Les épîtres de Paul proposent aux lecteurs attentifs d'aujourd'hui la découverte de la vie des premières communautés chrétiennes réparties dans le monde païen. Dans son « Introduction historique au Nouveau Testament », récemment publiée en France', le Professeur américain Robert M. Grant, un des spécialistes des premiers âges du christianisme de grand renom, étudie notamment les expressions concrètes, dans l'Église primitive, des principes « à caractère essentiellement social » de la conduite chrétienne, définis par les écrits de l'Apôtre. Le passage qu'on va lire de cet ouvrage concerne trois domaines, que l'auteur examine en historien plus qu'en théologien : le mariage et la famille, la propriété privée, et le service de l'État.
Après l'enseignement de Jésus, le mariage reposait sur la volonté de Dieu, telle qu'elle est exprimée par le récit de la création. Moïse n'a autorisé le divorce que comme concession à l'endurcissement du peuple; si la séparation reste possible, 19 remariage est l'équivalent d'un adultère (MARC, chap. 10, vers. 2-12) ; MATTHIEU, chap. 19, vers. 9, cf. chap. 5, vers, 32). Paul soutient la même thèse dans la 1ère épître aux Corinthiens (chap. 7 ), où il examine plusieurs situations conjugales, de façon assez détaillée. Il déconseille à la fois le divorce et le mariage, ce dernier à cause de l'imminence de la fin, et aussi à cause des obstacles que rencontrant les personnes mariées dans le service du Seigneur. Dans l'épître aux Éphésiens (chap. 5, vers. 22-23), cependant, il souligne l'analogie du mariage humain avec l'union du Christ et de l'Église.
Tradition ancienne et enseignement nouveau
L'attitude de Paul à l'égard de la vie dans le mariage est un mélange de traditionalisme et d'idées nouvelles. De la tradition juive, il conserve l'idée que le mari est le « chef » de la femme (1ère AUX CORINTHIENS, chap. 11, vers. 3 et suivants; chap. 14, vers. 34 et suivants; AUX ÉPHÉSIENS, chap. 5, vers. 22-24; AUX COLOSSIENS, chap. 3, vers. 18; cf. 1re ÉPITRE DE PIERRE, chap. 3, vers. 1-6). Pourtant, Paul a écrit : « il n'y a plus ni homme ni femme » les deux sexes sont un en Jésus-Christ (AUX GALATES, chap. 3, vers. 28). C'est pourquoi le mari a certains « devoirs » conjugaux envers sa femme, et celle-ci à son tour envers lui (1ère AUX CORINTHIENS, chap. 7, vers. 3 et suivants). Cette conception des obligations réciproques dans le mariage, que Paul justifie par l'unité du couple dans le Christ, a également été soutenue par des stoïciens de l'époque.
D'où que vienne cette opinion, elle s'oppose à la tradition juive. De même, au sujet des enfants, Paul insiste sur le fait que, s'ils doivent obéir à leurs parents, ces derniers ne doivent pas les irriter (AUX COLOSSIENS, chap. 3, vers. 20 et suivants)...
Comme d'autres auteurs de son temps, Paul condamne la « convoitise passionnée » (11, AUX THESSALONICIENS, chap. 4, vers. 4 et suivants). La continence est préférable au mariage, bien qu'il vaille mieux se marier que de « brûler » (11, AUX CORINTHIENS, chap. 7, vers. 9).
Quant aux « passions déshonorantes », ce sont les formes masculine et féminine d'homosexualité, que Paul, comme plusieurs moralistes de son époque, considère comme « contraires à la nature » (AUX ROMAINS, chap. 1, vers. 26 et suivants). Il aurait pu, remarquons-le, dire que ces moeurs allaient à l'encontre du commandement de « croître et multiplier » (GENÈSE, chap. 1, vers. 28), mais, sans doute à cause de ses opinions en matière d'eschatologie, il ne fait jamais allusion à cette obligation.
« Porter les fardeaux les une des autres »
Jésus avait affirmé que l'on ne peut servir à la fois Dieu et Mammon, c'est-à-dire la richesse (MATTHIEU, chap. 6, vers. 24; LUC, chap. 16, vers. 13); il avait mis ses auditeurs en garde contre l'accumulation des biens de ce monde (MATTHIEU, chap. 6, vers. 19), composé une parabole au sujet d'un riche insensé (LUC, chap. 12, vers. 16-21 ), et conseillé à un riche de vendre tout ce qu'il possédait pour en distribuer le revenu aux pauvres, afin de se constituer un trésor dans le ciel (MARC, chap. 10, vers. 21). Il est plus facile, avait-il dit, à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu (MARC, chap. 10, vers. 25). Chez Luc (chap. 6, vers. 24) et Jacques (chap. 5, vers. 1 ), nous trouvons des « malédictions » contre les riches. Or tout cela est totalement absent de la littérature paulinienne.
