A la suite de l'exécution de Michel Servet, à Genève, Sébastien Castellion et ses amis de Bâle, adversaires de Calvin, firent paraître le « Traité des hérétiques » en 1554. Nous proposons à nos lecteurs quelques extraits de la préface de cet ouvrage remarquable tirés du livre d'Etienne Giran, Sébastien Castellion et la Réforme calviniste, Paris : Hachette, 1 9 14.
Adresse au Roi
Si toi, à prince très illustre, avais prédit à tes sujets que tu viendrais à eux, en quelque temps incertain, et leur eusses commandé que tous se préparassent vêtements blancs, et qu'ainsi vêtus de blanc, ils vinssent au-devant de toi, en quelconque temps, que tu viendrais, - que ferais-tu si après cela, venant à eux, tu trouvais qu'ils n'eussent tenu compte de s'apprêter robe blanche, mais que, cependant, ils fussent en débat seulement de ta personne, en sorte que les uns disent que tu es en France, les autres que tu es allé en Espagne, les autres que tu viendras à cheval, les autres en chariot, les autres en grande pompe, les autres sans suite ou train ? Cela te plairait-il ?
Mais encore, que dirais-tu s'ils se débattaient entre eux, non seulement de paroles, mais aussi à grands coups de poings et de glaive, et que les uns vinssent à navrer ou occir les autres, qui ne s'accorderaient avec eux ? - « Il viendra à cheval ! » - « Non, mais sur un chariot ! » dirait l'autre - « Tu as menti » - « Mais toi ! » - « Tiens, tu auras ce coup de poing » - « Et toi ce coup de poignard au travers du corps ».
O prince, aurais-tu en estime tels citoyens ? Que serait-ce si cependant quelques-uns d'entre eux faisaient leur devoir, suivant ton commandement de s'apprêter robe blanche, et que les autres, pour cela, vinssent à les affliger ou mettre à mort ? Ne détruirais-tu pas malheureusement ces méchants-là ? Mais que serait-ce encore si ces homicides-là disaient qu'ils auraient fait cela, en ton nom et par tes commandements, combien que tu l'eusses auparavant étroitement défendu ? Ne jugerais-tu pas que ce fait serait trop grief et énorme, outrageux et digne d'être puni sans miséricorde ?
La question posée
Or, je te prie, très illustre prince, d'entendre bénignement pourquoi je dis ces choses. Christ est prince de ce monde, lequel en quittant la terre, a prédit aux hommes qu'il viendrait à un jour et heure incertains : il a commandé qu'ils se préparassent robe blanche pour sa venue, c'est-à-dire qu'ils vécussent ensemble chrétiennement, amiablement, et sans aucuns débats, ni contentions, s'entre-aimant l'un l'autre. Or maintenant, considérons, je te prie, comment nous faisons bien notre office.
Combien y en a-t-il qui soient curieux de se préparer cette robe blanche ? Qui est celui qui s'efforce avec toute sollicitude de vivre en ce monde, saintement, justement, et religieusement ?... On ne se soucie de rien moins. La vraie crainte de Dieu, et la charité est mise au bas, et du tout refroidie : notre vie se passe en noises, en contentions, et toutes sortes de péchés. On discute, non pas de voie par laquelle on puisse aller à Christ (qui est de corriger notre vie), mais de l'état et office de Christ, à savoir où il est maintenant, ce qu'il fait, comment il est assis à la dextre du Père, comment il est un avec le Père. Item de la trinité, de la prédestination, du franc arbitre, de Dieu, des anges, de l'état des âmes après cette vie et autres semblables choses : lesquelles ne sont grandement nécessaires d'être connues, pour acquérir salut par foi, et ne peuvent être connues si, premièrement, nous n'avons le coeur net, en tant que voir ces choses, c'est voir Dieu, lequel ne peut être vu sinon d'un coeur pur et net, suivant ce qui est écrit : « Bienheureux sont ceux qui ont le coeur net car ils verront Dieu ». Lesquelles choses aussi, encore qu'elles fussent entendues, ne rendent point l'homme meilleur (comme ainsi soit que Saint Paul a dit : Si j'entendais tous mystères et secrets et je n'aie charité, je ne suis rien).
Orgueil et fanatisme.
