de Schalom Ben-Chorin
En cette année 1983, l'Etat d'Israël fête son 35 éme anniversaire. On peut considérer cet événement à la lumière de l'histoire. A la fin de la deuxième guerre mondiale commença une époque de décolonisation. De nombreux nouveaux Etats furent créés depuis le Congo jusqu'en Birmanie. Les puissances coloniales européennes devaient quitter les régions qu'elles avaient gérées jusque-là, et la population autochtone devint une population autonome.
Différence fondamentale
Ce fut le cas pour la Palestine, en partie sous mandat britannique. Cependant, il existait une différence fondamentale. Alors que les autres jeunes Etats pouvaient prétendre à une population indigène, il n'en était pas ainsi du jeune Etat d'Israël, formé par le partage de la Palestine. Les 600 000 à 650 000 habitants juifs représentaient la communauté juive appelée «Jischuw». Ce n'est qu'APRES la proclamation de l'Etat d'Israël par David Ben Gurion au musée de Tel Aviv, le 14 mai (5. Ijar) 1948, que l'immigration massive dans un Israël libre de la domination étrangère, mais entouré d'armées ennemies, pouvait commencer.
L'autre différence réside dans la situation historique. Aucun de ces Etats nouvellement formés ne pouvait être considéré comme le fruit de la prophétie plusieurs fois millénaires, ce qui est justement le cas pour Israël. La vision du prophète Ezéchiel (chap. 37) quant à la résurrection d'Israël, s'est accomplie devant nos yeux. C'étaient en effet des cadavres vivants qui arrivaient en foule en Israël, après avoir échappé aux camps d'extermination européens - Auschwitz, Maidanek, Treblinka et toutes les autres horreurs de l'holocauste - pour renaître à une nouvelle vie.
Résurrection visible
Si l'on songe qu'en 1942, la conférence de Wannsee avait résolu la «solution finale» de la question juive - parole de convention pour l'extermination des Juifs - et que six à sept ans plus tard la résurrection d'Israël devenait réalité historique, on ne peut ignorer la composante de l'histoire du salut dans cet événement.
Nous étions effectivement remplis d'une exaltation messianique en voyant que de cette catastrophe d'une part, et des combats pour le jeune Israël d'autre part, naquit le nouvel Etat dans le sens prophétique: «Au prix de ton sang.» J'ai vécu les premières heures et jours du nouvel Etat à Jérusalem où, après le 14 mai, les combats continuaient plus intensément encore. Je n'oublierai jamais le jour de la proclamation de l'Etat d'Israël. Dans un café plein à craquer de la vieille ville de Jérusalem, j'entendis le discours de Ben-Gurion à la radio.
Mais, pendant ce moment historique, nous avons dû aller nous mettre à l'abri parce que les coups de feu de la légion arabe des Jordaniens s'intensifiaient dans ce quartier de la ville. Cependant, notre poste avait organisé ce même soir une petite cérémonie dans le quartier où j'habitais. Un peu de vin dans des gamelles en fer-blanc nous permettait d'arroser cette heure inoubliable. Lorsque, dans un transport de joie, un de nos camarades tira deux fois en l'air, il se fit rappeler à l'ordre, car la munition était tellement rare que les salves de joie représentaient un luxe impardonnable.
De l'herbe à la place des épinards
Tout était devenu rare. La munition, l'eau, la nourriture. Nous avions découvert une herbe appelée Ghubese, et nous la mangions comme substitut délicieux des épinards. Dans la nuit du Seder, au moment de l'occupation, j'en faisais le mets symbolique de notre modeste table de fête, tradition que nous gardâmes encore bien des années.
A la fin des combats pour Jérusalem, la guerre ou, pour être plus précis, cet état entre guerre et paix qui démontre notre situation provisoire sans fin, était loin d'être terminé. On ne peut s'empêcher de penser à ce dicton anglais plutôt cynique: «Rien n'est plus durable que le provisoire.»
Ce caractère provisoire de l'Etat d'Israël est devenu sa caractéristique. Les frontières de l'Etat ne sont toujours pas fixées, elles sont controversées et débattues dans le cadre national et international. Mais la vie continue et crée des faits qui n'ont pas été discutés à la table verte. La croissance de l'Etat d'Israël obéit à un dynamisme intérieur, qui nous est caché à nous aussi.
