont cela de commun avec les impies, qu'ils sont exposés à être condamnés, mutilés, pendus, brûlés, décapités comme eux. Les bons juges ont cela de commun avec les corsaires et les tyrans, qu'ils condamnent, mutilent, mettent en croix, brûlent, décapitent comme eux. Heureux celui qui est absout au jugement de Dieu! !»


 

Court répit. L'exaltation.

1530

 

Marguerite, soeur de François Ier, avait en vain intercédé en faveur des victimes. Veuve du duc d'Alençon, elle avait épousé, deux ans après la bataille de Pavie, Henri d'Albret, roi de Navarre. Sa cour, dans le Béarn, devint bientôt un des refuges des opprimés. Le Fèvre, Gérard Roussel, Michel d'Arande, Calvin, fort jeune encore, plusieurs échappés de Meaux trouvèrent en cette princesse Une protectrice dévouée. L'un d'eux, Roussel, est nommé son chapelain, puis évêque d'Oléron; mais c'est un évêque qui, tout en conservant quelques formes du culte romain, proclame les grandes doctrines de l'Evangile : il célèbre la communion sous les deux espèces ; il supprime le célibat des prêtres et le culte des saints. Roussel écrit et dédie au roi de Navarre une exposition familière du symbole des apôtres, du décalogue et de l'oraison dominicale. La Sorbonne la déclare pernicieuse pour le christianisme et pleine d'hérésies. Roussel accompagne Marguerite dans ses voyages à Paris, et prêche même au Louvre, devant cette cour de France si peu habituée à entendre la vérité. 

Les fureurs de la Sorbonne, bien loin d'arrêter le mouvement vers la réforme, ne font que le rendre plus rapide. Sur tous les points de la France et dans toutes les classes, se lèvent des hommes de coeur qui veulent, au moins, s'enquérir de cet Evangile, objet de si violentes attaques. Dans les couvents, dans les palais, dans les ateliers, sous le chaume, comme sous les lambris dorés, on se demande : quelle est donc cette nouvelle doctrine? Ici, éclate la rage contre les novateurs; là , on s'émeut de compassion pour les Leclerc, les Pavanne, les Berquin. Du dégoût pour de grossières pratiques on pour des prêtres corrompus, on passe à l'examen de ce que ces prêtres flétrissent du nom d'hérésie; une foule d'âmes découvrent enfin que le retour au pur Evangile n'est pas une hérésie. Des religieux jettent le froc.

L'un d'eux, François Lambert, d'Avignon, était entré, à 15 ans, dans l'ordre des Frères-Mineurs. Comme Luther, il ne trouva parmi ces moines que désordre et scandale. Un jour, quelques traités du réformateur saxon tombent dans ses mains; il les lit en secret, les dévore, et la lumière pénètre dans son âme. Les moines, déjà irrités contre lui de ce qu'il ne s'associait pas à leurs dérèglements, font une bonne trouvaille dans sa cellule. ce sont ces feuilles maudites; ils les jettent aux flammes. Mais il faut se défaire adroitement de cet incommode conventuel. On n'ose pas l'attaquer de front; on n'est qu'en 1522, avant les supplices de Meaux. Un guet-apens suffira. Lambert est envoyé auprès du général de l'ordre, sous prétexte d'affaires pressantes. Prévoyant le piège, il quitte Avignon, passe en Suisse, s'arrête quelques jours à Lausanne, y prêche dans les églises, en présence de l'évêque Montfaucon ; il doit bientôt s'enfuir et arrive en Allemagne. Mais il veut que ses anciens coreligionnaires connaissent les motifs de son départ. « Je renonce, leur écrit-il, à toutes les règles des Frères Mineurs ; l'Evangile doit être ma seule règle et celle de tous les chrétiens. Je rétracte tout ce que j'ai pu enseigner de contraire à la vérité révélée. Je me délie de toutes les ordonnances du pape. » - En 1524, Lambert est appelé à Metz par les protestants, déjà nombreux, de cette ville de Lorraine. Il en est chassé par les moines. Strasbourg, ville d'Alsace, et par là même en dehors de la France, le reçoit dans ses murs. Il traduit avec un zèle infatigable plusieurs écrits allemands, qui vont jeter des flots de lumière en France. En 1526, le landgrave de Hesse l'invite à se fixer dans ses états, pour y travailler à la réforme. L'ex-moine est nommé professeur de théologie à Marbourg, et, après sept ans de travaux, il meurt en 1530, heureux d'avoir préféré l'opprobre de Christ à toutes les richesses d'un cloître.

