Renaissance et Réforme
« Si l'empereur Théodose revenait parmi nous, témoin des Jeux pacifiques du Colisée de Los Angeles, il ne lui viendrait plus à l'idée de mettre fin, par décret, à la célébration quasi-millénaire des Jeux Olympiques, comme il le fit en l'an de grâce 393, saisi par le zèle de sa foi nouvelle dans la religion chrétienne. Pour cet empereur romain, les Jeux étaient une triste survivance du paganisme ».1* Pourtant, ce « retour de Dieu » aux Jeux Olympiques de 1984, quand tant de champions ont affiché leur foi en Jésus-Christ, n'aurait pas dû étonner ce journaliste de L'Equipe. Loin d'être toujours une influence négative, les chrétiens, et en particulier les protestants, ont joué un rôle important dans la renaissance et la réforme du sport.
Nous examinons ici la période entre la fin de l'Antiquité et 1820, au seuil de l'explosion du mouvement sportif.
LE MOYEN AGE
Le corps ne vaut pas l'âme, mais il lui est nécessaire.2*
Cette formule résume pour Ulmann l'opinion la plus répandue de l'Eglise du Moyen-Age au sujet du corps. Il rejette le préjugé courant selon lequel le christianisme serait une religion qui rabaisse, méprise, néglige le corps. En effet, même si le salut de l'âme est la préoccupation primordiale de l'Eglise, elle a toujours lutté contre des hérétiques, tels les gnostiques et les manichéens, pour qui la matière serait mauvaise en soi, car inférieure et opposée à l'esprit. Le Nouveau Testament enseigne très clairement que les péchés de «la chair» sont intellectuels, émotionnels et spirituels autant que corporels.3* Chrysostome prêchait déjà que notre corps nous rend un grand service, car il nous retient et limite les tendances pécheresses de notre âme. Il condamnait ceux qui méprisent leur corps par toutes sortes d'excès.4* Au Moyen-Age, il y a certes un courant ascétique, mais «Saint Bonaventure, saint Thomas, Duns Scot, je dirai même saint François d'Assise, sont des hommes qui ont chéri la matière, respecté leur corps, célébré sa haute dignité et n'ont jamais voulu séparer sa destinée de celle de l'âme ».5*
« La pensée médiévale est partout imprégnée des conceptions de la foi chrétienne» écrit Huizinga.6* Ainsi, l'idéal de la chevalerie incarne des vertus chrétiennes mélangées avec des qualités païennes. Ce code moral se base sur des notions diverses : orgueil, courage, amour, conscience, piété, sacrifice, défense des faibles, fidélité, honneur, justice, loyauté. C'est dans cet esprit que rois et nobles prennent part aux sports guerriers de l'époque : chasse, tournois, joutes, quintaine, lutte, tir à l'arc. A l'origine, les tournois sont très meurtriers et servent de prétextes à beaucoup de désordre, ce qui provoque l'hostilité de l'Eglise et des humanistes. Petit à petit, ils s'adoucissent et se réglementent en subissant l'influence indirecte de l'Eglise au travers de l'idéal chevaleresque.
Les jours fériés donnent l'occasion au peuple de se livrer à de nombreux sports et jeux. Un ecclésiastique de la fin du 12e siècle, William Fitz Stephen, décrit des jeux qui se pratique ni à Londres : balle, joutes nautiques. sauts, tir à l'arc, lutte, lancer de poids, jeux sur la glace.7* Parmi d'autres jeux folkloriques du Moyen-Age on peut citer : boxe, soule, boules, crosses, pelote, paume, mail, quilles, hand-ball. Selon l'étude classique de Jusserand,8* beaucoup de ceux-ci ont leur origine en France, d'où ils se répandent aux autres pays d'Europe et en Angleterre. « Il semble acquis que du jeu de paume dérive le tennis, de la soule, le football et que les jeux de crosse ont donné naissance à une grande variété de jeux et de sports, tels le croquet, le hockey, le golf, le cricket », observe Ulmann.9* Qu'en pense l'Eglise ? Une variante du jeu de paume aurait été pratiquée très tôt dans des cloîtres.10*
Certains abbés soucieux de leur standing dans la société, participent volontiers à la chasse. En Angleterre, le jeu de hand-ball se pratique en faisant rebondir une balle contre les murs de l'église11* (en dehors des heures des services religieux, quand même !). Jusserand raconte le succès de la soule auprès des ecclésiastiques : « A Auxerre, tout nouveau chanoine était tenu de donner à ses confrères un ballon ; la partie offrait le plus singulier mélange d'exercices pieux et sportifs. Le jeu commençait par le chant de la prose Victimae Pascales laudes et se terminait par une ronde que dansaient ensemble tous les chanoines ».12*
Tout le monde ne voyait pas les choses d'un si bon oeil. Au 14e et 15e siècles, de nombreuses lois en France et en Angleterre interdisent ou limitent ces jeux, surtout parce que les gens négligent l'entraînement au tir à l'arc pour la guerre.13* Une ordonnance du prévôt de Paris, en 1397, interdit (sauf le dimanche !) ces jeux qui gaspillent le temps et les biens.14*
Un moine anglais de la même époque trouve la soule « abominable... peu digne et inutile, qui se termine rarement sans perte ou accident ».15* Il faut dire que ces jeux de soule sont très physiques et brutaux, sans règles, des sortes de batailles à l'amiable entre deux villages, avec parfois des centaines de « joueurs ». En 1485, le concile de Sens interdit aux religieux le jeu de paume, surtout « en chemise et en publique ».
