Nabuchodonosor, Saladin, Alexandre le Grand, Soliman le Magnifique et aujourd'hui Saddam Hussein... Si l'Histoire donne les clefs du conflit, elle n'adoucit en rien le long calvaire de ce pays coincé entre le marteau de Washington et l'enclume d'un régime odieux.
C'est l'épopée glorieuse et tragique d'un peuple écrasé sous trop d'histoire avant sans doute de l'être sous les bombes. D'une contrée mythique qui, tels les Balkans ou la Terre sainte, sécrète depuis huit mille ans plus de mémoire qu'elle n'en peut digérer. Au risque de dérouter l'esprit curieux, saoulé par la cohorte des héros et des satrapes, grisé par le renom de cités fabuleuses, déboussolé par le fracas des batailles et le sang des pogroms. Que retenir de tant de légendes, de tant de splendeurs, de trahisons, de barbarie et de sacré? La seule évocation des arpents féconds ou brûlants de terre, de roc et de sable qu'étreignent le Tigre et l'Euphrate ranime, comme l'Egypte des pharaons, un cortège de poncifs. «Berceau de la civilisation», «creuset de l'aventure humaine», «terreau du christianisme puis foyer de la geste musulmane». La Mésopotamie, le Croissant fertile, Babylone - ou Babel - sa tour et ses jardins suspendus, cet autre jardin, celui d'Eden, qui fleurit selon la tradition entre les deux fleuves. Ajoutons-y, en écho aux rêveries de notre enfance, les contes des Mille et Une Nuits, Schéhérazade, Aladin et sa lampe magique. Voici que se coudoient, dans une confuse sarabande, Abraham, Hammourabi, Nabuchodonosor, le calife abbasside Haroun al-Rachid, Tamerlan, Saladin, Alexandre le Grand, Soliman le Magnifique et Saddam Hussein.
Babylone étincelle de mille feux et se pare de ses illustres plantations étagées, les «jardins suspendus»
Cherchez l'intrus. Si, comme tout cliché, ceux-là ont leur part de vérité, la lente descente aux enfers de l'Irak est aussi la chronique d'une régression, d'une imposture, d'un héritage dévoyé. Au temps du long carnage que fut la guerre contre l'Iran de l'imam Khomeini, l'Occident louait volontiers Bagdad, tenue non sans raison pour la tête de pont de la modernité arabe, tressait des lauriers à cette oasis laïc, à ce rempart contre le fanatisme, et garnissait ses arsenaux. Quitte à puiser de quoi se rassurer dans le catéchisme du Baas, le Parti socialiste de l'unité arabe. Quitte, aussi, à escamoter la dérive d'une tyrannie clanique, moins républicaine que despotique, moins panarabe qu' «irakocentrique», et prompte, sur le tard, à surfer sur la crête d'un islam de combat.
On peut s'en tenir au destin chaotique de l'Irak. Mais il faut surtout raconter la saga des Irakiens. Par la grâce factice du pactole pétrolier, les «Prussiens de l'Orient» ont, voilà trente ans, goûté aux délices de la prospérité. Infrastructures, enseignement, santé, industrie: le voisinage jalousait alors le «modèle baasiste». «Avant la guerre et les sanctions, soupire un étudiant de Mossoul (Nord), cité dans un récent rapport de l'International Crisis Group (ICG), notre dinar était fort et notre pouvoir d'achat faisait l'envie du monde arabe. Nous voulons retrouver le bien-être qu'ont connu nos parents.» Plus dure fut donc la chute. Quiconque sillonne aujourd'hui ce paradis perdu découvre une société à genoux, brisée, broyée entre le marteau de l'embargo inique décrété voilà douze ans par Washington et l'enclume d'un régime odieux. Avant de plonger dans le tumulte des siècles, un souvenir, un seul. Comment oublier le récit de cette enseignante bagdadie, recueilli en janvier 1991, peu avant que la «Tempête du désert» ne déferle sur le pays? Elle racontait d'une voix éteinte le calvaire de son cousin, étudiant en littérature française. «Mansour, qui rêvait depuis toujours de parfaire sa formation à Paris, touchait enfin au but. Il avait décroché une bourse, arraché de haute lutte tous les documents requis. Le passeport, le permis de sortie du territoire, tout. Le 2 août 1990, un taxi l'emmène à l'aéroport. C'était le jour de l'invasion du Koweït. Le vol a été annulé. Lui a sombré dans la folie.»
