Le livre Les ténèbres de
l'Angleterre fut écrit pendant les heures de
profonde angoisse, près du lit d'agonie de
la « Mère de l'Armée du
Salut », agonie qui dura deux longues
années. Combien de fois le
Général, dans sa détresse,
abandonna son manuscrit ; puis la sympathie
pour les miséreux le poussait à
reprendre son travail, il se remettait
courageusement à l'oeuvre. Il venait lire
les pages toutes fraîches jaillies de son
coeur et de son cerveau à sa femme qui,
entre deux crises, discutait avec lui son
gigantesque projet. Ce livre fut donc conçu
et enfanté dans la douleur.
Mme Booth avait toujours
été frêle et souffrante ;
mais, en 1887, son état s'aggrava. Sa
mère était morte d'un cancer, le
même mal ne l'attaquait-il pas ? Elle
résolut d'en avoir le coeur net. En
février 1888, elle consulta un des plus
célèbres médecins de Londres,
sir James Paget. Le docteur ne lui cacha point la
gravité de son état : un cancer
la rongeait ; en dix-huit mois, deux ans au
plus, il aurait achevé son oeuvre de
destruction. Elle accueillit cette sentence de
mort, cette prophétie de longues tortures
très calmement. Mais, une fois dans la
voiture qui devait la ramener au logis, elle
souffrit une véritable agonie spirituelle.
La pensée de l'oeuvre qu'il fallait
abandonner, de ses enfants et de son mari qu'il lui
faudrait quitter, l'angoissa ; cette voiture
qui roulait à travers les rues
affairées de Londres devint son solitaire
Gethsémané. Elle répandit ses
larmes et ses prières, la mortelle tristesse
de son âme devant Dieu. Le
Général a gardé dans son
journal le souvenir de cette
journée :
Après avoir
écouté le verdict du médecin,
elle revint seule à la maison. On imagine
plus facilement ce voyage qu'on ne saurait le
décrire. Elle m'a conté comment,
contemplant à travers les fenêtres du
fiacre les scènes de la rue, il lui semblait
que la même sentence de mort pesait sur
toutes choses. À genoux, dans la voiture,
elle lutta par la prière ; la
conscience de notre chagrin la
submergeait.
Je n'oublierai jamais,
dans ce
monde, ni dans l'autre, notre rencontre. Je
guettais impatiemment l'arrivée de la
voiture ; je courus à sa rencontre et
je l'aidai à monter les escaliers. Elle
essaya de me sourire à travers ses larmes
et, m'entraînant dans notre chambre,
lentement, graduellement, elle me dévoila le
diagnostic du médecin. Je m'assis
silencieux, consterné. Elle se leva et vint
s'agenouiller à mon
côté.
Elle
chuchota :
- Savez-vous quelle fut
ma
première pensée ? Je ne serai
pas là pour vous soigner à votre
dernière heure.
J'étais stupéfait.
Il me semblait que l'univers entier arrêtait
sa ronde. Elle me parla en héroïne,
comme un ange. En face de moi, accroché
à la muraille un tableau représentant
le Christ en croix mettait sa note douloureuse dans
la chambre. Il accrocha mes regards, et je pense
n'avoir jamais compris les souffrances du
Maître comme à ce moment-là.
Elle me parla comme jamais auparavant. Je ne
pouvais rien répondre. Tout ce que je pus
faire, ce fut de m'agenouiller avec elle et de
prier.
J'étais attendu en
Hollande pour y tenir de grandes réunions.
Mes dispositions étaient prises, je devais
partir ce soir même. Elle ne voulut pas que
je me récuse pour rester avec
elle.
Pendant quelque temps, malgré les
souffrances qui la minaient, Mme Booth prit encore
une part active aux réunions. Mais le 21
juin 1888, à City Temple, à Londres,
où elle conférençait, son
discours achevé, elle dut rester dans la
chaire près d'une heure, absolument
incapable de bouger. Ce fut sa dernière
apparition en public. Par la suite, elle devra se
résigner à faire partie de la
réserve, ou plutôt des soldats
mortellement blessés qui, de leur lit
d'hôpital, continuent à
s'intéresser aux péripéties de
la guerre, et se donnent l'illusion de batailler
encore en écrivant des lettres
d'encouragement à leurs anciens camarades de
combat. Avant la semaine de renoncement, en 1888,
elle écrira aux officiers et soldats de
l'Armée du Salut :
Retenue loin du front de combat,
je
suis pourtant de coeur et de pensée avec
vous. Ma plus grande souffrance vient de ma
conscience toujours plus nette des circonstances
favorables de l'heure présente, et du
surmenage de beaucoup de mes camarades pour faire
face aux taches qui s'imposent à eux, tandis
que je suis privée du privilège de
les aider, comme je le faisais
jadis.
