NDLR: Tout ce qu'inspire à ce théologien réformé la prière adressée à la "Reine du Ciel", c'est un petit commentaire mièvre sur "les prières de sa propre tradition".
Un théologien de l'Église Réformée suisse, professeur dans la célèbre université protestante de Tübingen en Allemagne, lit pour nous la dernière lettre apostolique de Jean Paul II sur le Rosaire, la prière mariale par excellence de l'Église catholique.
C'est un véritable défi que lance Chiara Lubich quand elle annonce l'idée d'un approfondissement « oecuménique » de la prière du Rosaire (cf. encadré A nos lecteurs), en réponse à la Lettre apostolique du Pape, Rosarium Virginis Mariae. La combinaison de ces deux paroles « Rosaire » et « oecuménique » résonne comme un paradoxe pour la sensibilité du chrétien évangélique que je suis. Si toutes les formes de dévotion à Marie constituent déjà en soi un point de divergence entre nos traditions, le Rosaire dans sa forme répétitive l'est tout particulièrement. Tout cela nous pousserait donc à tourner la page une bonne fois, en attendant de trouver un meilleur sujet pour faire avancer nos rapports oecuméniques. Mais l'expression employée par Chiara, justement parce qu'elle semble contradictoire, a éveillé ma curiosité. Le seul moyen pour en savoir davantage a été de me rendre à la source et de chercher le texte du Pape.
« Un document courageux et innovant, d'une réelle portée oecuménique »
Je l'ai lu d'un seul trait et j'en suis resté profondément impressionné. C'est un chef-d'oeuvre spirituel et théologique, un document courageux et innovant, et - je dois donner raison à Chiara Lubich - d'une réelle portée oecuménique. Sa manière de développer le discours est très proche des textes bibliques et, pour cette raison, la figure de Marie apparaît dans toute sa beauté : la toute pure, la femme transparente, celle qui laisse tout l'espace et toute la gloire à Jésus, au Père, à l'Esprit Saint. Marie est présente sans y être. Elle ne garde rien pour elle-même : ni les paroles qui lui sont adressées, ni même l'amour que l'on peut ressentir pour elle (cf. § 26). Ainsi - dans le texte du Pape - à peine parle-t-il de Marie que déjà il met en lumière Jésus ; à peine prononce-t-il son nom qu'elle disparaît en Dieu. Lorsqu'il fait une brève allusion aux grâces que donne Marie quand on la prie, il précise sa pensée en disant qu'il ne s'agit pas de grâces que donne Marie, mais de grâces que Dieu nous donne « presque de la main de Marie » (cf § 1). Ce « presque » revient à dire qu'à la fois Marie y est pour quelque chose et en même temps qu'elle n'y est pour rien.
Depuis toujours, et non sans raison, la théologie évangélique craint et refuse une figure de Marie qui détournerait notre regard des personnes de la Trinité, et qui nous porterait à mettre notre confiance en elle plutôt que dans le Dieu qui est en elle. Le Pape, conscient de ce danger, décrit la prière du Rosaire comme une prière éminemment christologique, et pour souligner cette position - qui reflète d'ailleurs l'intention originelle du rosaire et la ligne du Concile - il introduit un quatrième cycle de mystères, tous centrés sur la vie de Jésus.
Le rapport entre Marie et la prière au Christ
Que m'a appris cette lecture ? De quelle manière « nouvelle » le rapport entre la prière (au Christ) et Marie y est-t-il présenté ? J'y ai trouvé, directement ou indirectement, quatre manières de l'exprimer.
1) La prière « de » Marie (par exemple au § 10). La description de la vie de Marie y est très belle, c'est une vie « toute de prière », avec un regard centré sur Jésus, mais à des moments bien différents : regard interrogatif, pénétrant, douloureux, radieux, ardent. Elle allie ainsi vie et prière : une vie qui consiste à aller avec Jésus, une prière qui se réalise dans toute une existence.
2) Prier « comme » Marie (§1, 14 et autres). Nous nous mettons « à l'école de Marie » pour « lire le Christ », pour apprendre non seulement les choses qu'il nous a enseignées mais Marie - je le dis avec des mots qui sont les miens - est la mystique qui a « vécu Jésus » avant tout et nous pouvons apprendre d'elle, icône splendide d'une créature qui a passé toute sa vie avec le Fils de Dieu, le chemin qui nous fait être, comme elle, un rien rempli de Dieu.
