Omniprésente à Salt Lake City, dotée d'énormes moyens, l'Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours (nom officiel des mormons) espère bien profiter des Jeux olympiques d'hiver pour changer d'image et soigner sa pub.
Lorsque, le 8 février, la flamme olympique s'élèvera dans le Rice-Eccles Olympic Stadium, qui domine tout Salt Lake City, la prophétie de l'Eglise mormone sera enfin réalisée. «Nous construirons ici une ville et un temple au Très-Haut, avait exhorté Brigham Young, le chef spirituel de l'Eglise mormone, qui, en 1847, guidait ses fidèles jusque dans ce territoire désertique. Des rois, des empereurs et les nobles et les sages de la Terre viendront nous rendre visite ici, et les pécheurs et les non-croyants nous envieront nos maisons confortables et nos biens.» Les Jeux olympiques d'hiver sont l'occasion exceptionnelle pour l'Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours - appellation officielle des mormons - de se présenter au monde sous son meilleur jour et, même, de changer d'image aux yeux du milliard de personnes qui, pendant deux semaines, suivront les JO devant leur téléviseur. L'heure de la «religion américaine», comme l'avait appelée Léon Tolstoï, a enfin sonné, et il faudrait être sourd et aveugle pour l'ignorer.
«C'est une culture de l'obéissance, l'idéal quand il s'agit des JO»
Le miracle se renouvellera chaque soir. Lorsque 20 000 personnes prendront place sur les gradins de Medals Plaza, au 300 West Temple, pour assister à la cérémonie de remise des médailles, elles pourront admirer, se découpant contre l'imposante chaîne des monts Wasatch, toute la majesté austère du temple mormon illuminé, avec l'ange Moroni soufflant dans sa trompette en or pour attirer les fidèles. Que les caméras de la chaîne NBC, qui retransmet les JO, diffusent ces images au monde entier ne doit rien au hasard, ni même à l'intervention divine. L'Eglise mormone n'a rien négligé pour l'occasion. Riche propriétaire immobilier, elle a prêté au Salt Lake Olympic Committee (Sloc), l'organisateur des Jeux, ce terrain qui couvre un pâté de maisons entier, à quelques pas de son centre historique. Et pour être certaine que l'installation se fasse dans de bonnes conditions, elle a, en plus, offert une petite enveloppe de 5 millions de dollars au Sloc.
De jeunes missionnaires en formation.
Bon nombre de citoyens de Salt Lake - 55% d'entre eux ne sont pas mormons - auraient préféré que les médailles soient remises près de la mairie, superbe et imposant bâtiment laïque, construit dans la pierre du pays. Certains, comme Nancy Borgenicht, fondatrice de la Salt Lake Acting Company, un théâtre, ou Daniel Darger, patron du Dead Goat Saloon, ont surnommé ces JO «Molympics» - Mormon Olympics. Une accusation qui pique au vif ses responsables. «Cette histoire de Jeux mormons est complètement absurde, proteste Michael Otterson, le porte-parole de l'Eglise. Nous avons justement fait attention à ne pas dominer ces jeux. Nous voulons simplement nous comporter en hôtes accueillants.»
Il serait difficile aux mormons de se fondre dans le paysage. Plus de 70% de la population de l'Etat qu'ils ont fondé, l'Utah, adhère à cette religion. Jamais, depuis Rome en 1960, les Olympiades n'avaient été organisées dans une ville possédant une si forte identité religieuse. Salt Lake est aux mormons ce que le Vatican est aux catholiques, ou La Mecque aux musulmans. Toute la ville s'est construite à partir de Temple Square, les 8 hectares qui renferment les «lieux saints»: le Temple, le Tabernacle, la tour où est installée l'administration de l'Eglise, dite «The Corporation». Les rues de la capitale de l'Etat sont numérotées en fonction de leur situation par rapport à Temple Square. Par exemple, on est sur West Temple ou sur North Temple. Si les JO avaient lieu à Rome, arguent les défenseurs des mormons, l'Eglise catholique serait elle aussi omniprésente. A une différence près: ici, l'Etat, le pouvoir économique et la foi majoritaire sont totalement imbriqués. 90% des élus au Parlement de l'Utah sont mormons et, comme dans cette Eglise tout homme est aussi prêtre, les deux pouvoirs ont furieusement tendance à se confondre. Tout le monde - non-mormons y compris - est obligé de vivre selon leurs préceptes. «Voilà pourquoi la question de la consommation d'alcool pendant les JO est devenue le symbole de la zizanie, explique Jay Shelledy, rédacteur en chef du Salt Lake Tribune, le principal quotidien de l'Utah, qui n'est pas contrôlé par les mormons (bien qu'ils cherchent à l'acheter). La culture dominante décide des moeurs: les mormons ne sont pas les talibans, mais il y a quand même des similarités dans leur façon d'agir.»
