par Claire Chartier -
Du choix de leurs vêtements à celui des programmes de télé, en passant par l'indiscipline en classe et par les petits actes d'incivisme, les 12-18 ans se révèlent de plus en plus ingouvernables. La faute à qui?
Sandrine, en famille, à Rennes.
Un môme extra, ce Guillaume. Souriant, futé, tchatcheur, câlin avec sa mère. Sous ses dehors charmeurs, pourtant, la gueule d'ange cache un ogre. «Si je ne rectifie pas le tir, je vais me faire dévorer», lâche d'une petite voix sa mère, Claudine, qui élève seule son fils depuis l'âge de 2 ans et demi. Si Claudine regarde une émission à la télé, Guillaume s'empare systématiquement de la télécommande pour changer de chaîne. «Tu peux bien enregistrer au magnétoscope!» lance le garçon de 14 ans à sa mère, qui préfère ne pas discuter pour éviter les «crises terribles». Même chose avec la radio. «Quand il monte dans la voiture, peu importe ce que je suis en train d'écouter, il met tout de suite sa station préférée», gémit Claudine.
«Lâche-moi»
L'ado a toujours besoin de quelque chose: un CD, une casquette, des vêtements de marque. Avec son salaire de secrétaire et sa maigre pension alimentaire, la mère a du mal à suivre. Mais, comme elle se sent coupable de n'avoir pu «donner à [son] fils un papa à la maison», Claudine craque. Elle achète le pantalon à 120 euros pour son rejeton et s'offre des chaussures André pour équilibrer le budget. Satisfait, le Guillaume? «Quand je dois la forcer pour avoir un truc, ça ne me fait pas autant d'effet que lorsqu'elle dit oui tout de suite, répond l'intéressé sans états d'âme. Le plaisir est un peu gâché.» Gonflé.
De l'enfant-roi au despote
Il fallait pourtant s'y attendre. En grandissant, nos enfants rois jouent les empereurs, obnubilés par leurs envies, rebelles aux contraintes. Ces affreux jojos défient l'autorité des adultes avec une étonnante persévérance, que la crise pubertaire et son raz de marée hormonal ne sauraient seuls justifier. Habiles entourloupeurs, ils mènent les adultes par le bout du nez et du portefeuille. D'après les spécialistes, 20% des adolescents sont de véritables démons domestiques, s'opposant systématiquement, refusant de recevoir des ordres, allant jusqu'à casser chaises ou fenêtres à la moindre remarque ou rouer de coups leurs parents. Mais ces mêmes spécialistes affirment aussi croiser de plus en plus de despotes «ordinaires», issus de tous les milieux et aux instincts dictatoriaux précoces: dès 11 ans, le «préado», comme on dit aujourd'hui, imite son grand frère en réclamant une PlayStation non sans gratifier sa mère de «Lâche-moi la grappe» bien sentis. Un constat partagé par les enseignants, qui étaient 45% à se plaindre des comportements violents des élèves et 41% de leur manque de motivation, dans un sondage publié par le Snes, le principal syndicat du secondaire, en mars 2001.
«Je dis à ma mère que c'est trop beau, et elle me l'achète»
Preuve du désarroi des parents, le thème de l'adolescence revient en boucle dans les groupes de parole qui se forment un peu partout en France pour secourir les géniteurs déboussolés. Lors de la dernière édition de la Foire de Paris - où on achetait jusque-là les divans au lieu de s'y allonger - on a même vu un stand spécialement consacré à des rencontres- débats entre parents et experts. Les politiques, à leur tour, commencent à réagir. En 2001, une circulaire conjointe des ministères de la Famille, de l'Education nationale et de la Ville insistait sur la nécessité de mieux traiter la problématique de l'adolescence dans les réseaux d'écoute, d'appui et d'accompagnement des parents (Reapp) mis en place dans chaque département depuis 1999.