LA RENAISSANCE
Il voit son fils savant, adroit, industrieux, Mêlé dans les secrets de nature et des cieux, Raisonnant sur les lois, les moeurs et la police ; L'esprit savait tout art, le corps tout exercice.16*
Avec la redécouverte des auteurs de l'Antiquité, la Renaissance remet en valeur l'éducation physique. Son idéal, c'est la formation de l'homme entier dans une harmonie de l'esprit et du corps. Les pionniers sont en Italie.
Dans la formation physique militaire de Vergerio (134 9-1419 ) le corps doit obéir, supporter, être entretenu, être délassé. Mais Vittorino (1378-144 ) y voit un moyen de donner à ses élèves un épanouissement général. Il souligne en plus des avantages pour la santé, l'importance de la gymnastique pour l'instruction (observation de la nature) et sa valeur morale (elle détourne des vices liés à l'oisiveté).17*
De Arte Gymnastico de Mercurialis est l'oeuvre qui fait date dans la gymnastique médicale (1567 ).
Grâce aux idées d'Erasme, l'exercice corporel fera son entrée dans les écoles. En Angleterre, Elyot (1351 ), Ascham (1570) et Mulcaster (1581)18* s'en servent dans leurs projets pédagogiques. En France, Rabelais cite de nombreux jeux et sports dans la journée d'éducation de Gargantua,19* afin que « l'élève » soit un athlète et un homme de guerre accompli. Dans les Essais de Montaigne (158 1), les jeux et les exercices ont une place importante dans l'éducation d'un « homme de bien ». « Ce n'est pas assez de lu raidir l'âme, il lui faut aussi raidir les muscles ».20* Bien sûr, ces jeux sont bons pour la santé, ils favorisent « la société et l'amitié » et développent courage et patience dans les afflictions.21*
Selon Ulmann, la Réforme est « plutôt favorable aux exercices corporels ». Face au courant ascétique du catholicisme, Luther croit que « joie et divertissements sont aussi nécessaires aux enfants que la santé. (Les jeux)... donnent aux membres bonnes proportions, forment le caractère. Par contre, Zwingli restreint jeux et distractions de la jeunesse ».22* Calvin compare le corps à une prison (en comparaison avec notre état futur), mais il ajoute que nous ne devons jamais le haïr, car cette condition est voulue par Dieu.
Au contraire, dit-il, soyons reconnaissants à Dieu pour ses bontés dans la vie présente, car au-delà des nécessités Il pourvoit des choses pour notre jouissance, notre plaisir et notre recréation. Toutefois, « usons de ce monde comme n'en usant point », car « ceux qui s'occupent beaucoup (de) leurs corps ne se soucient guère de leur âme ».23* Il faut s'offrir à Dieu, corps, âme et esprit, en évitant les excès et l'ascèse inutile.24* Calvin suit l'exemple du grand pédagogue, Jean Sturm, qui avait introduit dès 1538 la gymnastique au Collège de Strasbourg.
Quand Calvin se consacre à son Collège à Genève, à partir de 1556, on trouve au programme : « Le vendredi après-midi, de 12 h à 15 h séance de plein air et de jeux ».25*
Le rayonnement des écoles protestantes influence aussi les jésuites, et à partir des années 1550, les jeux virils et folkloriques sont pratiqués dans leurs collèges. Plus tard, les jansénistes feront de même.
