Lorsque Paul
arrivera à Rome trois ans après avoir adressé aux chrétiens de 18 Ville
l'épître qu'on lire dans les pages qui suivent, une de ses premières
initiatives sera de réunir « les principaux d'entre les Juifs » pour
tenter de « les convaincre » (ACTES, chap. 28, vers. 17 et suiv.). En
vain d'ailleurs. Si le judaïsme, là comme partout, avait préparé le
terrain au christianisme, et si l'Évangile y avait sans doute été
prêché d'abord dans les synagogues, il semble que celles-ci se soient
alors formées à l'influence de l'Apôtre. Qui étaient ces Juifs romains
dont la plupart se révélèrent si farouchement attachés à la tradition ?
M. Marcel Simon, directeur du Contre de recherche d'histoire des
religions de l'université de Strasbourg, les a présentés dans la Bible
et Terre sainte » qui a bien voulu faire bénéficier nos lecteurs de ce
compétent exposé.
Les Actes des
apôtres rapportent que saint Paul rencontra, à Corinthe, un Juif,
apparemment converti, nommé Aquila, arrivé d'Italie avec sa femme
Priscille, à la suite d'une mesure d'expulsion prise par l'empereur
Claude contre les Juifs de Rome (ACTES, 18, 2). Mais il s'y heurta
aussi à une opposition juive résolue, et face aux païens, à une
concurrence tenace. Si, comme il y a lieu de le croire, la mesure
mentionnée par les Actes est celle-là même que mentionne également
Suétone, elle est en rapport direct avec les débuts de la mission
chrétienne à Rome, et avec les troubles qu'elle suscita parmi les Juifs
: c'est parce qu'ils s'agitaient « impulsore Chresto », à l'instigation
de Chrestus - probablement le Christ, pris par Suétone pour un
personnage encore vivant, - que l'empereur fui amené à prendre des
sanctions, sans apparemment se préoccuper plus que son biographe de
savoir de quoi il s'agissait exactement, et de faire la discrimination
entre juifs et judéo-chrétiens.
La communauté
juive de Rome comptait parmi les plus importantes de la Diaspora. Celle
d'Alexandrie la dépassait, et de très loin , et sans doute aussi celle
d'Antioche . En revanche, en Occident, Carthage seule pouvait rivaliser
avec elle. Nous ne disposons d'aucun chiffre précis, mais les
historiens s'accordent en général pour estimer à plusieurs dizaines de
milliers les Juifs de la capitale aux débuts de l'Empire. Les origines
lointaines, mais certainement modestes, de cette immigration, remontent
peut-être au 11, siècle avant J.-C. Mais le premier noyau vraiment
important de la communauté juive de Rome est constitué de prisonniers
de guerre ramenés par Pompée en 61 à la suite de sa campagne en
Palestine et vendus comme esclaves.
Beaucoup
d'entre eux furent ensuite affranchis. En 59 av. J.-C., deux ans à
peine après le triomphe de Pompée, Cicéron laisse entendre, dans un de
ses discours, que les Juifs représentaient déjà un élément de poids
dans la capitale par leur nombre, mais aussi, semble-t-il, du fait
qu'il y avait parmi eux au moins quelques individus riches et influents.
De fait, au
début de l'Empire, des Juifs sont présents et leur propagande s'exerce
jusque dans les milieux de l'aristocratie : Horace en est le témoin
amusé, et un peu agacé, à l'époque d'Auguste. Aquila, déjà nommé, était
un bourgeois fort aisé. Poppée, la concubine de Néron, était
judaïsante, selon le témoignage de l'historien juif Flavius Josèphe,
lui-même très lié avec Vespasien et Titus, et qui vécut à Rome, dans
leur entourage et sous leur protection, après la catastrophe
palestinienne de 70 ap. J.-C. Il est possible que les principales
victimes que fit, dans l'aristocratie romaine, la persécution de
Domitien aient été des prosélytes juifs, ou des sympathisants, plutôt
que des convertis au christianisme.
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Pour
la plupart des affranchis ou des esclaves
Il reste
néanmoins que, considéré d'ensemble, le judaïsme romain représente
surtout des couches sociales assez modestes. Un nouvel afflux de
prisonniers amenés de Palestine par Titus en 70, et dont beaucoup sans
doute furent ultérieurement affranchis, n'a pu qu'accentuer ce
caractère. Martial et Juvénal parlent avec mépris de ces Juifs «
dressés par leur mère à mendier » et « dont un panier et du foin
composent tout le mobilier », et des Juives qui, pour quelque menue
monnaie, disent la bonne aventure au coin des rues : de telles images
évoquent pour nous celle des tziganes ou des colporteurs nord-africains.
