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 2. A Edimbourg

 

C'était vraiment une pensée excellente qu'avait eue Rappard d'envoyer son fils encore une année à l'étranger. Henri n'avait quitté la retraite de la maison paternelle que pour la solitude de l'institut de Chrischona ; ce n'était décidément pas une préparation suffisante pour les réalités du combat de la vie dans une grande ville, car Henri devait aller travailler à Alexandrie.

C'est ainsi qu'on peut discerner la main du Père céleste dirigeant pas à pas l'éducation de son enfant en vue de la tâche qu'il désire lui confier.

Le jeune serviteur de Dieu continue à rédiger son journal intime, et dès son départ de la Suisse il le fait en anglais, montrant ainsi son caractère énergique et son sens pratique, autant que la valeur de son labeur assidu aux leçons des premières heures du jour à Chrischona.

Parti le 7 octobre 1864, il s'arrêta quelques jours à Paris et arriva à Londres le 11. Il y passa une quinzaine bien remplie, visitant les curiosités de la grande capitale et entendant à réitérées fois les prédications de Spurgeon, alors dans l'épanouissement de sa vigueur juvénile. Il logeait chez un ancien condisciple, M. Schelling, qui travaillait non sans bénédictions dans la mission des marins.

Le 25 octobre, lit-on dans son journal, j'ai quitté Londres pour me rendre à Manchester. Dieu soit avec toi, mon cher Schelling !

A Manchester, grâce à des recommandations, il a l'occasion d'accompagner dans ses visites un médecin chrétien qui l'engage amicalement à parler à ses patients du remède salutaire offert aux âmes malades et à prier avec eux. Il accompagne aussi dans ses tournées un missionnaire urbain.

J'y ai pris grand plaisir, écrit-il. 0 Seigneur, si telle pouvait être ma tâche en Ecosse ! il arrive à Edimbourg le 31 et se rend aussitôt chez M. Erskine Scott, grand ami des unions chrétiennes de jeunes gens, à qui on l'avait recommandé, et qui l'avait invité par lettre à descendre d'abord dans sa maison. Il se trouve là au milieu d'un délicieux cercle de famille, composé du père, de la mère, d'un fils, Ebénézer, à peu près de son âge, et de deux filles. Tout cet intérieur est d'une haute distinction. Son journal, à cette date, s'ouvre par ces mots:

Que par la grâce de Dieu Ebénézer soit pour moi un frère en Christ !

Henri avait espéré trouver une place qui lui eût permis de travailler quelque peu dans la mission intérieure tout en étudiant. Ce n'était pas facile à arranger, et il en était un soir fort oppressé et abattu, lorsqu'une parole de Dieu vint soudain éclairer ses ténèbres: « je te montrerai le chemin que tu dois suivre, je te guiderai de mon oeil » (Ps 32, 8). Il s'en empara comme d'un message à lui adressé, il s'y cramponna, et il ne fut pas déçu. Dès lors, cette promesse fut sa force, et pour lui et pour les autres, dans toutes les situations embarrassantes. Et à combien de ses élèves ne l'a-t-il pas transmise comme une étoile polaire! On lit encore dans sa dernière lettre (du 19 sept. 1909): « En guise de salutations: Ps. 32, 8. »

 

De fait, à Edimbourg, sa route lui fut clairement tracée, même dans les choses extérieures. Le jeune Écossais laconique et réservé chez qui il avait pris ses quartiers pour quelques jours s'était attaché avec tant de chaleur au Suisse ardent et pieux, que la famille Scott ne voulut pas entendre parler de séparation et pria Henri de rester où il était jusqu'à la fin de son séjour à Edimbourg. Il put ainsi s'adonner avec zèle à l'étude, tout en se rendant utile dans la maison en donnant des leçons de français et d'allemand. En même temps il consacrait ses dimanches et ses soirées libres à l'évangélisation, qui déjà alors était son occupation favorite.

Le dernier survivant de la famille Scott, écrivait des îles Shetland, à la nouvelle de la mort de ce vieil ami:

D'emblée M. Rappard nous avait fait à tous l'impression d'être un homme d'élite au service de Dieu. La plupart de ceux qui l'ont connu à Edimbourg ne sont plus, et je ne puis guère vous donner de détails. Il suivait assidûment les cours de l'Université, et à la maison il était un hôte charmant. Voici un trait que je n'ai jamais oublié : il nous disait que sa mère lui avait inculqué l'habitude de mettre à part chaque jour quelques moments de tranquillité pour méditer sur la Parole de Dieu. J'y ai bien souvent pensé plus tard, et j'ai appris à suivre son exemple. Je ne trouve pas de paroles capables d'exprimer en quelle haute estime nous le tenions tous, mes parents et nous.

Nous ne donnerons ici que quelques miettes des trésors de son journal. On y trouve en abondance des notes sur les travaux présentés par d'autres au Collège, entremêlées de remarques ou de réflexions personnelles. Nous choisirons de préférence ce qui a trait à ses expériences pratiques :

Edimbourg, 1er novembre 1864. - Promenade matinale avec Eben (Ebénézer Scott). J'ai le coeur lourd et angoissé, et je supplie le Seigneur de fortifier ma foi.