L'aventure prend sa source six millénaires avant le Christ, avec l'éclosion en Mésopotamie - en arabe rafidaïn (la terre entre les fleuves) - de cités ordonnées qui essaimeront du nord au sud, prémices de l'époque sumérienne. C'est alors qu'émerge un embryon d'administration, que naissent les réseaux d'irrigation et qu'apparaît l'écriture cunéiforme. Sumer offrira d'ailleurs au monde son premier récit, L'Epopée de Gilgamesh, «mère de tous les livres». Déjà, des rois sémites s'efforcent d'unifier la plaine. Tel sera le cas de Sargon d'Akkad, puis des souverains d'Our, pionniers d'un ordre social nouveau, adossé à une bureaucratie naissante. Calendrier, poids et mesures, fiscalité, justice: la loi entreprend de régir le quotidien. L'empereur Hammourabi léguera quant à lui son code, ancêtre des traités juridiques, dont le musée du Louvre héberge une stèle gravée de diorite noire, dénichée en 1902 par un orientaliste français. Rien n'échappe à cette charte, dont l'influence transparaît notamment dans la Torah: ni le mariage, ni l'héritage, ni les échanges, ni le statut des serviteurs. Dès lors, le pays du Tigre et de l'Euphrate paraît tiraillé entre l'effort de cohésion et la propension au morcellement, alternance scandée par les invasions guerrières. Convoité pour ses richesses, l'Irak sera aussi, au fil de l'Histoire, le champ de bataille d'ambitions rivales. Tour à tour, les Hittites, les Assyriens et les Araméens tentent d'asseoir leur suprématie. Jusqu'au jour où le monarque chaldéen Nabuchodonosor II parvient à fédérer le rafidaïn, joyau d'un empire qui s'étend jusqu'à l'Egypte. C'est lui qui conquiert Jérusalem six siècles avant notre ère, détruit le premier Temple et déporte les juifs rebelles vers Babylone. Close de remparts colossaux, la ville étincelle alors de mille feux et se pare de ses illustres plantations étagées, les «jardins suspendus». Ephémère apogée: Babel tombe aux mains du Perse Cyrus en 539 avant Jésus-Christ. Avatar fondateur du perpétuel conflit irako-iranien. Un oncle de Saddam signa un jour un pamphlet ainsi intitulé: «Trois espèces que Dieu n'aurait jamais dû créer: les Perses, les juifs et les mouches.» D'autres despotes redoutés suivront le fondateur de l'empire achéménide. A commencer par Alexandre le Grand, qui s'éteindra à Babylone, ou le Romain Trajan.
Patrie des cultes monothéistes - c'est au départ d'Our, en Chaldée, qu'Abraham, patriarche des croyants, rallia Canaan - la Mésopotamie fut aussi une terre chrétienne, puis le terreau de l'islam et le théâtre de ses convulsions initiales. A la mort de Mohammed, une guerre de succession oppose les disciples d'Aïcha, la dernière épouse du défunt, à ceux d'Ali, fils adoptif, gendre et cousin du Prophète. Le meurtre d'Ali, en l'an 40 de l'Hégire à Kufa (661 après J.-C.), non loin de Nadjaf, annonce la fracture entre sunnites et chiites. Son fils Hussein périt assassiné à Karbala. Et c'est à Samarra, sur la rive gauche du Tigre, que l'on perd la trace du douzième imam, cet «imam caché» dont les chiites attendent depuis lors le retour. A chacun son Messie.