Est-ce parce qu'il est souvent subtil que le despotisme de ces ados ne saute aux yeux que sous ses formes extrêmes, la violence ou la délinquance? D'après les sondages, la pax familiaris règne dans les foyers français. En l'an 2001, 84% des adolescents sondés par l'Institut de l'enfant disaient s'entendre «plutôt bien» avec leurs parents. Dans une enquête Ipsos de la même année, 80% des adultes affirmaient ne pas avoir de mal à se faire obéir de leur progéniture. Justement. S'agit-il, au fond, d'une belle harmonie ou d'un vrai renoncement?
Portables, fringues et PlayStation
Elles sont trois péronnelles, 13 ans chacune, qui flânent dans les allées de l'espace Miss Code du Printemps. Dans ce grand magasin parisien, un étage entier est réservé aux lolitas branchées, qui foncent, comme aimantées, sur les tee-shirts Killah à 40 euros ou les robes Miss Sixty à 90 euros. Avec ses copines Noémie et Pénélope, Sakina s'y rend tous les quinze jours pour «voir les nouveautés». «Je repère ce qui me plaît, je dis à ma mère que c'est trop beau, et elle me l'achète», lance la belle en faisant balancer son sac à main Puma plastifié.
Les parents d'aujourd'hui se plient à la dictature consumériste de leur progéniture avec fatalisme. «Ils négocient le prix, mais rarement l'achat», commente Giorgio Cattai, de l'Institut de l'enfant. Une dictature pourtant coûteuse, tant ces ados sont friands de marques. D'après la grande enquête déclarative «Consojunior 2002» réalisée par TNS Media Intelligence, près des trois quarts des 13-19 ans choisissent un vêtement parce qu'il est à la mode et 1 sur 2 parce qu'il porte un sigle connu. Chez les 8-12 ans, le critère de la marque influe de plus en plus nettement sur la décision d'achat (45%, soit 5 points de plus qu'en 2000, date de l'enquête précédente). Comme les parents n'ont pas envie de voir leur descendance snobée dans la cour de récré, ils rendent les armes. «Quand mon fils est entré en cinquième, sa cousine, qui était dans le même collège, m'a appelée pour me dire qu'il était le seul garçon de sa classe à ne pas être "marqué", se souvient Stéphanie, une maman divorcée. Ça m'a traumatisée! Du coup, je lui ai acheté un jogging Nike.» Mais le conformisme ne s'arrête pas là. Il faut encore que le blouson ou les baskets soient de la «bonne» couleur. Car inutile de faire porter à ces enfants gâtés des choses qu'ils n'aiment pas: ils vous remercieront d'un «J'en veux pas» sans appel.
Un enfer qui commence de plus en plus tôt. «Les centres d'intérêt, les envies et les produits achetés sont désormais les mêmes chez les 8-12 ans et les 13-14 ans, constate Christine Bitsch, directrice du pôle recherche de TNS. Les collégiens de sixième ont acquis un statut de consommateur équivalent à celui de leurs aînés.» Pour preuve, l'arrivée sur le marché de magazines destinés aux préados filles ou garçons - une première - et d'une radio, Radio Junior, diffusée sur Internet, où les gamins décident seuls de la programmation.
C'est un fait: ces juniors savent ce qu'ils veulent. Entre 8 et 12 ans, pas moins de 27% d'entre eux choisissent leurs vêtements, 14% leur shampooing et 12% leur gel de douche. Dans la fourchette des 8-19 ans, les pourcentages grimpent à 47% pour les fringues et 50% pour les chaussures. Rois du monde sur leurs consoles de jeux, dont 80% des préados sont équipés, les jeunes se ruent désormais sur une nouvelle arme émancipatrice: le portable. Fil à la patte que l'on peut couper à tout instant et qui permet de papoter dans sa chambre jusque tard dans la nuit, le téléphone mobile a fait une percée fulgurante auprès des ados: 62% des 13-19 ans possèdent un appareil, alors qu'ils n'étaient que 19% il y a deux ans, et 13% de leurs cadets les imitent. Qui paie la facture? Les parents, bien sûr.