En 1889, après de vains essais de
différents traitements, dont un par
l'électricité, des plus douloureux,
Mme Booth désira jouir de l'air marin. On la
transporta à Clacton-on-Sea. La
fenêtre ouverte aux brises du large, par la
vaste rumeur des vagues et le chant des oiseaux,
elle s'avança lentement aux portes de la
douloureuse qui la conduisit Cité
céleste.
Qui dira l'agonie mentale endurée
par le Général contemplant,
impuissant à les soulager, les souffrances
de sa bien-aimée ? Quelques notes de
son agenda nous aident à comprendre les
sentiments du mari chrétien en face des
progrès du mal destructeur :
Une grande partie de la poitrine
n'offre plus qu'une plaie. Carr a
détaché ce morceau ; les deux
lèvres de la blessure faite par l'acier du
chirurgien restent écartées,
découvrant une masse
cancéreuse.
Elle crie sans cesse
sous les
coups de cette douleur lancinante qui traverse sa
poitrine mutilée comme autant de
décharges
électriques :
- Oh ! ces
scorpions
brûlants, ces scorpions
brûlants !
Les services de deux
infirmières sont indispensables, car elle
est si faible, et sa poitrine demande des soins
continuels, un renouvellement
répété des pansements pour
apaiser le feu qui la consume nuit et jour.
Ma chérie a souffert une
véritable agonie toute cette nuit. Lorsque
je vins dans sa chambre, à deux heures du
matin, elle n'avait pas encore fermé l'oeil.
Sa poitrine est dans un terrible état. Les
infirmières s'efforçaient
d'arrêter une nouvelle hémorragie.
Tout, autour d'elle, était trempé de
sang.
Que de fois, au milieu de la
nuit,
la famille se rassembla à la hâte
autour de ce lit de souffrance, pour recueillir les
dernières paroles et l'ultime baiser d'une
mère et d'une épouse. Mais la mort,
impitoyable, s'éloignait à nouveau,
prolongeant encore le martyre de la malade et celui
de son compagnon.
Le Général, retiré
dans son bureau, clamait sa douleur, il priait et
suppliait Dieu d'intervenir. La terrible
énigme de la souffrance des enfants de Dieu
dressait devant ses yeux, rougis de larmes, son
ironique point d'interrogation. Pourquoi ?
Pourquoi un Dieu de bonté et tout-puissant
refusait-il d'agir en faveur de son enfant ?
Pourquoi le Dieu qui nous ordonna, par la bouche de
son fils Jésus et des apôtres :
« Priez sans cesse, demandez et vous
recevez ; tout ce que vous demanderez en mon
nom à mon Père vous sera
accordé », restait-il sourd aux
invocations de son serviteur ? Il continuait
à implorer le Dieu de miséricorde, et
toujours pas de réponse. Sa foi ne
l'abandonna point, même lorsque la nuit de
l'angoisse et de l'ignorance épaississait
autour de lui son linceul de
ténèbres.
- Je ne comprends pas, je ne comprends
pas, gémissait-il.
Dans une de ces circonstances, il
confiait à son journal :
Se tenir aux côtés de
ses bien-aimés et contempler la marée
descendante de la vie qui se retire, sans pouvoir
rien tenter pour en refouler les flots ou
arrêter l'angoisse des patients, cela
constitue un chagrin que les mots ne
décrivent qu'imparfaitement. Il sembla tout
à coup que sa gorge était
obstruée ; nous craignîmes la
suffocation. Quelques pénibles soubresauts,
puis un grand calme, nous pensions que tout
était fini.
Plus tard, il écrira encore cet
aveu de son tourment :
J'ai soixante ans et, pour la
première fois dans ma longue vie, autant que
je puisse m'en souvenir, je supporte une
épreuve sans pouvoir me réfugier en
Dieu et m'abandonner à sa
miséricorde.
Je suis exténué. La
plus grande partie de la nuit, j'ai dû lutter
contre l'ennemi de notre race ; de profondes
ténèbres et une mortelle tristesse
enveloppaient mon âme.
L'âme et le corps fatigués
de ces luttes et de ces chagrins, il devait
néanmoins porter le fardeau de la direction
de l'Armée du Salut avec ses
anxiétés et ses prudentes
prévisions. Il y ajoutait, comme nous
l'avons déjà vu, le labeur de la
composition d'un livre appelé à un
grand retentissement, un ouvrage saintement
révolutionnaire : Dans les
ténèbres de
l'Angleterre.
Le 1er octobre 1890, une forte
hémorragie acheva l'oeuvre de destruction.
Un télégramme rappela le
Général près du lit d'agonie.
Elle souffrit encore trois jours et trois nuits. Le
samedi 4 octobre 1890, après une nuit de
pluie torrentielle, aux ténèbres
épaisses, déchirées seulement
par le zig-zag violacé des éclairs,
Mme Booth s'endormit dans les bras du Seigneur. La
mort se montrait enfin miséricordieuse, elle
mettait fin à un long martyre. Au chant des
alouettes et au faible murmure des vagues froissant
leurs robes soyeuses sur le sable de la
grève, son âme prit son essor vers le
pays du repos.