L'empire de Haroun al-Rachid s'étend de la Méditerranée à l'Asie centrale et orientale
Cinq ans après le trépas du Prophète, les troupes musulmanes, formées d'Arabes islamisés, écrasent les Perses sassanides lors de la bataille de Qadisiyya. Toujours avide de détourner à son profit les coups d'éclat passés, Saddam Hussein assimilera la désastreuse offensive lancée en 1980 contre l'Iran de «seconde Qadisiyya». Le futur Irak passe sous la coupe de la dynastie omeyyade, établie à Damas - autre ennemi ancestral de Bagdad - puis des califes abbassides. Ainsi commence un authentique âge d'or, qui, au-delà des aléas, perdure jusqu'au milieu du XIIIe siècle. D'abord baptisée Medinat al-Salam - la ville de la paix - Bagdad voit le jour en 762. CÏur battant d'un nouveau monde, la métropole cultive son prodigieux rayonnement culturel et politique. Elle compte un million d'âmes quand Paris n'en recense que quelques milliers. «La Terre tourne à l'heure de Bagdad», écrira l'historien André Miquel. Au sud, le port de Bassora devient la Mecque du commerce. Le chèque, les lettres de change et de crédit y ont cours. Une figure incarne cet essor: celle du calife Haroun al-Rachid, qui scellera avec Charlemagne un pacte contre Byzance, l'adversaire commun. Son empire s'étend de la Méditerranée à l'Asie centrale et orientale. Sous sa férule, les arts et les sciences s'épanouissent. Musique, astrologie, astronomie, géologie, médecine, chimie, mathématiques: les défricheurs du savoir sont ici chez eux. Et les esprits curieux affluent vers le marché aux livres de Bagdad, ancêtre éclatant du pauvre souk, bric-à-brac de livres obsolètes et de magazines jaunis qui, sept siècles plus tard, anime à grand-peine le cÏur de la capitale. L'université Mustansiriya voit le jour vingt-cinq ans avant la Sorbonne, fondée sous Louis IX.
Pourtant, en 1258, le bel édifice s'effondre sous les coups de boutoir des hordes mongoles de Hulagu, le petit-fils de Gengis Khan. A l'orée du XVe siècle, celles de Tamerlan parachèvent la besogne. Bien sûr, il serait vain d'imputer aux envahisseurs tous les malheurs de Babylone. L'anéantissement du système d'irrigation doit aussi beaucoup à l'incurie des maîtres ottomans et de leurs supplétifs, que seuls les centres urbains préoccupent. Les eaux du Tigre, racontent alors les vieux lettrés, charrient des flots noirs. Noirs de l'encre des ouvrages de la Mustansiriya jetés au fleuve. Ils pourraient être aussi rouges du sang des massacrés. Car les sicaires mongols passent au fil du sabre des centaines de milliers de Bagdadis. Le calife, lui, périra roulé dans un tapis, étouffé et piétiné: on ne tranche pas la gorge d'un descendant du Prophète.
Mosaïque complexe
Ainsi s'achève le califat abbasside. Il sera supplanté, dès 1534, date du triomphe de Soliman le Magnifique, allié de François Ier, par le lointain sultan de cette Porte qu'on dit Sublime. Pendant près de quatre siècles, l'ancienne Mésopotamie ploiera sous le joug turc, subissant de surcroît les assauts des Perses et des wahhabites d'Ibn Séoud, qui pillent en 1805 Nadjaf et Karbala. Peut-être l'Irak entend-il résonner l'imprécation du psaume 136: «Fille de Babylone, heureux qui saisira tes nourrissons pour les broyer sur le roc.»
Alors en pleine santé, le futur «homme malade de l'Europe» divise le territoire conquis en trois vilayets (provinces): Mossoul, la kurde, au nord; Bagdad, la sunnite, au centre, et Bassora, la chiite, au sud. La cité portuaire attise les convoitises. Dès 1764, la couronne britannique, tout à son désir de consolider la route des Indes, y ouvre un consulat.