PASSIONS, PARESSE ET PURITAINS
On ne peut pas nier que les puritains ont eu un point de vue extrême sur les jeux et les sports. Mais trop souvent, leurs critiques nous proposent une caricature extrême de leurs principes.
Ces calvinistes anglais souhaitent une réforme plus complète de l'Eglise d'Angleterre, et de la société en général (y compris des loisirs) selon la Parole de Dieu. A la fin du 16e et au début du 17e siècles, ils sont une force politique importante, dominante dans certaines régions, et ils seront au pouvoir de 1649 à 1660.
Leur réaction sévère se comprend mieux quand on examine la nature de certaines « recréations ». Des combats de coqs, des combats de chiens contre des ours ou des taureaux (sans parler des pendaisons !) attirent de grandes foules de toutes les classes sociales. Ils condamnent la cruauté, les excès de boissons et les paris associés aux jeux, et veulent sauvegarder le dimanche comme un jour à part pour le Seigneur. En 1583, Philip Stubbes est témoin d'un match de soule, « une activité sanglante et meurtrière » plus tôt qu'un jeu. Selon lui, ce ne sont pas que des bras et des jambes qui sont cassés, mais aussi des dos et des cous ! D'autres perdent leurs yeux dans ce combat violent. L'envie, la malice, la rancoeur, la colère, la haine se multiplient.26* Le récit de Stubbes nous rappelle l'avis de Tertullien au sujet des combats de gladiateurs, et nous comprenons son inquiétude à l'égard de ce jeu sauvage.
Cependant, même si tous les jeux ne sont pas aussi violents, les puritains restent très hostiles à leur pratique. En réponse à leur opposition, le roi Jacques I publie Le Livre des Sports en 16 18. Il refuse de les supprimer, et déclare légaux « les récréations et exercices honnêtes, le dimanche et les jours fériés, après la prédication ».
Jacques craint que l'attitude rigide et légaliste des puritains ne décourage les gens d'aller à l'Eglise, et surtout que, privée de jeux et d'exercices, la population se mette à boire davantage et à fomenter le désordre. Il semble qu'il aimait personnellement la chasse et les courses de chevaux. Il n'empêche qu'en 1638 des lois en vigueur imposent des amendes pour la pratique de jeux et de sports illégaux. D'autre jeux sont autorisés, mais après le culte seulement, et il est interdit de voyager dans d'autres paroisses pour les pratiquer.27*
Le Voyage du Pèlerin , publié par John Bunyan en 1678, nous éclaire sur les raisons de cette mentalité des puritains. Beelzébub est le chef de la Foire aux Vanités28* où des vanités sont exposées et mises en vente, entre autres « des voluptés, des plaisirs, des divertissements de toutes espèces». «On peut y voir en tout temps des jongleries, des tromperies, des jeux, des spectacles, des folies, des singeries, des vilenies de toutes sortes ». Fidèle, le compagnon de Chrétien y perd sa vie, condamné pour avoir affirmer que « le Christianisme et les coutumes de (la) Ville de Vanité sont diamétralement opposés ».29*
Trie Reformed Pastor de Richard Baxter (1656) est plus nuancé. Insistant sur l'importance et l'urgence des visites systématiques dans le but d'instruire les paroissiens dans la foi, il rejette les prétextes de certains pasteurs, trop paresseux pour s'en occuper. Ceux-ci gaspillent trop de temps dans des « discussions, affaires, voyages et récréations (boules et d'autres sports) inessentiels», et ces occupations mondaines encouragent d'autres à suivre leur (mauvais) exemple.30*
Dans sa propre vie, Baxter a découvert la valeur pour sa santé d'un exercice quotidien (surtout la marche) pendant 30 à 60 minutes. Rien n'empêche, écrit-il, de s'exercer ainsi une heure ou deux, les jours consacrés à des visites, et davantage les autres. Mais il ne supporte pas les pasteurs indisciplinés et sensuels qui gaspillent le temps et la force que le Seigneur leur a accordés pour Son service, dans trop de récréations, négligeant ainsi le salut des gens. Ils n'ont rien compris de leur ministère, et ont besoin de lire Galates 5 et 6, 1 Corinthiens 9 : 24-27 et 2 Timothée 3 : 4-5. Néanmoins, le plaisir de ces récréations est justifié quand le résultat est de mieux nous équiper pour le service de Dieu - « pour aiguiser la faux ».31* Le poète puritain Milton accorde une place importante à l'éducation physique dans son livre sur l'éducation ( 1 6 44 ).