«Je ne le ferai pas, maman, ce n'est pas la peine»
Ces jeunes drogués de la conso sont prescripteurs pour toute la famille. On estime à quelque 500 milliards de francs les dépenses - loisirs, produits alimentaires, équipement informatique - induites par les adolescents. Chacun reçoit en moyenne 13,41 euros par mois à 11 ans et 29,28 euros à 17. L'argent de poche, contrairement à la scolarité, n'entraîne pas de prises de bec: les parents se font fréquemment avoir. «Les mômes s'achètent des bonbons, des CD ou des consoles de jeux, tandis que les familles jouent le rôle de la banque en payant les coups de coeur plus chers!» souligne Christine Bitsch. Guillaume, par exemple, a trouvé la combine: «Je ne lui donne que 15 euros mensuels, raconte sa mère, mais, comme il me demande une avance deux ou trois fois par mois, je finis par perdre le fil et je lui donne trois fois plus!» Et puis, pourquoi se gêner? Certains vont même jusqu'à réclamer un traitement d'égal à égal avec papa-maman. «La semaine dernière, j'ai refusé d'acheter à ma fille une paire de chaussures à 122 euros, raconte Carole, cadre supérieur. Vous savez ce qu'elle m'a dit? Que je pouvais bien la lui offrir, puisque je venais de me payer un chemisier encore plus cher!»
Violence en famille
En famille aussi, ces ados tyranneaux n'en font qu'à leur guise. «Non à la télé dans la chambre», disent les parents. Pourtant, 58% des 13-19 ans et 23% des 8-12 ans possèdent un poste rien que pour eux, d'après l'étude de TNS Media Intelligence. Non au droit de choisir son programme de télé avant 14 ans, d'aller en boum avant 15 ans ou de boire de l'alcool avant 17 (sondage parental Sofres de 1998)? L'adolescent moderne, comme chacun sait, goûte à ces privautés au bas mot trois ans plus tôt. De fait, 87% des 13-19 ans et 78% des 8-12 ans interrogés par TNS Media Intelligence se disent «assez libres» de faire ce dont ils ont envie. On les comprend: passés maîtres dans l'art du harcèlement, ils ont leurs géniteurs à l'usure. «Ma fille négocie tout, gémit Eva, publicitaire. Je lui dis de rentrer à 19 heures, elle réclame une demi-heure de plus. Elle veut toujours avoir le dernier mot, argumente sur tout pendant des heures. Si j'ai eu une journée fatigante, je cède.»
Elle pourchasse son père dans la maison avec un couteau de cuisine
Céder. Caroline ne voit tout simplement pas comment faire autrement. Sa Juliette de 11 ans dit non à tout: aux tables de multiplication, qu'elle refuse d'apprendre - «Il m'est arrivé de faire un mot à son institutrice en lui disant que ma fille n'avait pas voulu faire son travail» - non au rangement de la chambre, non au dépôt du linge sale dans le bac à linge. «Elle me dit: "Je ne le ferai pas, maman, ce n'est pas la peine", raconte cette documentaliste parisienne, mère de deux enfants. Lorsqu'il m'arrive de lui donner des fessées, elle hurle comme un cochon qu'on va tuer et m'accuse d'être la mère la plus méchante du monde. C'est dur.» La solution? «Attendre un moment et revenir à l'attaque, ou crier plus fort qu'elle», conclut Caroline. Ereintant.
