On peut considérer le « Jésus » de David Flusser, dont la traduction française a été récemment publiée (1 ), comme un véritable événement dans l'histoire de l'exégèse. D'abord parce que M. Flusser est Juif, et Juif d'Israël. Ensuite parce qu'il est historien, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem, et spécialiste de l'époque du Nouveau Testament. Enfin, parce que, par sa méthode qu'il qualifie lui-même de « philologie conséquente», il ruine les prétentions de ceux qui, à la suite de la méthode de l'histoire des formes et des genres littéraires puis des théories de la démythologisation, en étaient arrivés à tellement opposer le Christ de la foi au Jésus de l'histoire, que l'existence de celui-ci devenait très problématique.
Il y a plus de trente ans que le professeur Rudolf Bultmann, sous prétexte de « démythologiser », assurait que les paroles rapportées par les évangélistes devaient être réinterprétées en fonction de la pensée moderne, et affirmait par exemple que les évangiles de l'enfance n'apportent rien à l'histoire de Jésus ou que la Résurrection est un mythe forgé par les premières communautés chrétiennes. Le rythme des modes intellectuelles fait que, malgré l'opinion raisonnable de ceux qui, sans négliger les apports de Bultmann, ont démontré le caractère parfaitement arbitraire de tels jugements, ses théories ont aujourd'hui des tenants qui se croient des précurseurs.
Enraciné dans la tradition juive
David Flusser, lui, exégète et historien, écrit : « Nous n'avons aucun motif de douter que le crucifié soit vraiment apparu à Pierre, puis aux Douze; puis il apparut à plus de cinq cents frères à la fois..; puis il apparut à Jacques et à tous les apôtres. » Finalement, il apparut à Paul sur le chemin de Damas; et c'est par cette citation du chapitre 15 aux Corinthiens (vers. 3-8) que s'achève son ouvrage.
A son sens, c'est l'étude attentive de la tradition juive contemporaine de Jésus qui fait admettre comme parfaitement dignes de foi les récits rapportés par les évangélistes : ils concordent en effet avec l'évolution du judaïsme de l'époque. Les écrits juifs contemporains des évangiles, qu'a minutieusement étudiés l'historien, confirment l'authenticité du témoignage des écrivains évangéliques : ceux-ci se révèlent ainsi, à l'encontre de ce que la critique libérale affirmait péremptoirement, beaucoup plus des témoins attentifs que des penseurs; des rédacteurs, que des auteurs.
David Flusser retrouve donc le « Jésus de l'histoire », dont il était de bon ton depuis quelques années d'affirmer qu'il était inconnaissable puisque nous ne pouvions atteindre que les témoignages des premières communautés chrétiennes : Jésus a bien existé et s'inscrit parfaitement dans la tradition du prophétisme juif; il avait, précise notre auteur, ses racines « dans le judaïsme universel et non sectaire, et donc dans une idéologie et une pratique qui étaient celles des pharisiens ».
Jésus et les pharisiens
On sait que dans la Palestine « romaine » du temps du Christ plusieurs partis s'affrontaient; l'aristocratie conservatrice et sacerdotale, rattachée au Temple, alimentait et dirigeait celui des Sadducéens, complaisants envers l'occupant; les Zélotes au contraire entendaient libérer par la force leur pays de la puissance occupante; les Esséniens, dont certains ont pensé qu'était né le christianisme, s'étaient retirés au désert pour y vivre dans l'attente de la venue imminente de Yahvé restait la grosse majorité du peuple, où les pharisiens se distinguaient par leur piété.