Sans doute, ce
que dit un satiriste ne doit pas toujours être pris pour argent
comptant. En fait, cependant, les quartiers juifs, Subure, Champ de
Mars, et surtout Transtévère, comptaient parmi les plus populeux de la
Rome antique. Et le témoignage des catacombes juives confirme pour
l'essentiel celui des poètes latins. Des milliers de tombes s'y
présentent comme de simples loculi, parfois dénués de toute
inscription. Lorsqu'ils comportent une épitaphe, c'est souvent un de
ces graffiti tracés d'une main maladroite sur le stuc ou sur un bout de
marbre réemployé. La syntaxe et l'orthographe en sont également
hésitantes. Tout cela suppose un public de petites gens, artisans ou
modestes boutiquiers pour la plupart. Il y a cependant quelques
exceptions : la présence de quelques beaux sarcophages, les fresques
qui décorent certaines chambres funéraires témoignent chez les usagers
d'une aisance assez considérable.
Des trois
principales catacombes juives de Rome, celle de Monteverde semble avoir
été en usage le plus anciennement - peut-être déjà avant le début de
l'ère chrétienne - et le resta au moins jusqu'à la fin du IIIe siècle.
Celles de la Via Appia et de la Via Nomentana datent peut-être du le,
siècle ap. J.-C. Encore que les proportions varient d'une catacombe à
l'autre, le grec l'emporte partout sur le latin, et de beaucoup, dans
les épitaphes : plus de 75 % des inscriptions juives de Rome sont
grecques. Même dans la catacombe de la Via Appia, la plus romanisée, le
latin ne représente encore que 36 %. Comme elle est peut-être la plus
récente, on serait tenté de conclure à une latinisation progressive, et
très lente, sous l'influence du milieu ambiant.
Quoi qu'il en
soit, le judaïsme, comme toutes les communautés religieuses venues de
l'Est, qu'il s'agisse des cultes à mystères païens ou de l'Église à ses
débuts, paraît être resté longtemps fidèle, même dans la capitale, pour
l'usage quotidien et liturgique la langue qu'il avait d'abord parlée
dans Diaspora orientale. L'hébreu n'est que très maigrement représenté
dans les catacombes et s'y réduit pour l'essentiel à quelques « schalom
» stéréotypés. Sans doute n'y a-t-il rien de plus à en tirer, touchant
les connaissances linguistiques des usagers, que des « requiescat in
pace » qui ornent parfois aujourd'hui les tombes catholiques.
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Le
judaïsme romain: « religio licite »
Mis à part
peut-être quelques rabbins, les Juifs de Rome étaient sans doute
incapables, comme dans le reste de la Diaspora, de parier, voire de
comprendre la langue biblique et même l'araméen. Le culte synagogal se
célébrait, selon toute apparence, dans la langue usuelle, en grec le
plus souvent.
C'était là, du
reste, une condition presque indispensable pour gagner ces prosélytes
dont il est fait plusieurs fois mention dans les épitaphes. Et nous
savons que la mission juive, entraînent des conversions, totales ou
partielles, dont il est impossible de préciser ou d'évaluer le chiffre,
est restée active jusqu'assez avant dans l'époque impériale.
Le judaïsme
romain était organisé en communautés autonomes, ayant chacune son lieu
de culte. Le terme de synagogue désigne à la fois les deux choses,
celui, plus rarement employé à Rome, de pfosoitchè s'applique
exclusivement à l'édifice cultuel. Onze de ces synagogues ont pu être
identifiées avec certitude d'après les inscriptions, mais elles n'ont
laissé aucun vestige d'ordre archéologique (sauf à proximité de Rome, à
Ostie).
Sans doute y en
avait-il d'autres encore, Nous sommes assez bien renseignés sur leur
organisation, qui paraît avoir été assez uniforme : les mêmes titres
reparaissent sur de nombreuses épitaphes. L'on a beaucoup discuté pour
savoir si une sorte de grand conseil, groupant les délégués des
diverses synagogues, se superposait, comme à Alexandrie par exemple, à
leurs organismes propres et représentait l'ensemble du judaïsme romain
auprès de l'autorité civile, qui, en tout état de cause, garantissait
aux Juifs, à Rome comme ailleurs, le statut de religio licita octroyé
par César et resté en vigueur jusqu'à la victoire de l'Église.
Aucune preuve
décisive n'a été fournie, dans un sens ou dans l'autre. L'hypothèse
d'une autonomie absolue des diverses communautés reste cependant la
plus vraisemblable. Le terme de gérousie, fréquent sur les épitaphes,
semble désigner le « conseil presbytéral » d'une synagogue
particulière, plutôt qu'une instance commune à tout le judaïsme romain.
L'archisynagogos souvent mentionné cumulait peut-être les fonctions
cultuelles et enseignantes d'un rabbin et les fonctions administratives
d'un président de communauté.
Sur les
caractères de la vie religieuse juive à Rome, nous en sommes réduits à
des hypothèses. Cependant, tout bien considéré, il apparaît que le
judaïsme romain des premiers siècles ne se différenciait pas
fondamentalement du judaïsme rabbinique de type pharisien qui a assuré,
après 70, la survie de la Synagogue.