Juliette n'est pas une exception. Ici, c'est Léo qui monopolise la parole à table et s'empaille avec tous les membres de sa famille, jusqu'à les faire pleurer. Là, c'est Jennifer qui «casse tout» à la moindre réflexion. Pis. Le nombre des parents battus est en augmentation, constatent les praticiens, qui ont évoqué le sujet lors des derniers entretiens de Bichat, en septembre 2001. Ces petits tyrans - environ 17 000 - ne souffrent pas d'une maladie psychiatrique. Certains sont des enfants uniques ou nés de parents âgés, trop gâtés depuis toujours. D'autres ont manqué de repères face à des parents aux conceptions éducatives totalement discordantes. Parfois, au contraire, trop vite mûris, ils ont été témoins de violences conjugales. Elsa, l'aînée d'une famille de trois enfants, a piqué ses premières crises de rage à 12 ans. «Un après-midi, elle a lancé une casserole à travers la vitre parce qu'elle ne supportait pas que j'apprenne à jouer de la guitare», raconte entre deux longs silences son père, François, aide de laboratoire dans un collège des Vosges. Un an plus tard, après une séparation temporaire entre ses parents, la petite devient incontrôlable. Un jour, elle pourchasse son père dans la maison avec un couteau de cuisine. Un autre, elle lui casse une côte et tabasse sa petite soeur. De séjour en séjour en hôpital psychiatrique, l'adolescente parvient à intégrer un lycée agricole. Mais rien n'est réglé. «La semaine dernière, elle m'a mordu au bras droit en me disant: "Tu ne seras pas le maître, c'est moi la plus forte", ajoute François. Tout ça parce que je voulais qu'elle arrête de regarder une émission enregistrée pour venir dîner.»
Manque de respect à l'école
Sans commune mesure, bien sûr, avec ces déchaînements de violence, les enseignants ont été les premiers à déceler les tendances despotiques de la jeune génération. «Le professeur propose et l'élève dispose, témoigne Mimi Acquaviva, enseignante d'italien. En classe, les ados sont un peu comme dans un salon avec la télé allumée. Ils zappent si ça ne les intéresse pas, bavardent, s'envoient des Texto avec leur portable.» Voilà pour la version soft. Dans la version hard - qui se joue dans les ghettos des zones sensibles, mais aussi dans les collèges huppés - les élèves refusent dès la classe de sixième d'ôter leur manteau, d'ouvrir leur cahier, de remettre leur carnet de correspondance, sous prétexte qu'ils «n'ont pas envie» ou que le cours «les emmerde». Certains se lèvent en classe, lancent des «Nique ta mère», insultent le prof ou rendent copie blanche.
«Les parents demandent sans cesse : est ce que tu m'aimes ?»
Jérôme Bimbenet, enseignant dans une ZEP de la banlieue parisienne, témoigne: «Mes élèves disent sans arrêt "Monsieur, j'ai bien le droit". C'est devenu tellement insupportable que je leur ai interdit de prononcer cette phrase», raconte cet enseignant d'histoire-géo. Pour mater les récalcitrants, Jérôme a sa méthode: après trois avertissements, le chahuteur écope d'un signe «moins» qui compte dans le calcul de la moyenne. «Ça n'a pas loupé, peste l'enseignant: les élèves ont brandi le règlement intérieur, dans lequel ils avaient souligné les passages sur leurs droits, en me disant que c'était interdit.» Sans oublier les parents qui récusent eux-mêmes l'autorité du prof en venant contester une sanction dans le bureau du principal, devant leur rejeton.
«Le respect n'est plus automatique, parce qu'il a cessé d'être lié au statut, analyse le sociologue Sébastien Roché, auteur d'une remarquable enquête sur la violence juvénile, La Délinquance des jeunes (Seuil). On respecte un prof pour sa compétence et ses connaissances; ses parents, pour le bon climat relationnel qu'ils savent instaurer en famille.» Et, du coup, l'interdit pèse moins lourd. Entre 1972 et 2000, le nombre de crimes et délits commis par les moins de 18 ans est passé de 68 700 à 175 256. Un tiers des vols avec violence et des violences urbaines sont le fait de mineurs. Parmi les 2 300 adolescents représentatifs de la génération des 13-19 ans interrogés par Sébastien Roché, plus de 54% jugent peu ou pas grave d'acheter des choses volées, même en connaissant leur origine frauduleuse, et 40,9% estiment que le vol à l'étalage est un «petit délit», voire «pas un délit du tout». Quant aux agressions physiques, elles ne posent un problème de conscience aux jeunes sondés que lorsqu'elles s'effectuent au moyen d'une arme. Conclusion: le degré de gravité accordé à l'action est plus déterminant que la peur de la sanction. Or, «ce qui détermine la gravité d'un acte aux yeux des adolescents, ce n'est plus la loi, mais une perception subjective», remarque Sébastien Roché. Une règle intime, singulière, qui favorise tous les rapports de forces.