5 novembre. - Le tailleur m'a apporté les habits neufs que j'avais commandés. Mon désir est que ce costume soit toujours celui d'un disciple de Jésus, qui ait du sel en lui-même et dont la lumière brille sans cesse, même dans la plus haute société.

12 novembre. - Temps splendide pour ma première tournée à Leith parmi les marins allemands. En allant de navire en navire, j'ai découvert cinq équipages allemands ; j'ai pu leur parler. Mais je sens vivement combien j'ai encore peu de puissance spirituelle ; toutefois je veux chercher à utiliser chaque jour celle que j'ai déjà.

14 novembre. - je me suis trouvé aujourd'hui dans un petit cercle d'amis. - 0 Jésus, combien peu nous te ressemblons! Nous parlons de ton enseignement dans nos cultes, mais nous le pratiquons si peu dans la vie de chaque jour.

16 novembre. - Assisté avec quatre étudiants à la réunion de Carrubers Close (quartier malfamé). Plusieurs ont prié, et à mon tour j'ai prié et rendu grâces. Mais je n'étais pas parfaitement vrai dans ma prière. 0 Seigneur, garde-moi, délivre-moi de tout faux-semblant. Toi, mon parfait modèle, rends-moi semblable à toi dans le monde !

19 novembre. - Aujourd'hui le jour de Leith. J'y ai visité dix navires allemands, en distribuant des cartes d'invitation pour la réunion que je dois tenir demain en allemand.

20 novembre. - Mon ami Eben est venu avec moi à Leith. Nous avons fini par découvrir la petite salle de réunions, et nous y avons attendu jusqu'à cinq heures les marins que j'avais convoqués. Pas un n'est venu ; peut-être n'ont-ils pas su trouver le local.

27 novembre. - Retourné à Leith avec Eben, non sans quelque anxiété. Mais j'avais pourtant confiance que ce ne serait pas pour rien, parce que nous avions prié le Seigneur instamment de nous amener des marins allemands. Il en est venu huit, et j'ai pu leur parler avec beaucoup de joie du Sauveur.

Dès lors ces réunions sont fréquemment mentionnées dans le journal.

7 décembre. - Comme Dieu est bon ! jamais je n'oublierai de quelle façon admirable il a exaucé nos prières.

17 décembre. - Remarqué aujourd'hui que je ne lis pas assez la Bible. Il faut que je mette à part certains moments pour ce travail vital, qui doit occuper la première place dans la vie d'un chrétien, surtout d'un évangéliste.

23 décembre. - Mon attitude me pèse souvent. Ce mélange de piété et de mondanité n'est pas dans l'ordre, et je ne puis faire autrement que d'en parler fréquemment. Quand un peintre met du bleu sur du jaune, cela donne du vert. Quand on mélange la piété et la mondanité, cela donne de la mondanité.

1er janvier 1865. - Depuis que j'ai quitté la patrie, c'est aujourd'hui la première fois que j'ai pu participer à la Sainte-Cène. je te remercie, céleste Père, de ce don ineffable.

9 janvier. - journée de labeur. je viens à toi, Seigneur Jésus, et je t'apporte avant tout l'hommage de ma joyeuse gratitude pour le sourire de ta face....

12 janvier. - 0 Seigneur, que je marche dans la foi, mais non dans la paresse

Reçu aujourd'hui la correspondance circulaire de la Pilgermission. La lecture de ces pages m'a confirmé dans la conviction qu'il s'agit là d'une oeuvre de Dieu, qui se poursuit avec bien des imperfections terrestres, mais qui est pourtant une oeuvre divine.

13 janvier. - Que je devienne de plus en plus un homme de foi !

15 janvier. - Il me faut marcher déjà maintenant en homme de foi, et ne pas me conformer aux us et coutumes éphémères du monde chrétien.

16 janvier. - 0 Seigneur, je te prie pour toute cette chère famille au sein de laquelle tu m'as placé. Sois leur part. Et la mienne aussi, et éternellement !

17 janvier. - Aujourd'hui, c'est moi qui ai fait le culte du soir. je le fais si volontiers, et ce m'est toujours une joie de parler de Jésus. Mais, Seigneur, que jamais je n'y cherche ma gloire. C'est toi qui es l'époux, ce n'est pas moi. Ce n'est pas à moi qu'appartient l'épouse, c'est à toi, et moi aussi je t'appartiens comme faisant partie de l'épouse.

20 janvier. - Seigneur, fais que j'aie toujours le « Heimweh » quand je ne suis pas tout près de toi,

27 janvier. - C'est une joie pour moi de constater que je ne puis être joyeux sans mon Seigneur bien-aimé. Je comprends si bien pourquoi le Seigneur compare son peuple à un troupeau de brebis. Comme un agneau se sent malheureux quand il n'a pas son berger et qu'il n'entend pas sa voix !