«Nous sommes une Eglise chrétienne comme les autres, mais avec nos différences»
Si les Jeux olympiques de Sydney avaient décroché la médaille d'or pour leur ambiance festive, ceux de Salt Lake City auront certainement plus de retenue. Malgré l'afflux quotidien de 80 000 visiteurs venus du monde entier, les étranges lois qui régissent la consommation d'alcool n'ont pas été desserrées, ne serait-ce que d'un petit cran. Les restaurants n'ont toujours pas le droit de proposer leur carte des vins, sous peine de sanction. C'est au client de la demander. Il est toujours interdit d'avoir devant soi, sur une table, à la fois un alcool et une bière - qui ne doit d'ailleurs pas dépasser 3,2 degrés. Les deux boissons peuvent être consommées, mais l'une après l'autre. Un cocktail ne peut contenir qu'une once d'alcool. Séparément, les clients reçoivent un «sidecar» - une dose complémentaire - qu'il faut mélanger soi-même. Les bars sont d'ailleurs interdits. On ne peut boire que dans des établissements dont on est membre, moyennant une hypocrite cotisation annuelle de 12 dollars. Il est possible d'obtenir sur-le-champ un permis temporaire à 5 dollars. Mais pas besoin de permis si l'on est «parrainé» par un client, tant que celui-ci se trouve dans le bar. «Avant que Salt Lake soit candidate pour ces Jeux, raconte le maire de la ville, Rocky Anderson, un ex-mormon non conformiste, l'Eglise a posé comme condition qu'on ne touche pas aux lois sur l'alcool. C'était le deal.»
Il a donc fallu réaliser des contorsions dignes du cirque de Pékin pour parvenir à servir autre chose que de l'eau aux «infidèles» qui passeraient par Salt Lake. L'Eglise était coincée entre le respect de ses règles et la peur de la publicité négative qui pourrait découler de la mauvaise humeur de tous ceux qui, au nom de principes religieux qui ne sont pas les leurs, auraient dû se contenter d'eau (le Coca ou le Pepsi, contenant de la caféine, sont théoriquement proscrits aux mormons). Le résultat est digne de la sémantique jésuite. «Au bout d'un mois de discussions, on a trouvé une solution qui a permis d'installer un bar dans le centre de presse international sans toucher à la réglementation», raconte Howard Berkes, le correspondant de la chaîne National Public Radio. Comme certaines entreprises locales bénéficient, pour des occasions exceptionnelles, d'autorisations de servir de l'alcool valables vingt-quatre heures, les organisateurs ont battu le rappel de tous ceux qui possédaient ces licences et les ont mises bout à bout, vingt-quatre heures par vingt-quatre heures, pour arriver à ouvrir un bar pendant les deux semaines des JO.
Même la mairie a dû négocier ferme pour désaltérer ceux qui viendraient à son festival culturel: le Department of Alcohol and Beverage Control, l'autorité suprême de l'Utah, qui compte, pour la première fois, un non-mormon, a décidé que le maire pouvait servir du rhum mais pas d'irish-coffee. Explication de la commission: le rhum est une boisson à part entière, tandis que le whiskey est «une boisson d'introduction» pour ceux qui ne boivent pas. Il pourrait leur en donner le goût et les entraîner sur la pente de la dépravation. Par ailleurs, une bière locale, Polygamy Porter, dont le slogan publicitaire - «Pourquoi vous limiter à une seule?» - fait allusion à la caractéristique mormone, a été invitée à se faire plus discrète pour la durée de ces Jeux. La polygamie (voir l'encadré ci-contre) est un sujet sensible pour l'Eglise mormone, qui l'a longtemps encouragée. De 20 000 à 30 000 intégristes la pratiquent encore.
Tout en prenant garde à ne pas passer pour le véritable patron de ces Jeux, l'Eglise, dont les moyens politiques et financiers sont considérables (son patrimoine est estimé à plus de 25 milliards de dollars), s'est énormément investie. En 1998, Robert Hales, membre du Quorum of Twelve, le «parlement» de l'Eglise, a été un invité privilégié des JO de Nagano, le seul pour Salt Lake, afin d'observer l'organisation à mettre en place ici. Les mormons ont aussi fait don de 200 000 dollars à l'organisme chargé de faire venir les Jeux dans la capitale de l'Utah. Et l'Etat s'est tourné vers eux, lorsqu'ils étaient menacés de faillite morale et financière, après l'énorme scandale de corruption. Responsables de la campagne pour décrocher les JO, Tom Welch et David Johnson - tous deux pourtant notables mormons - étaient accusés d'avoir versé plus de 1 million de dollars en pots-de-vin aux membres du Comité international olympique, histoire d'influencer leur vote.