Crise de l'autorité parentale
Comment en est-on arrivé là? Pourquoi les parents ont-ils tant de mal à dire non à ces ados qui, par nature, cherchent à tester les limites des adultes? Si certains jeunes ont pris le pouvoir, c'est parce les adultes ont bien voulu le leur donner. L'héritage d'un certain mois de mai, sans doute. En mettant un terme en 1970 à la toute-puissance du paterfamilias, les lanceurs de pavés ouvraient le temps incertain de la négociation en famille. Depuis lors, l'autorité parentale est partagée par les deux conjoints - la place du père a même été revalorisée l'an dernier par Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille et à l'Enfance. Cette autorité familiale n'est plus un pouvoir qui s'impose par la force ou la ruse, mais une obligation à laquelle on adhère par la discussion et le respect de l'autre. Adieu les «éducastrateurs». «Chaque membre de la famille est dans une logique de pouvoir au sein de son propre monde, souligne le sociologue Michel Fize, qui a récemment publié Le Deuxième Homme [Presses de la Renaissance]. Les décisions sont croisées en permanence.»
Argumenter, expliquer, surtout ne pas brimer: les adultes ont si bien compris la leçon qu'ils craignent depuis lors de passer pour des «parents fouettards» auprès de leurs grands dadais boutonneux. Dans Ne me parle pas sur ce ton (Michel Lafon), la journaliste Laurence Cochet brosse avec humour le portrait de ces parents qui se laissent marcher sur les pieds. «C'est l'aîné qui a commencé [É]. Ne pouvant plus le chasser du salon [É], on finasse. S'il fait moins de 10 degrés, on ouvre grand la fenêtre pour aérer jusqu'à ce que l'ado grogne "On gèle" et décampe. S'il fait doux, on passe l'aspirateur.» Certains ont carrément baissé pavillon. Volontairement, assurent-ils. «Je n'ai jamais pensé qu'on arrivait à quelque chose par la frustration», affirme Marthe, conservateur d'art, à la tête d'une famille gigogne de quatre enfants. A 5 ans, le petit dernier de Marthe se levait déjà de table au bout de dix minutes parce qu'il «ne voulait plus manger». Aujourd'hui, le gamin passe en coup de vent aux repas, ne regarde jamais la télévision en compagnie de ses parents et sa mère avoue qu'il «ne veut rien faire avec [eux]».
«Il faut réinjecter de la morale dans le contrat familial»
Pourtant, tous les thérapeutes l'affirment: les limites que l'adolescent va se donner dépendront de celles qu'il aura reçues entre 12 mois et 4 ans. Mais comment accepter de n'être qu'un individu parmi d'autres lorsque l'on a toujours été un enfant roi? Bébé choisi, grâce à la pilule, bébé archigâté par des mamans qui, voulant conjuguer maternité et carrière, compensent leurs absences en cédant à ses caprices, l'enfant moderne est une icône, dont les nouvelles architectures familiales accentuent encore le pouvoir: 1 adolescent sur 4 vit aujourd'hui avec un seul de ses parents. La filiation est devenue l'ultime repère, le dernier pôle de stabilité affective, face aux liens moins que jamais indissolubles du mariage. On divorce d'un homme. Mais on reste la mère de son fils. Nourrie par l'abondante littérature sur le développement infantile et les 1 001 façons de faire de son rejeton un génie, cette focalisation sur l'enfant n'a pas que des conséquences heureuses. «Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans l'éducation, mais dans la "séducation", tonne le pédopsychiatre Daniel Marcelli, chef de service au CHU de Poitiers et auteur de Dépression et tentatives de suicide à l'adolescence [Masson]. Les parents tentent de séduire l'enfant et lui demandent sans cesse: est-ce que tu m'aimes?»