Les assemblées des réformés, toujours menacées, se multipliaient sur plusieurs points de la France. Un événement important leur donna quelque répit. Louise de Savoie, leur ardente ennemie, venait de mourir. D'un autre côté, François 1er, affaibli Par le désastre de Pavie, et ayant sans cesse à redouter son puissant voisin, Charles V, s'était vu forcé de contracter une alliance avec les princes protestants d'Allemagne. Marguerite de Valois y vit l'aurore d'un beau jour. Son chapelain Roussel, ainsi que Courault et Bertault, à moitié détachés des erreurs romaines, prêchent dans les chaires de Paris. Tout le monde y court, sauf les Sorbonnistes et les prêtres.

L'attente de Marguerite ne se réalisa pas. En 1533, le pape Clément VII eut à Marseille une entrevue avec le roi ; il s'agissait, pour François, de reconquérir le Milanais, éternel objet de son ambition. Le pape lui promet et ses troupes et son or, mais sous deux conditions , auxquelles le roi a la faiblesse de souscrire : la jeune nièce de Clément, Catherine de Médicis, doit devenir l'épouse d'un des fils du roi, et le roi doit s'engager à extirper par le fer et par le feu les hérétiques, c'est-à-dire les Français qui ont laissé la religion du pape pour suivre celle de Jésus-Christ. Le contrat est signé, scellé Henri, fils aîné du roi, va s'allier à une Italienne qui, pendant plus d'un demi-siècle, fera le malheur de la France, et François va se mettre à persécuter les meilleurs de ses sujets.

A peine de retour de cette fatale entrevue avec le pape, François Ier, oubliant son alliance avec les réformés allemands, cède aux instances de la Sorbonne et fait saisir et jeter en prison Roussel et ses compagnons d'oeuvre.

Qu'auraient dû faire les chrétiens privés de leurs conducteurs spirituels? Prier, attendre, s'édifier en secret. C'est ce que voulaient les plus sages. D'autres trouvent cette marche trop lente. L'un d'eux, garçon apothicaire, Féret, est envoyé à Neuchâtel, en Suisse, où la réforme venait de triompher, il part pour faire imprimer, loin des argus de la Sorbonne, un écrit sous forme de placards, sapant par sa base l'édifice romain. Féret se hâte et rapporte l'écrit. En voici quelques mots : « Ces sacrificateurs aveugles (les prêtres), pour ajouter erreur sur erreur, ont, en leur frénésie, encore dit et enseigné qu'après avoir soufflé ou parlé sur ce pain (l'hostie) et sur le vin, il n'y demeure ni pain ni vin. Et pourtant, je le demande à ces enchaperonnés, où ont-ils inventé ce gros mot, transsubstantiation? St. Matthieu, St. Marc, St. Luc, St. Paul et les anciens pères de l'Eglise n'ont point ainsi parlé. 0 terre! comment ne t'ouvres-tu pas pour engloutir ces horribles blasphémateurs ? 0 vilains et détestables ! ce corps (l'hostie) est-il du Seigneur Jésus, vrai Fils de Dieu? Se laisse-t-il manger aux souris et aux araignées? 0 misérables ! combien méritez-vous de fagots et de feu? Allumez donc vos fagots pour vous brûler, non pas nous, parce que nous ne voulons pas croire à vos idoles. »

Après avoir retracé les bienfaits que procure la célébration de la sainte cène au fidèle, l'auteur termine ainsi : « Mais le fruit de la messe est bien autre, comme l'expérience le démonstre. Car par icelle toute connaissance de Jésus-Christ est effacée, la prédication de l'Evangile est rejetée et empêchée, le temps est occupé en sonneries, hurlements, chanteries, luminaires, encensements, déguisements et telles manières de sorcellerie, par lesquelles le pauvre monde est (comme brebis ou moutons), misérablement trompé et par ces loups ravissants mangé, rongé et dévoré. Et qui pourrait dire les larcins de ces paillards? Par cette messe, ils ont tout empoigné, tout détruit, tout englouti. »

Un tel langage ne peut qu'exaspérer les adversaires. Aussi les réformés les plus pieux, les plus éclairés, le désavouent; si le fond est vrai, la forme est irritante ; on supplie Féret et ses amis de tenir secret cet écrit. Les conseils de la prudence sont foulés aux pieds; les placards sont répandus dans tout Paris, affichés aux portes des églises et jusqu'à celles du Louvre.

Dans toutes les réformes, soit politiques soit religieuses , l'exaltation s'avance entre des abîmes et compromet ou ruine les causes les meilleures.

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