LE SIECLE DES LUMIERES
Les idées du philosophe anglais John Locke (1632-1704) ont une grande influence au 18e siècle. Il reconnaît l'autorité de la Bible comme source de la morale et est un apologiste de la foi. Dans Quelques pensées sur l'éducation », il consacre toute une section à l'éducation physique, qui est utile pour la santé, favorise le travail de l'esprit et développe la maîtrise de soi.
Dans Emile, Rousseau parle du « sage Locke » et reprend ses idées sur l'éducation physique,32* mais, plutôt que d'éduquer des «gentlemen», Rousseau veut former des hommes nouveaux pour une société nouvelle.
Les hommes doivent être « conformes à la nature », « libres, sains, bons et heureux ». La décrépitude physique est symptomatique d'une société déchue, et l'importance d'une éducation physique individuelle, comme dans Emile, s'étendra dix ans plus tard à L'Etat dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne (17 72). Pour Rousseau, l'éducation corporelle est intégrée à l'éducation générale, elle prépare et accompagne la formation intellectuelle, elle est indispensable à l'éducation morale, les sports sont utiles (natation, par exemple), ils favorisent l'hygiène, la joie de vivre et le retour à la nature.33* Rousseau écrit : « Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l'âme : un bon serviteur doit être robuste » ; « un corps débile affaiblit l'âme » ; « la chasse endurcit le coeur aussi bien que le corps ».34* « Le goût des exercices corporels détourne d'une oisiveté dangereuse, des plaisirs efféminés et du luxe de l'esprit. C'est surtout à cause de l'âme qu'il faut exercer le corps ».35* Les phrases qui suivent illustrent sa conception de « l'éducation négative » : « elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices ; elle n'apprend pas la vérité mais la préserve de l'erreur ».
Évidemment cette théorie présuppose que la nature humaine est bonne, et pour avoir écrit : « Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu'il se pourra », Rousseau reçoit bien des critiques.36*
Dans l'oeuvre d' Henri Pestalozzi (1746-1825) , on remarque une influence et une réaction contre les idées de Rousseau. « De nos jours, bien des nations vénèrent en Pestalozzi le père de leurs écoles populaires et le pédagogue de génie qui sut réunir le coeur, l'esprit et le corps en un harmonie complète, dans le respect des particularités individuelles des enfants ».37*
Petit-fils d'un pasteur suisse, il « marche environné de Dieu, tire joute sa force de Dieu, vit en Dieu ».38* Selon Ulmann, la conception de la nature humaine de Pestalozzi correspond bien à la Bible. car il reconnaît les effets de la chute. Il cherche à éduquer la nature spirituelle de l'enfant d'abord, afin qu'il domine sur sa nature charnelle, et à former simultanément les trois parties indissociables de son être. A l'école d' Yverdon, deux heures par jour sont consacrées aux jeux et aux sports simples et spontanés, (sans compter les promenades et excursions), pour la santé et la détente des enfants. Il introduit aussi une gymnastique qui apprend aux élèves les gestes dont ils auront besoin dans la vie active (surtout agricole, mais aussi industrielle). Un collaborateur, le pasteur J. Niederer, résume leur but : « Nous cherchons une gymnastique qui participe également de l'éducation intellectuelle, morale et esthétique ».39*
Pendant ce temps, en Angleterre, le 18e siècle voit une floraison de sports, tels le cricket et les courses de chevaux. On parie aussi sur des courses à pied et des matchs de boxe, avec des concurrents professionnels. Vers 1750, un match de camping (soule/ football) entre deux équipes de 300 hommes dure 14 heures et laisse 9 morts.40* A la campagne, des clergymen anglicans, souvent issus des classes aisées, « chassent, tirent, boivent, jouent aux cartes, jurent ; ils ne connaissent ni la loi ni l'évangile et négligent leurs paroisses » écrit Ryle.41* C'est dans ce contexte que William Law lance en 1728 son appel à une vie consacrée à Dieu, remplie de prière, où tout sera fait au nom du Seigneur et pour sa gloire. A la lumière de ce principe de vie, les sports de l'époque lui paraissent ridicules, trop chers et rendent leurs pratiquants esclaves des modes.42* Les quelques pasteurs évangéliques au sein de l'Eglise anglicane et les indépendants s'abstiennent de ces sports. L'exemple d' Henri Venn est instructif. En 1749, il est parmi les meilleurs joueurs de cricket du pays (un jeu doux et civilisé pourtant) mais il l'abandonne la veille de son ordination. Plus tard, dans une lettre, il se dira peiné au sujet d'un garçon, passionné par les balles et les cartes, « une créature née pour la communion avec Dieu et les joies célestes, attachée seulement aux satisfactions insignifiantes et aux choses matérielles ».43*
Un mouvement de « sportifs chrétiens » semblait alors impensable! Ce sera par la prédication de John Wesley et ses collèges que le réveil arrivera.