Parce qu'on leur a vanté l'idéal d'une famille consensuelle, les parents croient respecter leur ado en accédant à ses désirs et en évitant les conflits, alors que celui-ci en a justement besoin pour se construire. «Respecter et rendre autonome, ce n'est pas satisfaire tous les besoins, rappelle le psychiatre Patrice Huerre, spécialiste des adolescents, qui vient de publier Ni anges, ni sauvages [Anne Carrière]. Si aucun adulte n'est là pour contenir les débordements de l'adolescent - comme le bébé en colère qu'il faut prendre dans ses bras - il ne peut y avoir de véritable dialogue.» Parce que les parents ont cru comprendre qu'il fallait tout dire, ils déballent leurs déboires et leurs problèmes de couple au repas du soir. Et, parce qu'ils ont désormais chacun leur point de vue sur l'éducation des enfants, les contradictions affleurent. «Je dois régulièrement rappeler aux parents qu'ils ne doivent pas exprimer leurs désaccords devant leur enfant, pour que celui-ci ne s'engouffre pas dans la brèche», déplore la psychanalyste Isabelle Porton-Deterne. Dans ces familles aux vitres transparentes, les ados, en demande de distance, se sentent envahis. Paradoxes de l'âge, certains prennent la trop grande bonté parentale «pour de l'indifférence et se croient délaissés», observe Nadège Pierre, responsable du Fil santé jeune à l'Ecole des parents. D'où la surenchère. Dans la toute-puissance. Ou l'autodestruction. Jamais les adolescents n'ont tant fumé de cigarettes et de cannabis, tant consommé d'alcool ou voulu en finir avec la vie: chaque année, 800 mineurs se suicident et 60 000 autres tentent de le faire. «Affranchi de l'autorité des adultes, l'enfant n'est pas libéré, mais soumis à une autorité plus tyrannique qui le nie comme individu», mettait jadis en garde Hannah Arendt.
Comment ne pas se laisser piéger, toutefois, lorsque la loi elle-même hisse sur le même plan adultes et enfants? Signée le 20 novembre 1989, la Convention des droits de l'enfant reconnaît au mineur les mêmes droits qu'au sujet majeur: liberté d'opinion, d'expression, liberté de pensée, de conscience et de religion, liberté d'association, de réunion et même, aussi invraisemblable que cela paraisse, droit au respect de la vie privée. C'est l'exacte traduction dans le champ de la jeunesse de la vulgate humaniste de 1789: «Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.» L'autre, enfant ou adulte, est mon égal. Comme le note le philosophe Alain Renaut dans La Libération des enfants (Bayard/Calmann-Lévy), l'application des principes de 1789 à l'enfance a ouvert «l'espace d'une profonde et peut-être irrésorbable crise de l'éducation». Comment éduquer, «conduire» l'enfant vers la maturité, si celui-ci est mon semblable? Comment entretenir des relations «démocratiques» en famille tout en conservant son autorité et son pouvoir de décision? Comment exercer l'autorité? Bref, comment être parent?
Loin de résoudre l'aporie, le discours moderne l'accentue en érigeant au rang de valeurs suprêmes l'individualisme, l'égotisme et la satisfaction immédiate. Et les jeunes sont les premiers à en pâtir. «La société de consommation, par son matraquage de signaux et de sollicitations, place l'adolescent sous tension, lui offre la perpétuelle tentation de repousser ses limites», relève la sociologue Monique Dagnaud, auteur d'un rapport sur «Les enfants, acteurs courtisés de l'économie marchande», remis récemment à Jack Lang. Une pression d'autant plus forte que les 8,2 millions de jeunes Français de 11 à 17 ans sont dotés d'un pouvoir d'achat direct de plus de 1,9 milliard d'euros, ce qui représente, à l'évidence, un juteux marché pour les annonceurs. Cette culture de l'addiction, du «tout, tout de suite» épouse à merveille les comportements pulsionnels des ados. Mais il y a plus. Dans un monde où l'impératif d'autonomie passe avant l'éthique, où chacun est sommé de faire des choix, où tout se vaut, les hiérarchies se bousculent, les générations s'emmêlent, à l'instar de ces mères qui empruntent les tee-shirts de leurs filles. «Les enfants en Petit Bateau ne sont plus tous des enfants», affirme un slogan publicitaire. «Nous sommes dans une société "adolescentrique" qui fait de l'enfant et de l'adolescent les prescripteurs de la pensée et de la conduite des adultes», fustige ainsi le prêtre et psychanalyste Tony Anatrella.
