Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Que reste-t-il d'Antioche ?

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Rattachée à la Turquie en 1939, Antioche est devenue une paisible ville provinciale. De son passé légendaire ne subsistent que quelques ruines. Et un étonnant mélange de communautés ethniques et religieuses.

 

Contexte

Le village de Vakifli, dans l'ancienne Cilicie, est aujourd'hui le dernier village arménien de Turquie ou, comme le disent ses habitants, "le seul village arménien situé à l'extérieur de l'Arménie". Il se trouve juste à côté de Yoghonoluk, rendu célèbre par Franz Werfel dans son roman Les Quarante Jours du Musa Dagh, écrit le reporter Celal Baslangiç dans Radikal. Les Arméniens de cette région n'ayant pas succombé à l'"expulsion" y sont revenus pendant l'occupation française. En 1938, au moment du référendum qui a définitivement attribué le sandjak d'Alexandrette à la Turquie, tous les Arméniens de la région sont partis en Syrie, à l'exception des habitants de Vakifli.

Hürriyet, Istanbul


Il faut avoir une bonne dose de motivation pour faire le voyage vers Antioche depuis la Syrie. Il n'y a pas d'aéroport et l'antique route est inondée en hiver. Notre autocar, où seuls huit passagers ont pris place, se fraie un chemin parmi camions et tracteurs. Même ceux qui choisissent le confort d'un taxi jaune doivent être patients. Il leur en coûte 10 euros pour les 100 kilomètres qui séparent d'Antioche la ville syrienne d'Alep.

Fondée en 300 av. J.-C., Antioche était à l'époque romaine l'une des principales villes de Syrie et elle fut un centre de commerce important pendant des siècles. Aujourd'hui, elle s'appelle Antakya et se trouve en Turquie. C'est la principale ville du district de Hatay. A la frontière montagneuse bordée de pins, nul n'ignore dans quel pays on entre. La pente opposée est ornée de grandes lettres composées de pierre blanches formant le mot Turkiye [Turquie], avec l'étoile et le croissant turcs.

Après une fouille de pure forme, le car poursuit son chemin le long de la frontière, délimitée par des fils barbelés. Elle présente des trous béants sans que quiconque se soucie de les combler - signe sans doute d'une amélioration récente des relations entre les deux pays. Les relations syro-turques ont en effet traversé une longue période de tensions dues à de multiples contentieux, notamment à propos de l'utilisation des ressources en eau de l'Euphrate, du soutien apporté par la Syrie aux séparatistes kurdes et de l'accord militaire signé entre la Turquie et Israël en 1996.

La "question d'Antioche", elle, se pose depuis longtemps, précisément depuis l'époque où la France, en vertu d'un mandat de la Société des nations (SDN), contrôlait la Syrie. Conféré en 1920, ce mandat confiait à la France la tâche d'amener la Syrie et le Liban vers l'indépendance après l'effondrement de l'Empire ottoman. Une vieille encyclopédie italienne décrit alors Antioche comme "une ville du nord de la Syrie, sur la rive gauche de l'Oronte, dans une vallée très fertile, riche en sources et exposée à des pluies fréquentes. En raison de sa beauté naturelle, les Arabes la considèrent comme la seconde ville syrienne après Damas." Durant le trajet le long de la frontière syrienne, à travers les montagnes qui mènent à Antioche, je ne peux qu'être frappé par la différence entre cette région verte et les plaines arides syriennes, qui s'étendent jusqu'à Damas.

J'arrive à Antioche sous une averse printanière et me mets aussitôt à la recherche de l'église catholique locale, où je suis sûr de trouver un bon lit. Le chauffeur de taxi, qui parle couramment l'arabe, m'emmène vers la colline près de la ville. Sous une pluie battante, je me retrouve devant Senpiyer Kilisesi, l'église rupestre Saint-Pierre. Il n'y a pas âme qui vive, à l'exception d'un fonctionnaire à l'air triste qui attend les rares visiteurs. Selon la tradition, cette grotte appartenait à saint Luc l'évangéliste, qui était originaire d'Antioche, et qui en a fait don aux premiers chrétiens pour qu'ils en fassent un lieu de culte. On dit aujourd'hui qu'elle est la première église de la chrétienté. En me retournant, je domine la ville entière. Mais, au lieu de contempler la légendaire Antioche grecque puis romaine, je vois une étendue de toits rouges et quelques grands immeubles modernes avec, ça et là, des minarets élancés. Plus tard, je me rendrai compte que le style architectural est identique à celui de la plupart des petites villes turques.