Les hommes étant enflés de cette science, ou plutôt de cette fausse opinion de science, « méprisent » hautainement les autres... ; et s'ensuit, tantôt après, cet orgueil, cruauté et persécution ; en sorte que nul ne veut plus endurer l'autre, s'il est discordant en quelque chose avec lui, comme s'il n 'y avait pas aujourd'hui quasi autant d'opinions que d'hommes.
Toutefois il n'y a aucune secte, laquelle ne condamne toutes les autres et ne veuille régner toute seule. De là viennent bannissements, exils, liens, emprisonnements, brûlements, gibets, et cette misérable rage de supplices et de tourments qu'on exerce journellement, à cause de quelques opinions déplaisantes aux grands, et mêmement de choses inconnues.
Evangile et tolérance
Car cependant que nous combattons les uns contre les autres par haine et persécution, il advient qu'en ce faisant nous allons tous les jours de pis en pis et ne sommes aucunement soutenants de notre office. Cependant que nous sommes occupés à condamner les autres, l'Evangile est blâmé, entre les gentils, par notre faute. car, quand ils nous voient courir les uns sur les autres furieusement, à la manière des bêtes, et les plus faibles être oppressés par les plus forts, ils ont l'Evangile en horreur et détestation, comme si l'Evangile faisait les hommes tels ; et ont christ en détestation, comme s'il avait commandé de faire telles choses : tellement qu'en ce faisant, nous deviendrions plutôt turcs ou juifs, qu'eux ne deviendraient chrétiens. car, qui est-ce qui voudrait devenir chrétien quand il voit que ceux qui confessent le nom de Christ sont meurtris des chrétiens, par feu, par eau, par glaive, sans aucune miséricorde et traités plus cruellement que des brigands ou meurtriers ? Qui est-ce qui ne penserait que christ fût quelque Moloch ou quelque tel Dieu, s'il veut que les hommes lui soient immolés et brûlés tout vifs ?
Qui est-ce qui voudrait servir à Christ, à telle condition, que si, entre tant de controverses, il est trouvé discordant en quelque chose avec ceux qui ont puissance et domination sur les autres, il soit brûlé tout vif par le commandement de Christ ? Voire, quand il réclamerait christ, à haute voix, au milieu de la flamme, et crierait à pleine gorge qu'il croit en lui.
Adresse au Christ
« O christ, roi du monde, vois-tu ces choses ? Es-tu si changé et devenu si sauvage et contraire à toi-même ? Quand tu étais sur terre, il n'y avait rien de plus bénin ni plus doux que toi, ni plus patient à souffrir injures. Non plus que la brebis devant celui qui la tond, tu n'as pas ouvert la bouche, étant, de tous côtés, battu de verges, moqué, couronné d'épines : tu as prié pour ceux qui t'ont fait tous ces outrages... Commandes-tu que ceux qui n'entendent pas tes ordonnances et enseignements, ainsi que requièrent nos maîtres, soient noyés, battu de verges, transpercés jusqu'aux entrailles... qu`on leur coupe la tête, qu'ils soient brûlés à petit feu et tourmentés, si longtemps qu'il sera possible, de toutes sortes de tourments ?...
O christ, commandes-tu et approuves-tu ces choses ? Ceux qui font ces sacrifices, sont-ils tes vicaires à cet écorchement et démembrement ? Te trouves-tu, quand on t'y appelle, à cette cruelle boucherie, et manges-tu chair humaine ? Si toi, Christ, fais ces choses ou commandes être faites, qu'as-tu réservé au diable qu'il puisse faire ?
Fais-tu les mêmes choses que fait Satan ? Oh ! blasphèmes horribles ! ô méchante audace des hommes qui osent attribuer à christ les choses qui sont faites par le commandement et instigation de Satan !
Le grand crime
Et combien que ces choses soient très cruelles, toutefois ils commettent encore un autre péché plus horrible : c'est qu'ils couvrent toutes ces choses, sous la robe de Christ, et protestent qu'en ces choses ils servent à sa volonté, comme ainsi soit, que Satan ne pourrait... penser chose plus répugnante à la nature et volonté de Christ.
Religion et foi du coeur
Que les bons rois et princes se gardent de croire à ceux qui les poussent à tuer et à brûler aucun, pour la foi et religion, laquelle, sur toutes choses, doit être libre car elle gît, non au corps, mais bien au coeur, auquel ne peut atteindre le glaive des rois et des princes.
Sébastien CASTELLION
Ichthus 1985-4 (No 131)