«Pendant une période de quatorze mois, les Jeux n'ont pas attiré un seul sponsor, raconte Jay Shelledy. Il a fallu leur redonner une crédibilité. Le gouverneur - un mormon - a alors demandé à l'Eglise de l'aider à redorer l'image de Salt Lake.» Les autorités mormones ont soumis une liste de trois noms de candidats possibles pour prendre la tête du comité organisateur - tous étaient membres de leur Eglise. En quarante-huit heures, le charismatique Mitt Romney, qui a fait fortune dans le capital-risque, était désigné. «Un excellent choix, affirme le révérend Tom Goldsmith, responsable de l'Eglise unitarienne, à Salt Lake City, mais les jeux étaient faits d'avance. Aucune autre Eglise n'a été sollicitée pour proposer des candidats à ce poste.» Romney, qui a été missionnaire en France, a remis sur les rails les JO d'hiver, lesquels devraient même dégager un léger bénéfice. Il a aussi mis sa patte sur tous les aspects de ces Jeux. Il a ainsi banni, pour les compétitions de snowboard, la musique qui fait partie de cette culture rebelle et qu'apprécient les athlètes: pas question de chansons glorifiant le sexe, les drogues, voire des comportements délinquants, et qui risqueraient de choquer certaines oreilles mormones. «Le monde va débarquer à Salt Lake pour les Jeux olympiques, accueilli par Mitt Romney. A l'aéroport, les visiteurs seront inspectés pour les tatouages, les piercings et l'odeur d'alcool dans leur haleine, ironise Randy Teal, dans une lettre envoyée au Salt Lake Tribune. Ceux qui échoueront au test seront-ils enfermés dans le Tabernacle [NDLR: une immense salle de réunion mormone] jusqu'à la conclusion des Jeux?»
L'Eglise est moins à cheval sur les principes quand ses propres intérêts sont en cause. Les charges contre Tom Welch et David Johnson ont été rejetées par le juge David Sam - un mormon. Il a estimé que les accusations du gouvernement étaient «une intrusion non souhaitable du gouvernement fédéral» dans les affaires de l'Etat. Avantage: le procès, programmé pendant les JO, ne gâchera pas la fête.
Le Sloc est souvent venu frapper à la porte de l'Eglise, très gros propriétaire terrien (elle possède plus d'un demi-million d'hectares). Le comité organisateur lui a demandé des terrains dans les stations où sont organisées les épreuves, pour construire des parkings ou bien élargir les routes d'accès. Le Comité olympique de Salt Lake a également fait appel aux fidèles. Les cours de l'université mormone Brigham Young ont été suspendus pendant la durée des Jeux pour permettre aux étudiants de donner un coup de main. Au total, l'Eglise en a fourni 35 000. «C'est une culture de l'obéissance, l'idéal quand il s'agit des JO, explique Howard Berkes. En quelques heures à peine, ils ont mobilisé 60 000 bénévoles. Il a fallu en renvoyer chez eux.»
Mais cette culture s'accommode mal de manifestations d'indépendance. L'Eglise a poursuivi un jeune homme parce qu'il arborait, sur Temple Square, un tee-shirt affirmant: «I am for 10% beer and 3.2% tithing» (je suis pour la bière à 10% et le denier du culte à 3,2%), allusion - inversée - aux limitations sur le degré d'alcool et à la dîme des fidèles. Pendant les JO, toute manifestation sera encore plus strictement contrôlée. «Il y a une propension à limiter le droit d'expression pendant ces Jeux», s'indigne Janelle Eurick, avocate à l'American Civil Liberties Union, une organisation de juristes spécialisés dans ces affaires. Dans six secteurs, autour de Temple Square et de Medals Plaza, il sera interdit de manifester.
Des groupes de deux ou trois personnes, pas plus, auront le droit de marcher avec une pancarte. Pour des manifestations plus importantes, la ville a délimité certaines zones où il sera autorisé de se rassembler. Il faudra se serrer un peu: certaines ne peuvent accueillir que 30 personnes, au mieux. Or la Kensington Welfare Rights Union, un collectif national de soutien aux SDF, a prévu de mobiliser 20 000 personnes. Et les défenseurs des droits des animaux, hostiles aux rodéos organisés pendant les Jeux, ont prévu de défiler en masse.
