La mort de Samuel Booth obligea sa femme à quitter la maison de
Sneinton pour venir ouvrir, dans le quartier le plus pauvre de
Nottingham, une humble boutique de mercerie et de jouets. La clientèle
se comptait facilement sur le bout des doigts, et les bénéfices
étaient infimes.
Chaque matin, William quittait la modeste demeure
maternelle ; roulé dans le flot des travailleurs, il descendait
la rue faubourienne pour se rendre au bureau de son patron. Sur sa
route, il croisait des hommes et des femmes au visage sombre, il
lisait, dans les rides de leur front et le pli de leur bouche, le
souci du pain quotidien et l'angoisse des lendemains à la merci du
moindre chômage. La révolte grondait en son âme au spectacle des
enfants en haillons, livrant leur maigre chair aux morsures du
froid : des yeux fiévreux, trop grands et trop brillants,
mangeaient leurs figures émaciées, et leurs membres tremblaient comme
ceux des vieillards ; ces enfants n'avaient jamais connu la joie
d'un bon repas et le calme d'un estomac rassasié. Plus tard, il se
souviendra de cette vision ; elle lui inspirera certaines pages
de son livre, Dans les ténèbres de l'Angleterre, peut-être
celle-ci :
L'impur et fétide souffle de nos taudis est aussi
empoisonné et infectieux que celui des marais africains aux miasmes
pestilentiels. La fièvre y sévit à l'état endémique, comme sous
l'Équateur. Chaque année, des milliers d'enfants sont tués par ce
que nous appelons les défectuosités de notre système sanitaire. En
vérité, ils meurent de faim ou empoisonnés, et, peut-être, cela
vaut-il mieux pour eux ; ils sont ainsi préservés d'un long
avenir de misères.
... La misère oblige les pauvres à
sous-alimenter leurs enfants. Y a-t-il un tableau plus grotesque
dans l'histoire de la civilisation que celui de l'obligation
scolaire qui groupe, sous l'oeil de l'instituteur impuissant, des
enfants affaiblis par la faim, qui n'ont point déjeuné le matin, et
ne sont pas certains de trouver un vieux et dur croûton à midi pour
tromper leur faim, lorsqu'ils auront reçu leur part légale
d'instruction ?
Qui s'étonnera de la sympathie de cet adolescent pour le
parti politique qui semblait se préoccuper de la situation des
pauvres ?
Cependant William Booth ne fut jamais un révolutionnaire
dans le sens ordinaire du mot, partisan de la violence et du
chambardement pour transformer le monde. Comme le déclara son fils, le
Général Bramwell Booth, avec une pointe d'humour : « Mon
père n'a jamais pensé que vous puissiez purifier un homme en lavant sa
chemise. »
Trois choses, à cette époque, se disputaient son
esprit : les affaires, la politique et la religion. Il
s'appliquait à sa tâche quotidienne et courtisait la fortune, non pour
lui, mais pour sa mère et ses soeurs. Il rêvait de réformes politiques
et s'attardait parfois à écouter les discours enflammés des
« chartistes ». Les réunions de Sturge, de Feargus O'Connor,
de Cobden et de Bright, virent, aux premiers rangs des auditeurs, ce
grand jeune homme au visage pâle, où flambaient, avivés au souffle de
l'enthousiasme, deux yeux ardents d'amour pour les pauvres, et leur
offrant la chaleur de sa sympathie, comme deux braseros allumés, par
les soirs de gel, dans les grandes cités, pour l'armée des miséreux.
Mais sa pauvreté spirituelle l'inquiétait plus encore que
le problème de l'indigence. L'Église anglicane, avec son rituel et ses
magnifiques cérémonies, n'apportait nul apaisement à l'âme de William.
Nulle vie ne semblait palpiter sous les voûtes de l'église paroissiale
qui faisaient songer à un vaste tombeau, où la religion momifiée
reposait, entourée des bandelettes du formalisme.
Le jeune Booth déserta de bonne heure cette Église
mourante, pour adopter l'Église wesleyenne.