2 février. - En visite chez des amis aujourd'hui, j'ai fait la connaissance du professeur Simpson, l'inventeur du chloroforme. Il y a dix ans qu'il s'est converti, et l'instrument choisi par le Seigneur pour amener aux pieds de Christ cet homme éminent était son propre fils malade. Il supplia son père en mourant de venir au Sauveur. Un jeune neveu du professeur lui a aussi été en bénédiction. Une fois converti, il se mit à prêcher, au grand mécontentement de beaucoup de ses malades et des riches d'Édimbourg.

Voici quelques notes sur une conférence donnée par Simpson, le 28 novembre 1864, sur Eph. 2, 2 :

Il se peut que beaucoup d'entre vous s'occupent de religion, participent à des réunions ou à d'autres exercices pieux et soient pourtant morts. On peut rendre un semblant de vie à un corps qui vient de mourir, en le galvanisant. Mais cette vie apparente cesse à l'instant où le moyen extérieur cesse d'agir; et la bouche et les yeux ont beau s'ouvrir, les membres ont beau s'agiter, ce corps n'en est pas moins un cadavre raide et glacé. - Il en est de même de quelques-uns d'entre vous, qui sont spirituellement morts, en dépit de l'intérêt qu'ils professent d'avoir pour les choses de Dieu. Mis en contact avec les pratiques de l'Eglise de Christ, vous pouvez écouter des sermons, participer à la Sainte-Cène, accomplir encore d'autres exercices de piété. Mais votre coeur n'y est pour rien, vous ne connaissez ni la paix de Dieu, ni sa joie, car vos âmes sont encore mortes. Ce mot-là dit tout.

Dès lors Henri Rappard prit occasion de cette rencontre avec Simpson pour aller fréquemment s'asseoir à sa table, généreusement ouverte aux étudiants.

4 février. - Seigneur, ma prière n'est pas tant : « Enseigne-moi tes voies », que : « Donne-moi la force de marcher d'accord avec ta volonté. Accorde-moi, non seulement le vouloir, mais aussi le faire. »

5 février. - Il faut que je veille à n'admettre aucun compromis avec les petits péchés et les petites infidélités.

A la fin du séjour à Edimbourg, le journal renferme encore une page des plus intéressantes :

15 avril 1865. - On a fondé aujourd'hui une société pour l'entretien, à Alexandrie, de la station de Saint-Matthieu, à laquelle je suis appelé. C'est de fait une journée importante pour moi et pour toute notre oeuvre. Si l'on m'eût dit, il y a six mois, quand j'arrivai dans cette ville, parfaitement étranger et inconnu, qu'une trentaine de mes amis personnels s'uniraient pour soutenir financièrement mon travail en Égypte, je ne l'aurais certainement pas cru. Mais le Seigneur a fait des choses merveilleuses ; béni soit son nom!

On organisa une réunion d'adieux à Saint-Andrews. Nous nous y sommes rendus à 7 heures. Entrant dans la chambre du comité, nous y avons trouvé environ quatre-vingts personnes. - Après le thé, le président M. le Dr Cullen, ouvrit la séance. Il me présenta, et il parla de l'Égypte et des grands besoins du pays. Puis il m'offrit la parole. je donnai quelques détails sur la Pilgermission et sur les faibles débuts de son travail d'évangélisation en Égypte et dans le Soudan. Je ne parlais pas aussi facilement que d'ordinaire.

Alors Ebénézer Scott se leva, et, avec une émotion dont il était à peine maître, il proposa une résolution à l'assemblée, et il obtint que ces chers amis s'engageassent à fournir annuellement au moins 2,000 francs pour l'entretien de ma station à Alexandrie. - 0 Seigneur , je sens vivement à quel point je suis ainsi tenu d'être ton fidèle serviteur, de ne point chercher mes aises, mais de travailler assidûment sous la direction de ton Esprit !

Un autre point important, c'est que le président de la Mission écossaise m'a prié d'entrer dans son association et de travailler en Égypte sous sa direction.

Mais je ne suis pas mon propre maître, et je désire rester un « frère » de Chrischona.

Ajoutons ici que ces fidèles amis tinrent leur promesse et fournirent la somme indiquée; quand, plus tard, l'oeuvre d'Alexandrie n'eut plus besoin d'appui, ils continuèrent, plusieurs années durant, d'envoyer leur belle contribution à Chrischona. Actuellement ils sont presque tous morts; mais quelques offrandes venant d'Édimbourg montrent encore que l'amour ne périt jamais.

Voici les dernières lignes du journal tenu en Écosse:

21 avril 1865. - 0 mon Jésus, quand je suis arrivé ici il y a six mois, j'ai regardé à toi, et toi, tu as abaissé ton regard sur moi, et tu as pris soin de moi. Et maintenant que je m'en vais, je lève de nouveau les yeux vers toi, n'ayant point d'autre refuge que toi, toi seul. Nous avons passé ces deux dernières soirées à lire en famille l'Écriture et à prier. Voici ma requête : « Seigneur, que je les retrouve tous auprès de toi ! »

Le 22 avril Henri quitta la belle capitale de l'Écosse où il avait, en si peu de mois, tant reçu et tant donné.


Table des matières

Précédent:1. A Sainte-Chrischona

Suivant:3. Précieuses rencontres. -- Consécration. - Adieux

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