Pendant sept ans Jacob, père du peuple hébreu et premier porteur du nom d'Israël, a servi pour avoir Rachel qu'il aimait. Nous, nous avons servi pendant sept fois sept ans, ou plutôt pendant cinquante ans, pour avoir l'Etat d'Israël, si l'on fait le calcul depuis le moment où, lors du premier congrès sioniste à Bâle en 1897, la «patrie nationalisée, légalisée et stable pour le peuple juif en Palestine» fut proclamée, jusqu'à la résolution de partage des nations unies en 1947.
En réalité nous avons attendu et espéré cette naissance historique de notre Etat pendant presque deux milles ans.
Désillusion ?
Un Jeune auteur hébreu du groupe des «Cananéens», Jonathan Ratosch écrivait, après le réveil de la première ivresse d'enthousiasme en 1948, une composition dans le Journal «Aleph», avec comme texte de base: «Le lendemain matin, voilà que c'était Léa» (Gen.
29, 25). Il nous comparait à Jacob qui, après la nuit de noce dû reconnaître, déçu, que ce n'était pas Rachel, celle qu'il avait tant désirée, mais Léa, l'indésirée, qu'il avait embrassée.
Pour beaucoup d'entre nous ce n'était pas mieux. Nous nous trouvions devant le problème d'un idéal accompli, le problème du rêve et de la réalité, de l'idée et du fait.
L'Etat d'Israël n'était certainement pas ce que nous nous étions imaginé.
Théodor Herzl, le père du sionisme politique, avait dit qu'il fallait non seulement créer une nouvelle société, mais une meilleure.
Était-elle meilleure, cette nouvelle société?
C'est difficile à dire. Il est certain qu'à l'époque du commencement, beaucoup de forces positives nées de la nécessité, purent surmonter les crises du début. Mais bientôt surgirent des ombres, et nous nous sommes rappelés la parole plutôt sceptique de l'historien suisse Jacob Burkhardt: «Le pouvoir rend méchant.» On pouvait entendre des voix antisionistes au sein du judaïsme, qui furent d'avis que le peuple juif était dispensé pour tous les temps de la politique, afin de ne pas tomber dans le piège du pouvoir des nations. Mais nous, nous avions reconnu que seul un Etat nous appartenant en propre, pouvait mettre fin à la tragédie juive de la Galuth (l'exil). Le prix à payer était et reste indiscutablement l'auto-défense, qu'il ne nous est pas toujours possible de maintenir dans les limites désirées.
Dans ce domaine aussi, un dynamisme personnel se développe, qui échappe au contrôle planifié.
Immédiatement après la création de l'Etat, c'est aussi le visage de la population qui commença à changer. Les nombreux Juifs orientaux vivant sous la domination islamique, étaient déstabilisés et affluaient vers le jeune Etat d'Israël qui, de ce fait, vécut forcément une réorientalisation qui, il y a quelques décennies, avait été vivement souhaitée par des rêveurs romantiques de l'Ouest.
C'est ainsi que naissait un problème ethnique en Israël, qui n'a pas encore trouvé de solution. Le fossé entre les Juifs orientaux et les Juifs ashkénazes ne s'est pas encore fermé. Ce sera la tâche de la génération future.
Reconnaissance
Il y a 35 ans, le jeune Etat du vieux peuple est né. Il n'a pas pu jouir de beaucoup de paix. Cependant, nous pouvons jeter un regard en arrière sans amertume. Nous constatons que l'Etat a grandi, aussi bien du côté de la population que du côté territorial. Il est devenu une réalité qu'on ne peut plus ignorer.
Mais l'urgente question que le vieux Martin Buber avait posée reste ouverte: «Comment serons-nous, nous qui sommes?» Nous nous donnons le nom d'Israël, nous sommes Israël, mais nous devons d'abord le devenir - dans le vrai sens de ce nom magnifique, qui caractérise la vocation et contient l'engagement de combattre pour Dieu, la justice et la paix.
Nouvelles d'Israël 08 / 1983