3) La prière « avec » Marie. Le Rosaire, envisagé de cette manière christologique, évoque son « Magnificat permanent » pour l'oeuvre du salut (§1) et nous pouvons « contempler avec Marie le visage du Christ » (§3). Avec elle, nous sommes entraînés dans la prière des hommes de tous les temps et avec elle, « icône de la contemplation chrétienne » (§9), nous sommes tournés vers Dieu Trinité.
4) La prière « en » Marie. Le Pape, dans une lettre à ce sujet adressée au Mouvement des Focolari, parle de la « contemplation du Christ avec les yeux de Marie ». L'image suggère que le croyant puisse vivre « en » Marie. En utilisant cette préposition « en », on parle de Marie de manière plus métaphorique, en pensant qu'il y a une manière mariale d'être chrétien, un « profil marial » de l'Église, une façon « d'être Marie » en imitant son « fiat » qui s'étend dans l'histoire et qui constitue l'acte fondateur de la vie chrétienne, précédant toute structure et tout ministère.
L'icône de la personne humaine complètement ouverte à Dieu
En présentant Marie de cette manière, le Pape la dessine véritablement dans un cadre qui fait preuve d'une grande sensibilité oecuménique. Aucun de ces quatre points ne devrait poser de problème dans le dialogue avec le monde évangélique. Mais il reste un dernier point qui est absent de la liste que je viens de faire : la prière « à » Marie. C'est à elle que les paroles du Rosaire sont adressées. Évidemment la Lettre apostolique en parle aussi, même si c'est de manière très discrète, en présentant justement Marie dans cette transparence qui ne garde rien pour elle. Mais dans le monde des Églises évangéliques, il n'existe pas une seule prière qui ne soit adressée à une des trois personnes divines. Ce fut l'un des points forts de la période de la Réforme, en réaction à une situation où les formes de dévotions les plus variées menaçaient de couvrir le visage du Christ. On imagine donc difficilement qu'un évangélique puisse prendre le chapelet en main.
Mais ce refus n'est pas la seule chose à dire, la seule réponse à donner. Comme Luther lui-même nous l'a appris, les chrétiens évangéliques peuvent redécouvrir en Marie l'icône merveilleuse de la personne humaine complètement ouverte à Dieu, proche de Jésus par sa présence silencieuse dans les moments-clé de sa vie, sans être pour autant moins active au milieu des disciples. Elle nous propose une image de l'Église qui ne tient pas à ce qu'elle dit et ce qu'elle fait, mais à ce qu'elle est. Et voilà qu'apparaît une dimension du Rosaire soulignée avec force par le Pape : plus qu'une prière faite de paroles, le Rosaire est un marchepied qui nous rapproche de la contemplation du mystère. Et combien nous avons besoin aujourd'hui d'espace pour la contemplation et de sens du mystère !
Redécouvrir les formes de prière de ma tradition
L'invitation du Pape à reprendre en main le Rosaire, je peux donc le traduire comme un appel à redécouvrir dans ma propre tradition les formes de prière qui portent à la contemplation de l'histoire du salut. Comment ne pas penser alors à la grande richesse des psaumes et des hymnes, redécouverts et développés dès le début par les Églises de la Réforme, et qui sont vraiment devenus la prière du peuple ? Non seulement on les chante pendant le culte, mais aussi en famille et même quand on est seul. On les apprend quand on est enfant, souvent par coeur, et ils restent imprimés en nous et ressortent aux moments les plus inattendus. Dans leur diversité, ils peuvent exprimer tous les états d'âme du croyant, et leurs mélodies et leurs textes nous poussent à nous abandonner à Dieu et avoir confiance en sa providence. C'est une forme de prière où le coeur parle plus que l'esprit et qui nous insère dans la communion des saints de tous les temps, depuis Israël (avec justement Marie, fille d'Israël) jusqu'à aujourd'hui, et qui nous lie - même si c'est de manière mystérieuse - avec le choeur des anges et des saints dans le ciel.
Quand la prière transcende les paroles et devient contemplation, l'homme se place dans une dimension qui transcende sa propre vie terrestre, et le coeur se remplit d'une espérance qui est une attente joyeuse du paradis à venir ; et qui nous concerne d'ailleurs dès aujourd'hui et veut nous donner quelques rayons de sa lumière. Loin de constituer un élément qui nous éloigne du monde, c'est au contraire une force formidable pour vivre à la place où Dieu nous veut, et distribuer avec une passion sans cesse renouvelée l'amour que nous avons nous-mêmes reçus.
Stefan TOBLER
(Familia Plus) ajouté le 7/3/2003