Ces turpitudes, et celles, pas moins cruelles, qui suivront, forgent l'identité irakienne. Peuple aux racines bédouines, modelé comme tant d'autres par la sourde lutte entre nomades et sédentaires, témoin du déclin des seigneurs du désert, cette aristocratie de chameliers. Tant pis pour le folklore: l'Irakien de 2003 compte plus d'aïeux parmi les tribus venues de la péninsule Arabique que chez les pionniers de Sumer et d'Akkad. Les Irakiens? Mais de quels Irakiens s'agit-il? George W. Bush et sa légion de faucons ont-ils conscience de la prodigieuse complexité de cette mosaïque, que décrit si bien l'érudit historien des religions Odon Vallet? Lui sait que la ligne de fracture sépare, dès l'Antiquité, les Babyloniens sémites et polythéistes des Perses de souche indo-européenne, disciples de Zarathoustra. Inutile aujourd'hui d'essayer de réduire à un archétype 23 millions de citoyens, chiites à 56%, sunnites pour un bon tiers, Arabes aux trois quarts et Kurdes pour un cinquième. Et s'il ne reste, depuis l'exode de 1949-1951, que quelques centaines de juifs entre Tigre et Euphrate, on ne saurait ignorer le poids des minorités chrétiennes. Chaldéens, fils d'Assyrie, syriaques, Arméniens; les uns ralliés à Rome, les autres réfractaires depuis le concile de Chalcédoine. Comme ailleurs en Orient, les chrétiens d'Irak se voient acculés à un funeste dilemme: l'allégeance ou l'exil. Pour preuve de sa tolérance, le régime invoque la trajectoire du chaldéen Tarek Aziz, vice-Premier ministre. Reste que ce vieux compagnon de Saddam, réputé francophile, doit sa longévité à une loyauté aveugle. Autre funambule aguerri, Sa Béatitude Raphaël Bidawid, patriarche chaldéen, sauvegarde tant bien que mal les privilèges chichement consentis à son Eglise, au prix d'un légitimisme sans faille. Les confessions chrétiennes seront souvent choyées par le pouvoir central, parfois décimées au hasard de pogroms déclenchés par les Kurdes, tel celui qui, en 1933, visa les assyriens. Massacrés comme le furent, en 1959, les Turkmènes de Kirkouk (Nord), cousins et protégés d'Ankara. Autant de communautés abreuvées de serments bafoués. Ainsi, le fameux traité de Sèvres (1920), conclu au lendemain de la Grande Guerre entre les Alliés et la Porte, promettait aux assyro-chaldéens un sort paisible au sein d'un «Kurdistan autonome», qui ne le deviendra, et à quel prix, que sept décennies plus tard, par la grâce de la couverture aérienne américano-britannique.
Le «parrain» américain incite les Kurdes au soulèvement avant de les livrer, infâme lâchage, à la fureur vengeresse de la Garde républicaine de Saddam
Les Kurdes? Quels Kurdes? Les sunnites, majoritaires? Les chiites (fayli)? Les yazidis, doux adorateurs du diable, qui vénèrent ce Roi-Paon dont les larmes de repentir éteignirent le brasier de l'enfer? Ceux qui pratiquent le sorani, que l'on écrit en caractères arabes; ou les adeptes du kurmandji, langue convertie à l'alphabet latin? Prière de ne pas confondre les peshmergas - maquisards - du Parti démocratique (PDK) de Massoud Barzani, souverain au nord de la province rebelle, ceux de l'Union patriotique (UPK) de Jalal Talabani, adossés à la frontière iranienne, et les fondamentalistes du Mouvement islamique (MIK). Une certitude: ces Kurdes n'ont jamais admis d'être arrimés de force à une entité arabe. Ils furent floués autant qu'ils ont trahi; ils ont souvent tué et beaucoup péri, se sont déchirés au gré de combats fratricides, ont défié Saddam Hussein avant de pactiser avec lui pourvu qu'il annihile la lignée rivale. Morcelée, la famille d'âpres montagnards aura au moins appris la patience et la méfiance. Et l'on comprend sa crainte de lâcher la proie pour l'ombre dans l'Irak de l'après-Saddam. Car ils ont payé, depuis Sèvres, le prix d'autres mensonges. L'autonomie octroyée par Bagdad en 1970 n'est qu'un leurre. Cinq ans plus tard, l'accord d'Alger signé avec le chah d'Iran règle - provisoirement - le contentieux frontalier du Chatt al-Arab; mais il met aussi fin au soutien que fournissait Téhéran. En 1991, tandis que le régime baasiste chancelle, le «parrain» américain incite les Kurdes au soulèvement avant de les livrer, infâme lâchage, à la fureur vengeresse de la Garde républicaine de Saddam. Cinq autres années s'écoulent avant que les stratèges de la CIA omettent de prévenir à temps leurs protégés de l'abandon d'une offensive «secrète» anti-Bagdad. Les représailles, là encore, seront sanglantes.