PROTESTANTS, PHILANTHROPINIENS ET PRUSSIENS
L'allergie aux sports des chrétiens évangéliques en Angleterre diminuera nettement au 19e siècle, en partie grâce à l'influence des protestants allemands très actifs dans l'éducation physique. Legrand et Lagaillerie44* cirent plusieurs précurseurs du mouvement d'éducation physique et sportive. Tous sont de souche protestante : Basedow est pasteur, Salzmann est aumônier, Guts Muths et Nachtegall ont fait des études de théologie, pour Pestalozzi voir ci-dessus. Ling et Jahn sont fils de pasteurs et ont étudié la théologie. Arnold (que nous rencontrerons dans l'article suivant) est pasteur anglican.
Pendant un court exil, Basedow (1723 -1790) enseigne dans une académie suédoise, « ouverte pour y conserver les traditions de l'éducation chevaleresque », où les exercices et jeux sportifs figurent au programme. A partir de ce modèle, et suivant les idées de Locke, il fonde en 1768 le Philanthropinium de Dessau en Allemagne(Institut des Philanthropes), où cinq heures par jour sont réservées aux exercices corporels, travaux manuels et musique, dans le contexte d'une bonne éducation globale. Il pense que l'exercice physique donne force, santé, confiance en soi et courage aux élèves, et contribue aux buts moraux et philanthropiques de l'école. Peu d'éducateurs allemands échappent à l'influence de Basedow, remarque Ulmann.45*
Salzmann ( 1744- 18 11) est aumônier chez Basedow à Dessau, avant de fonder son propre Philanthropinium selon les mêmes principes.
Ce grand pédagogue enseigne lui-même les exercices corporels, avant de se faire remplacer par Guts Muths (1759-1839), « le père de la gymnastique pédagogique moderne ».46* Pendant 8 ans, il étudie la gymnastique, et édifie une méthode complète : « Gymnastik fur Jugend ( 1793 ). Il s'oppose à l'indolence et à l'intellectualisation excessive dans l'éducation, qui sont contre la nature humaine (l'homme n'est pas un pur esprit), qui méprisent le corps et sont contraires aux préceptes de la Bible. Pour lui, la gymnastique est une branche de la pédagogie qui contribue au développement de la personnalité. Un corps sain, entraîné, robuste, actif, donne un esprit gai, une âme virile et courageuse, un esprit actif. A partir des jeux sportifs existants, il imagine des formes sans danger, plus faciles et réglementées, ce qui les rend plus éducatifs. Curieusement, il estime que les jeux à l'état brut, tels le ballon, le cricket, la lutte, « ne sont que des distractions, des moyens de passer le temps ».47* Puisque « l'homme est un tout, une unité... un corps spiritualisé et un esprit incarné » ; « si nous unissons par la pensée les perfections du corps qui appartiennent à l'homme de la nature et la culture intellectuelle du civilisé,nous apercevons le plus bel idéal de notre espèce » écrit Guts Muths. Il vise ce double épanouissement de l'homme dans une optique du progrès de la culture.
Le Danois Nachtegall (1777-1847) n'arrivant pas à payer ses études de théologie, fonde une société de gymnastique et enseigne dans un philanthropinium à Copenhague. S'inspirant des méthodes de Guts Muths, il ouvre « le premier institut privé de gymnastique en Europe ».48* Par son influence, la gymnastique s'étend à
toutes les écoles primaires, à partir de 1801 , et en 1828, dans tous les établissements scolaires du Danemark.
