Les récits édifiants, et inspirés, des premiers chapitres du livre de Daniel servent, eux aussi, bien sûr, la révélation sur le gouvernement de la Providence, les fins dernières de l'homme ou l'établissement définitif du règne de Dieu, mais ne se prétendent nullement des chapitres d'histoire. Pas plus qu'à la même époque Esther et Judith où (chap. 1, vers. 5) Nabukodonosor est dit « roi des Assyriens ». On peut cependant y trouver parfois le reflet d'événements historiques mal connus. Ainsi le Père Gilles Gaide montre-t-il, dans une récente étude, comment l'aventure du dernier roi de Babylone, disparu pendant des années de sa capitale, a pu fournir un bon prétexte au conteur attribuant à Nabukodonosor, encore, une maladie mentale qui tint pendant« sept âges» un souverain éloigné du trône.
En 612, le roi de Babylone, Nabopolassar (626-605), aidé par Cyaxare, roi des Mèdes, s'empare de Ninive, capitale de l'empire assyrien. Cependant le roi de Ninive, Sinsharishkun réussit à s'enfuir et se réfugie à Harânn, où a séjourné Abraham plus d'un millénaire auparavant. Cette ville est un centre important du culte lunaire, avec un temple célèbre, « Ehulhul », dédié au dieu-lune Sin. La prêtresse du temple est Adad Guppi, épouse du gouverneur de la ville.
Bientôt, en 610, la ville de Harânn, à son tour, tombe aux mains des Chaldéens; le temple de Sin est détruit.
C'est probablement à la suite de cette catastrophe que le gouverneur et sa femme vont s'installer à Babylone. Leur fils Nabonide fera parler de lui.
En 609, l'empire assyrien disparaît définitivement de l'Histoire. Les deux vainqueurs, Nabopolassar et Cyaxare, se partagent son territoire. A Nabopolassar, succède en 605 le grand roi Nabukodonosor qui régnera plus de quarante ans et portera à son apogée la puissance babylonienne.
Vainqueur du pharaon Nékao à Karkemish, il enlève ensuite Jérusalem.
En 656, c'est Labashi-Marduk qui se trouve sur le trône de Babylone, mais la gloire de son empire décline. Nabonide, fils de l'ancienne prêtresse de Sin à Harânn, est devenu l'homme d'un parti d'opposition. Le voici qui s'empare du pouvoir en 565.
L'attention de l'historien est tout de suite attirée par une longue interruption de son règne. Le fait est bien attesté par une série de documents récemment découverte : les stèles de Harânn, où sont gravées les « nouvelles inscriptions de Nabonide », et la « prière de Nabonide », inscription juive en langue araméenne, trouvée à Qumran.
Les quatre empires des visions de Daniel.
Les quatre visions des chapitres 2, 7 et 8 se recoupent et se complètent pour désigner, parfois explicitement (chap. 2, vers. 38; chap. 8, vers, 20), les empires successifs dans l'Orient antique, aux Vlle et Vie siècles av. J.-C.
1 - Empire néo-babylonien
Tête d'or de la statue composite du chapitre 2 et lion allé du chapitre 7; Jérémie (chap. 4, vers. 7; chap. 50, vers. 17) avait expressément usé de cette dernière image.
2 - Empire mède
Poitrine et bras d'argent de la statue au chapitre 2; seconde bête, l'ours, du chapitre 7; le moindre corne du bélier eu chapitre 8. En fait les Mèdes ne « dominèrent » les pays civilisés qu'aux côtés des Perses,
3 - Empire perse
Ventre et cuisses de bronze de la statue au chapitre 2; troisième bite, la panthère, au chapitre 7; la plus grande corne du bélier au chapitre 8.
4 - Empire d'Alexandre
Jambes de fer et pieds mi-fer mi-argile de la statue au chapitre 2; le quatrième bête du chapitre 7; enfin, eu chapitre 8, la corne entre les yeux du bouc, remplacée par « les quatre cornes » lors du partage de l'empire entre les généraux du grand conquérant.
En deux exemplaires, sur des stèles placées à l'entrée occidentale et à l'entrée orientale de la ville de Harânn, fut notamment retrouvée une inscription de Nabonide lui-même. Celui-ci commence par affirmer que Sin est venu du ciel en sa présence. C'est le dieu qui l'a appelé à la royauté alors qu'il n'était pas de souche royale mais un homme insignifiant, et qui lui commanda de reconstruire Ehulhul. Mais les Babyloniens ont été négligente envers Sin, ils ont été décimée par des rébellions, par la f lèvre, la faim, etc. C'est alors que le roi de Babylone dit s'être retiré à Témâ, sous l'égide de Sin. Les habitants de l'Arabie ont joui depuis ce moment d'une grande prospérité.
Après dix ans, le dieu apparut en songe à Nabonide pour lui donner l'ordre de rentrer à Babylone, ce qu'il a fait, et Il a reconstruit le temple de Harânn.