Les chiites ont eux aussi payé un lourd tribut à la duplicité américaine. Dans le sillage de «Tempête du désert», à l'heure où 15 des 18 provinces du pays échappent à un pouvoir aux abois, les disciples d'Ali s'empressent, au prix d'une insurrection pagailleuse, de combler le vide. Dans les marais du Sud, bastion insoumis, comme à Nadjaf et à Karbala, lieux saints du chiisme, où l'on exécute sans états d'âme les officiels du Baas. Illusoire répit. Le général Norman Schwarzkopf, héros de la libération du Koweït, autorise la Garde républicaine, ultime vestige de la «quatrième armée du monde», à recourir aux hélicoptères de combat et à l'artillerie lourde pour mater les révoltés. Le carnage sera d'autant plus féroce que le pouvoir les ravale au rang d' «agents de l'étranger» et de «cinquième colonne» de la République islamique d'Iran, figure de proue du chiisme d'Etat. Ce dénouement ne surprend guère les historiens. Dans un ouvrage qui livre les clefs et décrypte les enjeux du conflit imminent - La Question irakienne, chez Fayard - Pierre-Jean Luizard montre comment l'Irak d'en haut s'est constamment efforcé d'occulter le «fait chiite». En déportant massivement les «traîtres», en instaurant une loi d'accès à la citoyenneté pour le moins discriminatoire, en muselant ou en assassinant les dignitaires les plus influents, tel l'imam Mohammad Bakr al-Sadr, passé par les armes en avril 1980, dont on redoute les anathèmes et les fatwas (décrets religieux). L'Arabe sunnite venu d'ailleurs détient plus de droit que le chiite du cru, fût-il irakien de vieille souche.
Frappés d'ostracisme, exclus du champ politique et du corps des officiers - à l'inverse des Kurdes - les chiites investissent dans les affaires et la littérature. Et peu importe que le fondateur de la branche irakienne du parti Baas, Fouad al-Rikabi, fût chiite: Saddam ordonnera sa mise à mort. Le culte «dissident» a toujours été jugé subversif. Il attire très tôt les Arabes rétifs à la férule ottomane puis britannique. Cet «Evangile des misérables» rallie aussi les damnés de la terre, prolétariat rural réduit au servage par des cheikhs arrogants. Et le culte du martyre séduit les plus pieux. A la fin des années 1950, au temps du général Kassem, les chiites feront d'ailleurs un bout de chemin avec les communistes. Vieille tradition contestataire. Dès 1891, un imam de Samarra avait interdit aux fidèles de fumer tant que le chah d'Iran n'aurait pas dénoncé le monopole du tabac concédé à une société anglaise. On verra même les chiites, lors de la «grande révolte arabe» - le jihad - de 1916, bousculer le contingent britannique, avant-garde de la future puissance mandataire. Quatre ans après, les guides religieux animeront un ample soulèvement tribal, dirigé contre Bagdad et contre les «infidèles». A sa tête, un ayatollah iranien. Plus tard, une autre fatwa proscrira l'adhésion au parti Baas. En bon tuteur colonial, Londres cherche à promouvoir les élites ottomanes puis les dynasties sunnites, moins indociles, au détriment de la majorité chiite. Dopant au besoin un nationalisme arabe alors confidentiel. Cette fois encore, la duperie tient lieu de viatique. Londres promet au chérif de La Mecque un vaste royaume arabe (lire l'entretien page 92), mais ne songe qu'à ses marchés lointains et aux promesses d'or noir qui affleurent au Kurdistan. Déjà, un tenace parfum de naphte flotte sur la région.
Indépendance et illusion
En 1916, l'accord clandestin Sykes-Picot livre à la Couronne un territoire qui va de Gaza à Kirkouk, et à la France le Liban, la Syrie et Mossoul, enclave à laquelle Paris renonce en échange de l'entrée de la Compagnie française des pétroles (CFP) dans le capital de l'Iraq Petroleum Company, et qui finira par échoir à Bagdad par décision de la Société des Nations (SDN), l'ancêtre de l'ONU. Partage des dépouilles béni par la conférence de San Remo, en avril 1920. L'année suivante, Londres pousse ses pions hachémites, installant Fayçal sur le trône d'Irak et son frère Abdallah sur celui de Transjordanie, choix validé à Bagdad par un simulacre de référendum. Un procédé plein d'avenir: à l'automne 2002, Saddam Hussein recueillera 100% des suffrages à la faveur d'un plébiscite présidentiel... Le discours d'investiture du jeune Fayçal brille par sa candeur: «Les mots musulman, chrétien, juif, kurde n'ont aucun sens quand on parle en patriote, récite-t-il. Il n'y a un qu'un seul pays: l'Irak.»