« Sans avoir assumé tout ce qu'on enseignait et pensait dans le judaïsme de l'époque, écrit David Flusser, Jésus était, sinon pharisien, certainement très proche de ces pharisiens de l'école de Hillel qui aimaient Dieu plus qu'ils ne le craignaient. Mais Jésus allait plus loin sur la voie qu'ils avaient préparée. Seul, il prêchait l'amour inconditionné, notamment l'amour de l'ennemi, et l'amour du prochain quel qu'il soit. Et il ne s'agissait pas d'un amour sentimental, comme nous aurons encore l'occasion de la voir. » En effet, un peu plus loin, on lira : « L'activité publique de Jésus a trouvé son point culminant dans sa fin tragique. Après avoir ordonné de ne pas tenir tête au méchant, Jésus a marché vers la mort sans opposer de résistance. Arrivé au terme, sut-il que son exécution viendrait couronner sa transformation de toutes les valeurs? C'est réellement par sa mort que ce qui était haut est devenu bas, et ce qui était bas est devenu haut. le Christ lui-même est mort une fois pour les pécheurs, juste pour des injustes, afin de vous mener à Dieu » (1ère ÉPITRE DE PIERRE, chap. 3, vers. 18).
L'accomplissement de la Loi
Jésus a été jusqu'au bout fidèle à la Loi, estime le professeur Flusser : il s'est manifesté comme un Juif observant; ainsi, telle guérison spectaculaire qu'il a accomplie le jour du sabbat n'est pas une violation de la Loi, car les pharisiens aussi Professaient que « le sabbat est pour l'homme et non l'homme pour le sabbat ». D'ailleurs, Jésus n'a-t-il pas dit lui-même qu'il ne disparaîtrait pas un iota ou un trait de la lettre jusqu'à ce que « tout soit arrivé »? il est donc bien venu accomplir la Loi et non pas l'abolir. Le R.P. Dupuy, o.p., autour d'une longue préface à la traduction française du livre de David Flusser, écrit à ce sujet : « On a beaucoup abusé de cette phrase, et on l'a interprétée comme si Jésus avait dit : Je ne suis pas venu abolir 18 loi, mais la parfaire. C'est là, sans aucun doute, un contresens. En réalité, ou bien Jésus a affirmé qu'il était venu accomplir la Loi, c'est-à-dire exécuter ce qu'elle a prescrit, la suivre et la remplir jusqu'au bout, dans une fidélité intégrale en dehors de tout subterfuge ou de toute déviation; ou bien il a affirmé qu'il la faisait exister vraiment dans sa personne, qu'il la fondait, l'érigeait, l'avalisait et , en quelque sorte, la convalidait par son action même. » C'est évidemment cette seconde acception du mot « accomplir » qui paraît le plus probable au préfacier : Jésus a donné son sans plénier à la Tora.
Les Juifs, s'ils avaient le sens de la transcendance divine, croyaient néanmoins aux interventions de Dieu dans l'histoire. Ils savaient aussi qu'il y avait des hommes élus de Dieu mais, comme l'a écrit le cardinal Daniélou, « le paradoxe de Jésus Christ, c'est que les doux se réalisent en lui » : il est à la fois homme élu de Dieu, et Dieu fait homme. Jésus de Nazareth est la figure parfaite de la révélation dont tout l'Ancien Testament rapporte les étapes : il est l'image visible du Dieu invisible.
Certes, l'historien juif ne va pas jusqu'à cette affirmation de la divinité du personnage bien réel dont il entretient ses lecteurs; mais, en montrant l'originalité de Jésus, dont pourtant la vie et l'enseignement s'inscrivent parfaitement dans le développement de la pensée juive, il approche de quelque manière l'affirmation chrétienne selon laquelle l'Église est le nouvel Israël qu'avait préparé l'ancien.
Le Christ annonçait le royaume des cieux qui n'est pas seulement le règne eschatologique de Dieu attendu pour la fin des temps, mais qui est, dès maintenant, présent dans le monde où nous vivons. « Nous ne disons pas, écrit David Flusser, que Jésus ait voulu fonder une Église ou seulement une communauté. Mais ce qu'il a voulu c'est un mouvement. Ou, S'il est permis de la dire de manière ecclésiologique : l'irruption du royaume est de telle sorte, qu'à la fin, l'Église invisible s'identifiera à l'Église visible. »
par Georges DAIX
En ce temps-là, la Bible No 91