GYMNASTIQUE DU REVEUR GYMNASTIQUE DU REBELLE
Ling et Jahn sont contemporains, mais leurs tempéraments contrastent fortement, ainsi que les écoles de gymnastique qu'ils ont créées. « Alors que la gymnastique allemande, violente, dynamique, n'intéressait qu'une élite physique, Ling voulait former des gens équilibrés pour une Suède paisible ».49*
Le Suédois Per Henrick Ling ( 1776 - 1839 ) est un élève de Nachtegall, mais il crée sa propre méthode, dire « suédoise » une « gymnastique à caractère scientifique et hygiénique ».
Dans son « Institut Central de Stockholm », il ajoute à la gymnastique pédagogique (pour le développement harmonieux du corps) et militaire (escrime, équitation, natation, lutte), la gymnastique médicale et orthopédique, et enfin la gymnastique esthétique. Il a un caractère de poète, quelque peu rêveur et indécis. Il pense que « la gymnastique doit être ensoleillée d'une joie innocente et cependant elle ne doit pas être écartée de son but sérieux qui vise la santé du corps ». Pour quelqu'un ayant étudié la théologie, ses réflexions métaphysiques sont étranges. Il parle du Créateur, mais aussi de force vitale, d'amitié avec le Tout, d'équilibre entre les « trois principes fondamentaux de l'être humain - dynamique, chimique et mécanique ».50* Ce vocabulaire fait penser au jargon actuel des gymnastiques douces et de l'expression ou de la thérapie corporelle. Friedrich Jahn ( 1778 - 1852 ) aura une postérité plus sinistre - le IIIe Reich. « Il était robuste mais indiscipliné. . . en 1796 , étudiant en théologie... il se montre rebelle aux ordres et incite les étudiants à la méfiance, à la rébellion ».51* Il semble avoir abandonné la théologie pour suivre son chemin. Il retrouve au travers des traditions nationales, l'esprit allemand. Docteur en philosophie, il étudie aussi la littérature et l'histoire allemandes. Convaincu de la valeur de l'exercice corporel, suite à l'exemple de Basedow et ses successeurs, et influencé par les écrits de Goethe et de Fichte, il utilise la gymnastique dans un but nationaliste. Frappé par le Discours à la nation allemande de Fichte (1808), et animé par la haine de Napoléon, « il reproche aux étudiants leur mollesse, les exhorte à se fortifier physiquement, à s'endurcir, à éveiller leur esprit combatif, à agir en allemand pour le bien de la patrie ».52* En 1811, il établit son premier gymnase, et pendant 8 ans, ils vont pulluler et devenir des centres de ralliement de la jeunesse. Ils sont véritablement populaires, ouverts à tous, gratuits, en plein air. Les jeunes portent des costumes avec l'insigne des 4 F: frisch, frei, fröhlich, fromm (dispos, libre, joyeux, pieux). Il appelle sa gymnastique turnkunst (l'art du tournoi) et veut former des chevaliers modernes. En plus des exercices et des jeux, ils font des promenades avec sac à dos. Jahn invente plusieurs agrès qui deviennent classiques-cheval, barre fixe, barres parallèles. Un meurtre commis par un de ses élèves entraîne l'interdiction des exercices physiques et Jahn est jeté en prison, en 1819. Son mouvement ne reprendra pleinement qu'en 1842. On voit ici des bases du sport d'élite, mais d'autres critiquent sa méthode comme étant trop dure, disciplinaire, athlétique, agressive, militaire, valable uniquement pour les jeunes gens forts.
CONCLUSIONS
Les croyants les plus « sportifs » ne sont pas toujours les plus spirituels ! Pendant cette période on a beaucoup joué, mais les vrais sports modernes ne sont pas encore pleinement développés pour la plupart. L'attitude de chaque auteur dépend surtout de sa doctrine de l'homme. Dans les théories exposées ci-dessus, il y a peu de rigueur théologique dans l'usage des termes âme, coeur, esprit, etc. par les auteurs cités.
Si on ne le savait pas déjà, on pourrait noter que les protestants, même évangéliques, ne sont pas infaillibles ! Nous avons vu que l'attitude extrême des puritains pouvait partiellement se justifier. Soulignons encore la contribution très positive de certains éducateurs protestants, qui ont su reconnaître la valeur de l'homme dans tout son être, sans tomber dans un humanisme orgueilleux ou matérialiste.
F.O.