Loin de la Tamise, la patrie de l'habeas corpus foule aux pieds ses valeurs. Dans les années 1920, la Royal Air Force (RAF) largue des bombes incendiaires sur plusieurs villages du Kurdistan rebelles à l'impôt, renonçant in extremis aux gaz toxiques. En mars 1988, à l'heure de l'atroce campagne punitive «al-Anfal», Saddam n'aura pas ces scrupules: à Halabja, ville réputée acquise à l'ennemi iranien, 5 000 civils succomberont au poison tombé du ciel. Soixante ans plus tôt, Winston Churchill, secrétaire d'Etat aux Colonies de Lloyd George, s'indignait dans un courrier que les officiers coupables d'avoir ordonné le mitraillage de femmes et d'enfants en fuite échappent à la cour martiale. Ils ne seront guère inquiétés. Le 3 octobre 1932, deux ans après la fin du mandat, l'Irak accède formellement à l'indépendance. Illusion d'optique. Car le pays du Tigre et de l'Euphrate demeure un protectorat britannique, comme l'atteste le maintien, en vertu d'un traité anglo-irakien fort léonin, de deux bases de la RAF. Des «conseillers» british hantent les ministères, conformément au vÏu du légendaire Lawrence d'Arabie, avocat du «gouvernement local à visage arabe». Pourtant, le malaise enfle. En avril 1941, Rachid Ali al-Gaylani, flanqué d'un quatuor de colonels, s'empare brièvement du pouvoir, avant que le tuteur londonien ne restaure la monarchie. C'est l'époque où les nationalistes ébauchent une alliance avec l'Allemagne nazie, dont ils veulent croire qu'elle terrassera l'occupant. De putsch en putsch - cinq en six ans - les «laquais» de Londres et les puristes de l'idéal panarabe se donnent la réplique. Sans doute ces convulsions inspirent-elles la formule d'un expert désabusé: «L'Irak? Une folie de Churchill, qui prétendait réunir deux puits de pétrole que tout séparait - Kirkouk et Mossoul - en soudant trois peuples que tout éloigne, les Kurdes, les sunnites et les chiites.»
En cette aube du 14 juillet 1958, Radio Bagdad diffuse une insolite Marseillaise. C'est aux accents de l'hymne tricolore qu'un «comité des officiers libres» dirigé par le général Abdelkarim Kassem lance sur le palais Rihab une brigade blindée censée voler au secours du royaume jordanien, que menace la Syrie. Le roi Fayçal et le régent Abdulillah sont abattus. Quant à «l'ennemi de Dieu» Nouri Saïd, l'homme-lige des Anglais, vainement déguisé en femme, il finira lynché au terme d'une traque sauvage. Exit le souverain aux ordres. Place à la République. Hostile aux nationalistes, aux baasistes et aux adeptes de l'Egyptien Gamal Abdel Nasser, l'ascétique Kassem gouverne avec le PC et courtise les Kurdes. Au point d'enrichir le drapeau irakien d'un disque d'or et d'un poignard recourbé, emblèmes chers aux nordistes. C'est lui qui, en mars 1959, «sort» l'Irak du pacte de Bagdad, alliance téléguidée par Washington et Londres pour entraver la contagion nassérienne et les visées soviétiques. En octobre de la même année, le général échappe de peu à un attentat rue Rachid, l'avenue huppée de Bagdad. Parmi les assaillants, un certain Saddam Hussein, 22 ans. Blessé, le militant baasiste parvient à fuir à Damas, puis au Caire. La seconde tentative, quatre ans plus tard, sera la bonne. Retranché dans son bureau du ministère de la Défense, le tombeur de la monarchie résiste, puis se rend. Il est exécuté. Abdel Salam Aref, un ancien compagnon d'armes, lui succède. Très vite, il s'emploie à écarter les partisans du Baas, qui ruminent leur vengeance. Elle survient en juillet 1968, peu après le fiasco arabe de la guerre de Six-Jours. Oeil pour Ïil, dent pour dent: la formule figure, dit-on, dans le code Hammourabi. Tandis que s'amorce une implacable épuration anticommuniste et antichiite, un tandem inédit émerge. Mais Saddam, maître de l'appareil du renseignement et des services de sécurité, attendra onze ans avant de supplanter à la présidence son parent Ahmad Hassan al-Bakr. Entre-temps, celui qui ne peut se prévaloir, pour tout fait d'armes, que d'une embuscade ratée, accède au grade de général. D'ailleurs, la réalité du pouvoir repose entre les mains d'une bande de civils en treillis. La méfiance envers l'armée et le mépris pour ses hauts gradés sont immenses. En août 1990, le chef d'état-major apprendra l'invasion du Koweït après coup. Dès lors, l'Irak sera soumis au pouvoir absolu, non d'une tribu, mais d'un clan: celui des Takriti, la coterie des baasistes originaires de Takrit, au cÏur du «triangle sunnite».
