En violant les lois du code génétique, des biologistes et des chimistes ont modifié la machinerie moléculaire de la synthèse des protéines. Ils commencent ainsi à créer des éléments vivants qui, naturellement, n'auraient jamais dû voir le jour sur Terre.
Le moment est historique. Pour la première fois dans l'histoire de la compréhension et de la maîtrise du vivant, des scientifiques ont entrepris de créer de nouveaux organismes, des éléments vivants ne correspondant en rien aux règles du code génétique. Spécialistes de la biologie moléculaire et de la chimie des protéines, ces chercheurs ont modifié la structure de l'ADN et des différentes molécules qui assurent la transcription des messages que porte ce support de l'hérédité. Ils commencent ainsi à explorer un champ totalement inconnu où les lois qui ont régi l'évolution de l'ensemble des organismes vivants ne sont plus respectées.
Un demi-siècle après la découverte, avec le code génétique, des bases de l'hérédité et de la réplication du vivant, et alors que l'on achève le décryptage du génome de l'espèce humaine, une nouvelle discipline est en train de naître. Contrairement aux autres domaines des sciences du vivant, sa démarche n'est plus uniquement fondée sur la compréhension, la maîtrise des lois fondamentales de la génétique. Cette forme de rupture avec le respect de la nature correspond à une idée de départ aussi simple que ses perspectives sont vertigineuses. En témoigne la publication d'un groupe de chercheurs japonais dans le numéro de février du mensuel de Nature Biotechnology.
DES PROGRES RECENTS
L'équipe dirigée par Shigeyuki Yokohama (Université de Tokyo) explique comment elle est parvenue à intégrer une nouvelle paire d'éléments unitaires de l'ADN (ou nucléotides) fabriqués par synthèse au sein d'une molécule d'ADN. Elle a ainsi réussi à élargir et à modifier le code génétique qui, en temps normal, permet de passer d'un alphabet de quatre lettres (les "bases" A, C, G, T de l'ADN) à un alphabet de 20 lettres (les acides aminés constitutifs des protéines). Et cela en impliquant la totalité de la machinerie moléculaire réalisant la synthèse des protéines.
Cette publication fait suite à une série de progrès récents accomplis dans l'incorporation de nucléotides de synthèse dans des chaînes d'ADN naturel. Elle marque une étape importante en fournissant la démonstration que l'on peut greffer deux nucléotides non naturels dans le processus existant.
Le principe d'une modification volontaire du code génétique n'est pas nouveau. Il a notamment été envisagé et étudié au début des années 1960 par Alexander Rich (Massachusetts Institute of Technology). En revanche, la mise au point de nouvelles techniques de biologie moléculaire et de culture des cellules hautement performantes rend aujourd'hui possible les premières réalisations concrètes.
Les deux premières publications marquantes dans ce domaine datent du 20 avril 2001. Le mensuel Science révélait alors les travaux de l'équipe américaine dirigée par Peter G. Schultz, du Scripps Research Institute de La Jolla, et de celle, franco-américaine, dirigée par Philippe Marlière, fondateur de la société Evologic. Ces chercheurs étaient parvenus à créer, de deux manières différentes, une bactérie Escherichia coline correspondant plus aux règles du code génétique naturel, et contenant, en son sein, un acide aminé modifié.
Pour les tenants de cette nouvelle discipline qui prétendent élargir l'alphabet du vivant, le système que nous connaissons actuellement peut être modifié et enrichi. Ainsi, en incorporant, comme les chercheurs japonais sont parvenus à le faire, deux nouveaux nucléotides, S et Y, s'ajoutant à A, T, C et G, on obtient une nouvelle combinatoire qui bouleverse la donne traditionnelle et permet d'envisager la création d'organismes vivants aux propriétés insoupçonnées.
Deux approches sont aujourd'hui privilégiées. La première a pour objectif de modifier les règles du jeu génétique en transmettant à un ADN naturel (de quatre nucléotides) des instructions génétiques qui le conduiront à assurer lui-même la création de précurseurs de nouveaux nucléotides. Cette stratégie d'"invasion" pourrait conduire à la création d'un organisme à la fois transformé et autonome doté d'une machinerie qui n'a encore jamais été observée sur la Terre. Une technique voisine, dite d'"enclave", ne s'attaque pas au système de codage génétique naturel lui-même mais introduit, au sein de l'organisme, un système génétique différent agissant sur la synthèse des protéines.
LA REECRITURE DE LA GENESE
La seconde approche consiste à bâtir artificiellement des machineries microscopiques complètes. Ces dernières comprennent tout le nécessaire, de l'ADN contenant des nucléotides de synthèse non naturels jusqu'à la traduction de ce nouveau code sous forme de nouvelles protéines. Ces travaux sont privilégiés par des équipes plus proches de la chimie. En misant sur une reconstruction artificielle, elles s'opposent aux premières qui parient d'emblée sur une forme de plasticité du vivant qui leur assurera de pouvoir diriger une nouvelle évolution.
Dans les deux cas, le principal objectif est l'obtention de protéines chimériques n'existant pas dans la nature et dont les propriétés espérées pourraient avoir de multiples applications industrielles ou médicales. On compte aujourd'hui une dizaine d'équipes spécialisées dans ce nouveau champ de recherche aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne et en France. Leurs progrès sont observés par plusieurs géants de l'industrie pharmaceutique comme Roche ou Merck même si rien ne permet encore de situer avec précision quand pourront émerger les premières applications concrètes.
Conscients de l'importance des travaux qu'ils mènent et qui font d'eux de véritables démiurges, plusieurs responsables de cette nouvelle discipline ne craignent pas, pour définir leur nouveau champ d'activité, d'avoir recours à des métaphores empruntant au vocabulaire religieux. C'est ainsi que l'élargissement du code devient pour certains la réécriture de la Genèse tandis que d'autres estiment qu'ils poursuivent et complètent l'oeuvre de la création comme Dieu aurait pu le faire, s'il n'avait préféré se reposer le septième jour...
Reste, pour l'heure, un problème majeur : celui de l'encadrement de travaux dont le caractère potentiellement dangereux ne peut être ni ignoré ni sous-estimé. A l'abri de leur originalité, ils échappent aux systèmes d'autorisation et de contrôle en vigueur. D'où l'urgence de prendre en compte, au-delà de la manipulation génétique du vivant, la possibilité de transgresser des lois que l'on tenait, hier encore, pour immuables.
Jean-Yves Nau
(Le Monde) ajouté le 6/3/2002