Ichthus 1986-2
1. M. Clare, « Dieu sprinte avec eux ». L'Equipe, 9 août 1984.
2. J. Ulmann, De la gymnastique aux sports modernes. Paris, Vrin, 3e ed, 1982, p. 87.
3. Matthieu 5 : 20-30 ; Galates 5 : 19-21.
4. Chrysostome, Homélies sur 1 Corinthiens. n° XVII.5 et n° XXXIX.16.
5. M. Gilson, L'Esprit de la philosophie médiévale ; cité par Ulmann, op cit. p. 87.
6. J. Huizinga, Trie Waning of the middle ages. Harmondsworth, Penguin, 1968, p. 65.
7. W. FitzStephen, Life of St Thomas : cité dans J. Armitage, Man at Play. London, Warne, 1977, p. 23-24.
8. J.-J. Jusserand, Les Sports et les jeux d'exercice dans l'ancienne France. Paris. Plon, 1901.
9. Ulmann, op. cit. p. 93.
10. A. de Luze, La magnifique histoire du jeu de paume. Delmas.
11. Armitage, op. cit. p. 30.
12. Jusserand, cité dans Ulmann, (op cit. p. 91.
13. A. Bryant, The Age of chivalry»_ London
World, 1968, p. 433 ; Armitage, op. cit. p.
129 ; P. de Coubertin, Pédagogie Sportive. Paris. Vrin, 1972. p. 35.
14. Jusserand, op cit. p. 241.
15. G. Coulton, Medieval Panorama, Cambridge, CUP, 1938 .
16. A. d'Aubigné, Les Tragiques II. v 1113- 1116.
17. Ulmann, op, cit,. p. 150- 151 .
18. Ulmann, op. cit. p. 154-155 : Armitage, op. cit. p. 53-55.
19. Rabelais. Gargantua. ch XXlll.
20. Montaigne, Essais. 1. 26.
21. Il est influencé par les philosophes stoïques.
22. Ulmann, op, cit. p. 157.
23. Calvin, Institution III. ix. 2-4, Il.x- 2-4.
24. voir aussi ses commentaires sur Col 2 : 23 et Rom 12 : 1.
25. J. Cadier, Calvin. Paris, PUF. 1966,p. 128.
26. Armitage, op, cit. p. 55.
27. Armitage, op, cit. p. 63-64.
28. Allusion à Ecclésiaste 1 : 2 et 2 : 1.
29. J. Bunyan. Le voyage du pèlerin. La Bégude, CLC, 1976, p. 148, 155.
30. R. Baxter, The Reformed Pastor. Edimburgh, Banner of Truth, 1974, p. 186-7.
31. Baxter, op. cit. p. 216-218.
32. J.-J. Rousseau, Emile. 11 , 129.
33. L. Burgener, L'Education corporelle selon Rousseau et Pestalozzi. Paris, Vrin, 1973, p. 16- 23.
34. Emile 1, 29 ; IV, 397.
35. Burgener, op. cit. p. 14 : voir aussi Ulmann, op. cit. p. 196-214.
36. cité par Burgener, op. cit. p. 15.
37. Burgener, op. cit. p. 49.
38. A. Malche, Vie de Pestalozzi. Lausanne, Fayot, 1927, P. 84 ; pour son sentiment d'avoir une mission divine, voir p. 196-200, 215.
39. Burgener, op. cit. p. 72.
40. Armitage, op. cit. p. 109.
41. J. Ryle, Five Christian leaders. (1868), London, Banner of Truth, 1963, p. 42.
42. W. Law, A serious call to a devout and holy life. London, Everyman, 1906, p. 41,47, 111,135-7. Ce livre marquera les frères Wesley.
43. Ryle op. cit. p. 154,185.
44. F. Legrand et J. Lagaillerie, L'Education
physique au XIXe et XXe siècles. tome 2, 2e ed., Paris, Armand Colin. 1970, p. 7-12.
45. Ulmann_ op. cit. p. 214-5 ; Legrand, (op. cit. p. 7.
46. Legrand, op. cit. p. 8.
47. Ulmann, op. cit. p. 222 (voir toute la section p. 218-226).
48. Legrand, p. 12, 3 1.
49. J. Le Floc'hmoan_ La Genèse des sports. Paris, Payot, 1962, p. 95. Voir aussi de Coubertin. op. cit. p. 39-43.
50. Ulmann. op. cit p. 302-8 : 311-4; Legrand, op. cit, p. 13-20.
51. Legrand, p. 39-44 ; Ulmann. 285-290.
52. De Genst, Histoire de l'éducation physique, cité dans Legrand, p. 40.