Dans une certaine mesure, Paul remplace cette idée par celle de « porter les fardeaux les uns des autres » (AUX GALATES, chap. 6, vers. 2), mais il ajoute, dans le même contexte, que chacun doit porter le sien (vers. 5) ! Il ne parle de donner ou de partager qu'à propos de la collecte destinée aux frères de Jérusalem, et à propos des dons faits par les Églises pour faciliter son travail missionnaire.
A Jérusalem, comme à Qumran, les chrétiens étaient censés donner tous leurs biens à la communauté (ACTES, chap. 2, vers. 44 et suivants; chap. 4, vers. 32; chap. 5, vers. 11); pourtant, Paul ne souffle mot de cette pratique. Il préfère insister pour que ses convertis suivent son exemple et travaillent nuit et jour : « Celui qui ne travaille pas n'a pas le droit de manger » (2e AUX THESSALONICIENS, chap. 3, vers. 8-10).
Cette insistance est surprenante.
Peut-être est-ce parce qu'il avait complètement écarté les oeuvres dans le domaine religieux, qu'il leur attache plus d'importance dans le domaine de la vie quotidienne.
Le mot « pauvre » ne à rencontre que quatre fois dans ses épîtres; à propos respectivement : de l'Église de Jérusalem (AUX GALATES, chap. 2, vers. 10), des « éléments » appauvris, parla victoire du Christ (AUX GALATES, chap. 4, vers. 9), du Christ lui-même qui, quoique riche, s'est fait pauvre pour nous, et enfin des apôtres qui, bien que pauvres, enrichissent beaucoup d'hommes (chap. 6, vers. 10).
Ni « révolutionnaire » ni contre-révolutionnaire
Au sujet de l'État, Jésus conseillait de payer le tribut à César (MARC, chap. 12, vers. 15), bien qu'il ait été accusé de l'interdire (LUC, chap. 23, vers. 2). D'après MATTHIEU, chap. 17, vers. 24-27), il payait également l'impôt juif au, profit du Temple. Il est certain que tout son message sur le Royaume de Dieu implique une certaine insoumission à l'égard de l'État; pourtant, à en croire la tradition, les conséquences de ce principe ne furent pas réalisées. D'après Jean (chap. 19, vers. 11), l'autorité du procurateur romain) lui vient « d'en-haut » de même, Paul déclare dans l'épître aux Romains (chap. 13) que les autorités existantes (tous les commentaires anciens ont compris « autorités politiques ») procèdent de Dieu; il faut donc leur obéir et, en particulier, payer ses impôts.
Dans les Pastorales, il est demandé d'honorer l'empereur (« les rois ») et de prier pour lui (1ère A TIMOTHÉE, chap. 2, vers. 1 et suivants).
Le christianisme n'était pas à cette époque, ni en aucune autre, un mouvement révolutionnaire, il n'était pas contre-révolutionnaire non plus. Dans la 1ère épître de Pierre (chap. 4, vers. 16), il est dit clairement que, par le seul fait d'être chrétien, on risque de se voir persécuté par l'État; dans l'Apocalypse, ce risque est devenu réalité. C'est pourquoi « Jean » attaque violemment Rome sous le pseudonyme de Babylone, et se réjouit de sa chute, qu'il devine prochaine. Les chrétiens refusent d'adorer l'image de la Bête; ils n'accepteront jamais de compromis avec un État qui se divinise lui-même. Tout ce qu'ils peuvent espérer, c'est un nouveau ciel et une nouvelle terre, et qu'une nouvelle Jérusalem descende du ciel.
Si l'épître aux Romains et l'Apocalypse ont toutes deux été acceptées dans le Canon du Nouveau Testament, c'est parce que l'Église n'a jamais voulu lier fait et cause avec aucune espèce de système social ni d'État. Selon les circonstances, elle a pu approuver un système ou le dénoncer, mais aucune de ses approbations n'a pu être totale ni définitive. L'Apocalypse relativise les rapports entre l'Église et n'importe quel État.
Robert M. Grant
En ce temps-là, la Bible No 89