«Il faut reprendre la main»
Seulement voilà. A trop «scruter les adolescents comme si l'on attendait d'eux qu'ils donnent un sens à notre vie», comme le déplore le psychanalyste Patrick Delaroche, il devient plus difficile de s'opposer à eux. Les palinodies gouvernementales de l'an dernier sur la réglementation des raves l'ont prouvé. Tout comme les récents commentaires extasiés sur la «leçon de civisme» des jeunes manifestants anti-Le Pen.
Les mêmes qui avaient jadis battu en brèche les traditions sont aujourd'hui désemparés. A quel âge autoriser la première boum? Quand dire oui aux sorties du samedi soir? Les parents ne peuvent plus s'en remettre à aucun «éducativement correct». «Certains me demandent: "Suis-je ringard d'interdire à mon fils de fumer du cannabis?" relate le psychiatre Patrice Huerre. Ils connaissent les réponses, mais n'osent pas les donner sans feu vert extérieur.» Désarçonnés par des consignes apparemment contradictoires - négociez mais sans fuir l'affrontement, responsabilisez mais sans céder sur les limites - les parents remettent en question leurs capacités et en oublient leur bon sens. Doutant parfois eux-mêmes de la hiérarchie des valeurs et du bien-fondé de leurs interdits, ils hésitent à sévir. Certains se reprochent d'avoir été trop «copains». «Ma mère était très rigide, dit Isabelle. Je n'ai pas voulu élever ma fille comme ça. Résultat: elle me lance "Bouge tes fesses" et veut tout savoir sur ma vie privée.»
D'autres vivent en plein paradoxe, «jugeant leur ado trop tyrannique, mais persuadés que son côté rouleau compresseur lui servira pour réussir», note la psychosociologue Edith Tartar-Goddet, qui intervient depuis plus dix ans auprès des familles et des enseignants. Beaucoup se sentent dépassés par une génération arrivée jusqu'au bac - plus de la moitié des parents d'ados n'ont pas eu cette chance - qui sait faire marcher le magnétoscope ou la boîte d'e-mail et parle librement d'argent ou de sexe. Bref, «il faut reprendre la main», en conclut le réalisateur Jean-Louis Fournier, soixante-huitard repenti, auteur du revigorant Mouchons nos morveux (Jean-Claude Lattès). Cela tombe bien: les adolescents, eux aussi, souhaitent plus de fermeté: 40% des 15-25 ans considèrent que leurs parents ne sont «pas assez sévères», d'après un sondage BVA d'avril dernier.
Les politiques apprécieront, qui, à l'instar de Luc Ferry, le nouveau ministre de l'Education nationale, rappellent aujourd'hui que «les jeunes [É] attendent de nous, les adultes [É] que nous les guidions». Reste encore à trouver le bon dosage, entre l'autoritarisme ancien régime et le laxisme soixante-huitard. Pour Alain Renaut, il faut réinjecter de la morale dans le contrat familial. «Nos devoirs de parents ne se limitent pas au seul fait d'assurer une bonne communication en famille, rappelle le philosophe. Nous avons aussi un devoir de disponibilité, un devoir de transmission des contenus éducatifs. A l'école, les enseignants n'ont pas à négocier avec leurs élèves le choix d'un texte à étudier; ils doivent simplement motiver ce choix. Pourquoi ne pas faire de même?» Au quotidien, les plus dépassés peuvent déjà commencer par revoir leurs mauvaises habitudes: éviter de dire non le matin et oui le soir. Rappeler les limites, avec obstination. Veiller à ne pas laisser son dictateur en herbe clore les débats. Et sanctionner. Essayez, ça marche, affirment les psy. A condition de s'y prendre à temps
(L'Express/TopInfo) ajouté le 28/5/2002