Les Saints des derniers jours - la LDS, dit-on ici pour Latter-Day Saints - se mobilisent aussi. Pour leur propre cause. Les Jeux sont, pour eux, espèrent-ils, l'occasion d'en finir avec une image de secte et d'acquérir de la respectabilité. Ils se considèrent, malgré leurs croyances et pratiques curieuses, comme une Eglise protestante traditionnelle. Avec l'aide d'une agence de relations publiques, Edelman Public Relations Worldwide, les mormons ont commencé par changer, de manière subtile, leur nom. Désormais, Jésus-Christ apparaît en grosses lettres dans l'appellation officielle de l'Eglise, soulignant ainsi son appartenance à la chrétienté. Les moqueurs l'ont rebaptisée l' «Eglise anciennement connue sous le nom de mormone», allusion au chanteur pop Prince, qui lui aussi avait changé de nom. «Nous sommes une Eglise chrétienne comme les autres, mais avec nos différences, insiste Michael Otterson, son porte-parole. Nous sommes l'Eglise de Jésus-Christ qui a été restaurée.»
Les responsables mormons ont également décidé, contrairement à leurs habitudes, d'adopter un profil bas. Les missionnaires, qui d'ordinaire ne perdent pas une occasion de faire du prosélytisme, ont été mis en congé. Ces jeunes hommes à la mine pâle, en costume sombre et chemise blanche, sont des silhouettes universellement connues qui irritent les non-convertis. L'Eglise a fait appel à des méthodes plus profanes: à leur place, les visiteurs de Temple Square seront accueillis par des jeunes guides, fraîches et charmantes, souvent vêtues de seyants manteaux noirs, alors que les femmes sont d'habitude plutôt encouragées à rester à la maison. «Nous ne voulons embrigader personne, affirme Michael Otterson. Nous souhaitons simplement que les gens s'amusent.»
L'Eglise peut se permettre de lever le pied pendant dix-sept jours. Avec 11 millions de fidèles (plus de la moitié hors des Etats-Unis), jamais elle ne s'est si bien portée. En 2000, ses 61 000 missionnaires ont converti 274 000 personnes. Entre 1990 et 2000, elle a progressé de 42% dans le monde. Grâce aux dons de ses membres (au minimum 10% de leurs revenus), elle gère 6 milliards de dollars de recettes par an. Selon les démographes, elle devrait encore continuer de croître à ce rythme dans les prochaines décennies. Professeur à Yale et auteur de The American Religion, Harold Bloom affirme que les mormons pourraient un jour être si nombreux et si riches que «gouverner notre démocratie serait impossible sans la coopération des mormons». Sacrée revanche.
Pour les JO, les jeunes mormons qui sont en contact avec le public suivent une formation pour s'adapter aux différences culturelles et éviter les faux pas. Dans une classe, une affiche donne le mot d'ordre: «F.R.I.E.N.D.S.» Les initiales, qui forment le mot «ami» en anglais, suggèrent les qualités que doivent avoir les guides de l'Eglise envers le monde extérieur: Friendly (amical), Respectful (respectueux), Informative (informatif), Enthusiastic (enthousiaste), Non-judgmental (non critique), Dedicated (dévoué), Spiritually prepared (préparé spirituellement). Rien que ça! Les 5 000 recrues apprennent aussi à ne pas tomber en syncope si un visiteur distrait leur demande où trouver une bière. Mais attention: «Il ne faut pas cacher une information sous prétexte que nous ne voulons pas que les gens soient pervertis.» Et, si une famille d'Anglais débarque, le visage agrémenté de quelques piercings, pas question d'appeler la sécurité. «Nous pourrions perdre une occasion de connaître quelqu'un qui est peut-être intéressant et nous lui laisserions une mauvaise impression de l'Utah», explique le professeur.
L'Eglise a fait un gigantesque effort de relations publiques auprès des médias, avec un centre de presse qui emploie 600 bénévoles dans le superbe et ancien Hotel Utah, qui lui appartient. Elle a ouvert très largement ses portes aux journalistes curieux d'observer des familles mormones chez elles et d'assister à leurs offices. Mais elle n'en est pas restée là. En marge du festival culturel officiel, la LDS a mis sur pied son propre programme aux proportions himalayennes. Les 330 membres du Mormon Tabernacle Choir, un choeur connu dans le monde entier, ont été mis à contribution pour une série de concerts avec certains grands noms de l'opéra, comme Frederica Von Stade. Surtout, dans son auditorium de 21 000 places assises - le plus grand au monde - l'Eglise a créé Light of the World. Ce spectacle, qui raconte son histoire, met en scène 1 500 acteurs et un orchestre symphonique. Même les plus sceptiques seront impressionnés - au moins de manière subliminale - par cette débauche de moyens et par l'échelle de ces manifestations gratuites.
Certains mormons sont pourtant inquiets. Et si l'opération de séduction atteignait son but et que des milliers d'Américains décidaient de s'installer dans l'Utah, attirés par sa beauté et par sa prospérité? Le «peuple élu» se retrouverait étranger sur sa propre terre, étouffé par les «gentils». Un comble!
Dossier complet sur le mormonisme sur le site Info-Sectes
(L'Express) ajouté le 24/1/2002