Une société en miettes
C'est aussi là que naquit Saladin, le sultan d'origine kurde qui, en 1187, bouta les croisés hors de Jérusalem. Qui l'eût cru? Saddam invoque volontiers les mânes de cet ancêtre imaginaire, ou celles de Nabuchodonosor. La propagande révèle un autre miracle généalogique: le raïs moustachu descendrait du gendre du Prophète... Voici que le «Prussien laïc» ne jure plus que par l'islam. Il orne le drapeau du nom d'Allah et bâtit des mosquées colossales; l'une d'entre elles abrite un Coran dont le calligraphe, vous jure- t-on, a trempé sa plume dans le sang du Saladin moderne. Les posters qui mettent en scène un Saddam impérial, flanqué de ses deux héritiers mâles, Oudaï et Qousaï, font aussi écho à la sainte trilogie chiite: Ali et ses fils, Hussein et Hassan. Pour mieux confisquer l'Histoire, le régime a rebâti à Babylone des remparts dont chaque brique porte le chiffre du chef. Et c'est en vain que le visiteur espère sentir souffler là l'esprit de la cité phare. «Un Disneyland sans Mickey Mouse», ironise une architecte.
D'emblée, le tyran assoit son emprise par la terreur. Il convoque des milliers de cadres du Baas et dénonce, cigare aux lèvres, les conspirateurs. Une vingtaine d'entre eux seront exécutés sous les yeux du Borgia mésopotamien. Cette purge inaugurale donne le ton. Réels ou imaginaires, les complots ont le mérite de justifier, s'il en était besoin, la liquidation d'officiers trop populaires ou de cadres suspectés d'ambition. Y compris au sein de la famille. Car la caste se déchire. Il y a le club des fils, celui des demi-frères, celui des gendres et des cousins.
Entendrait-on le glas sonner? Entre Tigre et Euphrate, la peur recule peu à peu, les langues se délient. En dehors du cercle des obligés, gageons que pas un Irakien ne pleurera le dictateur honni, les barons du régime et ses nouveaux riches, profiteurs d'embargo. Mais beaucoup prédisent des lendemains qui déchantent. Car les années de plomb ont laminé les normes morales. Le repli sur la sphère tribale dessine une société en miettes. Naguère cité en exemple, le statut de la femme, exposée à un regain de brutalité ancestrale, régresse. L'embargo, qui accable les humbles et épargne les nantis, a dévasté le paysage sanitaire et éducatif. On recourt, faute de mieux, à la contrebande, au trafic et au vol. Chacun pour soi et les siens.
Les bâtisseurs babyloniens ont légué au monde les ziggourats, ces temples aux flancs étagés, titanesques marchepieds offerts aux divinités comme pour les inviter à descendre ici-bas. Mais aucune ne s'y aventure. Les dieux, jadis penchés en rangs serrés sur le berceau de l'humanité, cherchent en vain le chemin de l'Irak.
(L'Express) ajouté le 28/2/2003