La prière du roi de Babylonie
Voici d'autre part le texte de l'inscription découverte dans la grotte IV de Qumran, tel qu'il a été restitué et traduit par J. T. Milik :
« Paroles de la prière faite par Nabonide, roi d'Assyrie et de Babylonie, roi grand, lorsqu'il fut frappé d'une inflammation maligne, par décret du Dieu Très-Haut, dans la ville de Témâ :
J'ai été frappé d'une inflammation maligne pour une période de sept ans et Je fus relégué loin des hommes. Mais quand j'eus confessé mes péchés et mes fautes, Dieu m'accorde un devin. C'était un Juif des exilés de Babylonie. Il donne son explication et ordonne par écrit de rendre honneur et grande gloire au nom du Dieu Très-Haut. Et Il écrivit ainsi : Alors que tu étais frappé d'une inflammation maligne, dans la ville de Témâ, par décret du Dieu Très-Haut, durent sept ans, tu priais les dieux faits d'argent et d'or, de bronze, de fer, de bois, de pierre, d'argile... »
Le nom du « devin » n'est pas indiqué, mals comme on a retrouvé avec ce document des fragments de trois autres écrite d'un cycle de Daniel, il est assez probable qu'il s'agit ici également de Daniel,
En somme l'histoire de Nabonide a connu bien des vicissitudes :le personnage lui-même y prêtait par son caractère complexe. D'une part il avait l'étoffe d'un grand conquérant, et d'autre part Il avait été profondément marqué par une hérédité maternelle chargée d'un sens religieux très vif, même un pou exalté.
Comprenant que politique et religion étaient étroitement liées chez les Sémites, Il résolut de s'appuyer sur cette double base. Mais il partagea ses faveurs entre les dieux de Babylone et Sin, le dieu d'Harânn, dont sa mère avait été prêtresse. Il alla jusqu'à entreprendre la restauration du temple d'Harânn, ce qui suscita un vif mécontentement des prêtres de Marduk à Babylone, et provoque même une rébellion dans la capitale; mais Nabonide rétablit l'ordre. Nous savons par ailleurs qu'à cette époque le golfe Persique s'ensablait. Il voulut donc assurer ses débouchés commerciaux par l'Arabie. C'est dans ce but qu'il établit sa résidence à Témâ, laissant à Babylone son fils Balthasar, comme régent.
Son absence dure dix ans
Les prêtres de la capitale s'exaspéraient, d'autant plus que cette absence les empêchait de célébrer la grande fête, la fête du Nouvel An (qu'on ne pouvait célébrer sans le roi), et les privait des revenus de cette célébration. Quand finalement Nabonide revint prendre en main le gouvernement de son empire, Cyrus commençait son ascension, Les prêtres méditaient leur vengeance. Comme Cyrus, à la faveur des fêtes de Marduk enfin rétablies, approchait de Babylone avec une forte armée, Ils lui ouvrirent les portes de la ville. Nabonide fut fait prisonnier, mais Cyrus lui fit grâce et l'exila en Carmanie. Balthasar fut tué. Nabonide devait être assassiné par Gobryas, gouverneur babylonien, passé à l'ennemi.
Dès lors, on comprend que la mémoire de Nabonide fut ternie par les chroniqueurs de Babylone, ses adversaires.
Les Juifs accentuèrent cette caricature. Ils haïssaient Nabonide à double titre : comme adorateur de Sin et comme chef du parti hostile à Awel Marduk (Évil Mérodak de la Bible) dont la mansuétude pour le roi de Juda Konias (Joakin)n'avait pas été oubliée par les déportés (20 ROIS, chap. 25, vers. 27-30). Selon la « Prière de Nabonide », le séjour à Témâ est interprété comme une exclusion de la société en raison d'une maladie de peau, châtiment divin dû à l'orgueil; et la fin de ce séjour est attribuée à une guérison accordée par « le Dieu Très-Haut », appellation de Yahvé dans le livre de Daniel. Cette guérison a été obtenue par le roi grâce à une prière accomplis sur le conseil d'un Juif, tandis que les idoles s'étaient montrées impuissantes à l'exaucer. Quant à la durée de la maladie, elle passe de dix ans à sept, chiffre affectionné par les Juifs, qui suggère un symbolisme mystérieux.
L'auteur du livre de Daniel transforme encore, en l'amplifiant, l'aventure de Nabonide : sous sa plume, la campagne militaire en Arable n'est plus une simple période de réclusion due à une maladie de peau; c'est une crise de folie, de la folie la plus ridicule, la plus humiliante. Le roi qui en est victime n'est plus Nabonide, personnage somme toute de second plan, mais Nabukodonosor, grand monarque, vainqueur, dominateur, persécuteur d'Israël. L'hymne à Sin, que nous ont conservée les stèles de Harânn, est remplacée par une hymne à Yahvé et par un acte de foi en sa toute-puissance (vers. 34). Enfin le lieu de l'aventure est ramené de Témâ à Babylone, de manière à présenter la perte de la faculté de penser et de parler, éprouvée par le roi orgueilleux et persécuteur, comme la réplique de la confusion des langues chez les orgueilleux constructeurs de la Tour de Babel-Babylone.
Gilles GAIDE o.s.b.
En ce temps-là, la Bible No 69