Tremblements de terre et autres vicissitudes de l'Histoire ont réduit les prétentions d'Antioche : là où vivaient près de 500 000 personnes au temps des Romains, on n'en compte plus que 150 000. Jusqu'au Moyen Age, la ville fut un carrefour commercial important, mais, de nos jours, elle arrive derrière le port tout proche d'Iskenderun - l'antique Alexandrette fondée par Alexandre le Grand. Je prends un autre taxi, qui m'emmène enfin à l'endroit où je veux aller. Il n'est pas si facile de repérer l'église catholique dans la vieille ville, car ce sont deux maisons traditionnelles transformées en lieu de culte. L'animation du grand bazar voisin me rappelle l'atmosphère typique d'une cité arabe.

En 1920, on comptait seulement 63 000 Turcs dans la région d'Antioche, sur une population totale de 180 000 personnes, principalement des Arabes, sans oublier une importante minorité arménienne. A la chute de l'Empire ottoman, le jeune gouvernement de la République turque de Mustapha Kemal Atatürk fut attiré par cette riche vallée de l'Oronte, avec ses abricotiers, ses mûriers et ses champs de coton. Il encouragea les civils turcs à s'y installer, suivis de peu par les militaires - le tout sans rencontrer beaucoup d'opposition de la part des Français. En 1938, les Turcs représentaient déjà 63 % de la population locale. L'année précédente, la Société des nations avait décidé que cette province devait devenir autonome, sauf pour les politiques étrangère et financière, qui seraient du ressort du gouvernement syrien. Après des élections très disputées, la région fut finalement cédée à la Turquie, en juin 1939, dans un contexte de fortes tensions internationales. Aux yeux des nationalistes syriens, la sécession était due à une trahison de la France. On était à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Après la signature, en octobre 1939, du traité de l'Alliance anglo-franco-turque, l'ancienne Antioche fut sacrifiée sur l'autel des réalités modernes.

Pendant longtemps, le "jour d'Antioche" fut célébré en Syrie et, aujourd'hui encore, on peut trouver des cartes du pays où la région figure à l'intérieur des frontières. Mais, comme je le découvre bientôt, il est trop tard pour formuler de vieilles revendications territoriales. Après l'annexion, la Turquie mena dans le district de Hatay une politique d'assimilation totale. Elle découragea l'usage de l'arabe, qui fut exclu des écoles. De plus, les arabophones de la région, qui étaient issus de différentes communautés et milieux religieux, n'ont jamais formé un front uni contre le nationalisme turc.

Depuis des siècles, musulmans sunnites, Alévis (ou Alaouites, une secte chiite) et chrétiens coexistaient à Antioche dans un climat de tolérance, en utilisant la même langue, l'arabe. Lorsque l'administration turque s'est imposée, certaines communautés, les plus riches, ont préféré prendre le chemin de l'exil. Les musulmans sunnites partirent pour Alep, les chrétiens grecs orthodoxes pour la Syrie et l'Allemagne. Les Arméniens émigrèrent massivement au Liban. Seuls les commerçants et les artisans pauvres restèrent sur place, comme tous ceux qui n'avaient rien à vendre.