Le cercueil fut exposé d'abord
dans la salle du Congrès à Clapton.
Quatorze mille personnes défilèrent
devant les restes de la « Mère de
l'Armée », tandis que les cadets
chantaient les cantiques favoris de la vaillante
combattante promue à la Gloire. La
bière fut transportée ensuite
à Londres, dans la salle de l'Olympia,
où trente mille personnes assistèrent
aux services funèbres qui se
répétèrent toute la
journée. Le lendemain, trois mille officiers
accompagnaient le Général pour
conduire les restes mortels de sa femme au
cimetière d'Abney Park. Maîtrisant son
émotion, le Général adressa
aux assistants un appel à une plus
entière consécration. Il termina son
allocution par ces mots :
- Que me reste-t-il à
faire ? Compter les semaines, les jours, les
heures qui me séparent du moment de notre
réunion, où je pourrai jouir à
nouveau de sa douce société ?
Non, car je ne sais ce que demain me réserve
et ce que m'apportera l'heure prochaine. Ma
tâche m'est clairement indiquée :
accomplir mon devoir pendant les heures, les jours,
les semaines qui me seront accordés, et
consoler mon pauvre coeur solitaire par la
pensée que, après avoir servi mon
Christ et mes contemporains jusqu'à la
dernière goutte de mon sang, selon la
volonté de Dieu, comme je m'y engage
solennellement cette après-midi, elle
m'accueillera au ciel.
Ayant dit, il s'agenouilla et embrassa
le cercueil que ses officiers descendirent dans la
tombe.
D'autres épreuves le
frappèrent les années suivantes,
blessant tout à la fois le père et le
chef de l'Armée du Salut. Trois de ses
enfants, après des débuts
bénis dans l'Armée, et plus riches
encore de promesses, quittèrent
l'organisation créée par leur
père. Dans cette occasion, le
Général, au prix de souffrances
indicibles, montra à tous que la discipline
ne connaissait nul privilégié.
L'obéissance qu'il réclamait de ses
officiers, il l'exigeait aussi complète de
ses enfants. Ses enfants ne se soumirent
point : il se sépara d'eux....
L'Armée perdit ainsi des chefs de
grande valeur : Ballington Booth et sa
femme ; un peu plus tard, Herbert Booth,
à son tour, quittait l'Armée, et,
perte plus sensible encore au vieux
prophète, sa fille aînée, la
Maréchale, avec ses dix enfants, pour suivre
son mari, abandonna les rangs de cette Armée
où elle avait glorieusement combattu et
joyeusement souffert la persécution.
N'insistons pas sur ce côté tristement
douloureux de la vie du Général.
À son chagrin, il dut trouver une
consolation dans la pensée que ses enfants
n'avaient pas complètement
déserté la guerre sainte en quittant
les rangs de l'Armée. Ils continuaient
à servir Dieu et les hommes selon leurs
lumières et les directions de leur
conscience.
D'autres deuils frappèrent
à ce moment-là le
Général. Le 29 octobre 1903, sa fille
Emma, « la Consule »,
était tuée dans un accident de chemin
de fer. À la fin de l'année, il
écrira dans son agenda :
Cet événement est et
restera, jusqu'à la fin de ma
carrière, une mystérieuse
dispensation. Ce que Dieu accomplira pour moi dans
l'avenir, et comment il fera concourir cette
épreuve à mon bien, ne
m'apparaît pas encore. Mais il peut s'en
servir pour sa gloire et pour le salut des
âmes.
Puis, à nouveau, la mort cueillit
un membre de la famille pour le transplanter dans
un autre monde. En 1908, son gendre, le Commissaire
Hellberg, marié à la plus jeune des
filles du Général, après avoir
servi avec succès l'Armée du Salut
dans les Indes, à Londres, en France, en
Suisse, mourut de la phtisie, à Berlin,
pendant qu'il regagnait seul son pays natal, la
Suède.
Ainsi trempé dans la fournaise de
l'épreuve, et sous le martèlement du
deuil, l'âme du Général
achevait de se modeler. Il apprenait à dire
avec le poète chrétien, :
- Oh ! pour me rendre
- Fidèle et tendre,
- Mon Père, ne m'épargne pas !
- Que sous ta flamme,
- Un or sans blâme
- Se démêle d'un vil amas.
- Sons ton ciseau, divin sculpteur de l'âme,
- Que mon bonheur vole en éclats.
- Tu peux reprendre,
- O Père tendre,
- Les biens dont tu m'as couronné. Ce qu'en offrandes
- Tu redemandes,
- je sais pourquoi tu l'as donné :
- Et le secret de tes oeuvres si grandes
- S'explique à mon esprit borné
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