J'étais curieuse de savoir ce qu'était devenue cette diversité religieuse dans l'Antioche moderne. Je choisis donc un guide d'un genre un peu particulier, une religieuse italienne qui vit depuis longtemps dans la ville. Non loin de l'église catholique, nous passons devant une grande mosquée ; quelques rues plus loin, nous trouvons l'église orthodoxe. "La synagogue est elle aussi toute proche", m'indique soeur Germana. Nous nous arrêtons finalement devant un immeuble blanc moderne, portant une plaque avec une inscription en anglais : "Eglise protestante d'Antioche. 29 juin 2000. Fondée par le révérend Sundo Kim, Séoul, Corée". "Il y avait une banque avant", m'explique ma guide. La diversité religieuse n'a pas cessé de croître, semble-t-il.

Plus tard, en parcourant les rues, j'ai l'impression que ce sont pourtant les musulmans qui sont les plus démunis. La communauté chrétienne d'Antioche, elle, s'en sort apparemment bien. Les commerçants chrétiens n'étaient-ils pas connus jadis pour le négoce de l'or et des bijoux dans le vieux bazar ?

Parmi la communauté alaouite, qui était pauvre, certaines familles se sont converties au christianisme, sans doute attirées par les "avantages" offerts par l'Eglise catholique. Les Alaouites, il est vrai, partagent certaines pratiques et idées avec les chrétiens, comme le culte de plusieurs saints, et cela a pu faciliter leur conversion.

Suna, 14 ans, née dans une famille alaouite, est devenue catholique l'année dernière. Sa soeur, âgée de 23 ans, est partie pour New York avec une famille protestante qui se charge de son éducation. Le plus jeune enfant, un garçon, dessine en silence sur une feuille de papier. Il est sourd-muet. Le père travaille dans un restaurant en Arabie Saoudite et n'est jamais à la maison. Il lui arrive de ne pas envoyer d'argent à la famille pendant des mois. Sa femme, si l'on en croit les rumeurs, fait vivre la famille d'une manière qui implique des allées et venues d'hommes dans la maison. Elle aussi s'est convertie au catholicisme et va régulièrement à l'église... Cette histoire est-elle vraie ou est-elle nourrie par de vieux préjugés ? Aux yeux de nombreux Turcs sunnites traditionnels, les Alaouites ne sont-ils pas moralement suspects ?

Jadis, les Alaouites s'opposaient aux Ottomans sunnites et, afin de survivre aux fréquentes persécutions, ils adoptèrent une pratique, la takiya (garder le secret), qui leur a permis de dissimuler leur vraie foi. Plus près de nous, ils ont soutenu Mustapha Kemal Atatürk dans l'édification de l'Etat laïc turc moderne. Atatürk les a mis juridiquement sur un pied d'égalité avec la majorité sunnite.

De nos jours, un peu partout en Turquie, sauf à Antioche, on observe des efforts en vue de faire renaître les traditions et la culture alaouites. Ici, en effet, les Alaouites arabophones n'entretiennent guère de liens avec les autres communautés alaouites de Turquie : ils sont plus proches de leurs cousins syriens.

L'Antakya moderne ne semble pas se souvenir d'Antioche, son ancêtre. Fêtes, danses, spectacles audacieux ainsi que plusieurs scandales ont fait de cette ville un paradis notoire des plaisirs, au moins jusqu'au temps de l'empereur byzantin Justin. De nos jours, les ruelles de la vieille ville sont silencieuses et désertes la nuit. On ne célèbre plus que deux fêtes par an. Le 29 juin, on commémore saint Pierre. Toutes les autorités civiles, religieuses et militaires montent sur la colline dans l'église rupestre avec la foule des habitants - pourtant en majorité des musulmans. Et, depuis quelques années, l'arabe fait son retour dans les chansons et les discours.

Seconde fête, le 23 juillet, qui commémore l'annexion de la ville par la Turquie. Les jeunes d'Antioche, même ceux d'origine arabe, attendent avec impatience ce jour, car la ville change alors complètement d'aspect. Dans une explosion de musique et de feux d'artifice, elle sort de sa léthargie et offre à ses habitants quelques heures de liesse. Pendant ce temps, la génération qui se souvient encore de la vieille Antioche syrienne continue lentement à disparaître.

(Cairo Times/Courrier International) ajouté le 12/9/2002