En 1729, deux frères, étudiants à Oxford, s'étaient mis à
lire et méditer le Nouveau Testament grec ; quelques camarades se
joignirent à eux. Bientôt le petit cercle se persuada que le Christ
ordonne à ses disciples de visiter les malades et les prisonniers, et
de porter aux foules le message du salut. Après un court séjour en
Amérique, comme chapelains d'une colonie en Géorgie, les deux frères
rentrèrent à Londres. En Amérique, ils avaient rencontré des Moraves à
la chaude piété, unissant harmonieusement le mysticisme et la religion
pratique. De retour à Londres, ils n'hésitèrent pas à se lier avec le
pasteur morave Bohler. Ils trouvèrent, en sa société, un
renouvellement de tout leur être et de toute leur vie. L'aîné des
frères, John Wesley, organisa des réunions d'appel, prêchant dans les
Églises, lorsqu'on le lui permettait ; dans les cimetières et sur
les places publiques, quand les Églises se fermaient à son verbe trop
ardent. Il groupa, certains jours, vingt mille auditeurs venus, le
plus souvent, des classes laborieuses. Wesley ne désirait nullement
créer une secte religieuse, une Église séparée de l'Eglise officielle.
Il rêvait seulement d'infuser une vitalité nouvelle au vieil organisme
ecclésiastique. Il n'avait point songé à l'impossibilité, déjà
signalée par Jésus, d'enfermer le vin nouveau dans de vieilles outres.
Ses pasteurs et ses missionnaires, avec leurs virulentes dénonciations
du péché, leurs appels à la conversion et à la sanctification,
troublaient le calme des Églises ; leur langage ne respectait pas
les séculaires conventions, ces agités arrachaient riches et pauvres à
leur béate somnolence. Les évêques anglicans refusèrent l'ordination à
ces prédicateurs qui prenaient trop au sérieux les déclarations
évangéliques, et Wesley dut constituer ses convertis en Église
dissidente.
À ce foyer spirituel, William Booth se réfugia. Un
prédicateur de cette Église surtout impressionna profondément le jeune
homme. Bien des années plus tard, il. déclarera :
Je n'oublierai jamais les paroles de M. Isaac Marsden,
quand je l'entendis pour la première fois. J'avais quatorze ans, et
je me promenais un soir, avec deux amis, dans les rues de
Nottingham. M. Marsden, à cette époque, tenait, à la chapelle
wesleyenne, une série de réunions. Quiconque croyait aux grandes
vérités bibliques ne pouvait l'entendre sans être profondément
impressionné et stimulé.
Nous entrâmes à la chapelle, il était tard et le
crépuscule emplissait l'édifice de ses ombres. À peine si on pouvait
discerner le prédicateur. Juste au moment de notre entrée, il
affirmait : « Une âme meurt à chaque minute... » Nul
doute que sans mes deux amis, qui m'entraînèrent dehors, je serais
resté ce soir-là à la réunion et j'aurais donné mon coeur à Dieu.
L'inquiétude religieuse, le divin tourment des âmes
mécontentes de leurs imperfections, s'étaient emparés de William
Booth : « Je désirais me mettre en règle avec Dieu ; je
désirais me mettre en règle avec moi-même, dit-il, je désirais
consacrer ma vie à réconcilier les hommes avec leur Père
Céleste. » Besoins vagues, aspirations nébuleuses encore, mais
préparations à la grande transformation qui fera du jeune William une
créature nouvelle, la puissante personnalité qui marqua le monde d'une
empreinte indélébile.
William Booth, à la double école des Wesleyens et de
l'Esprit-Saint, prenait une conscience plus nette de la réalité du
péché, de son propre péché et de ses conséquences tragiques, dès
ici-bas, sur cette terre et dans le mystérieux au-delà qui nous
guette, de l'autre côté de la tombe. Il constatait aussi l'impotence
humaine pour se débarrasser de ce lourd et mortel joug du mal, il
sentait chaque jour davantage le besoin d'un secours tout puissant.
L'heure de l'importante décision allait sonner :
Je ne sentais en moi nulle disposition à résister à
cette croyance instinctive que, s'il existait un Dieu, je devais
obéir à ses lois et servir ses intérêts. Je sentais qu'il valait
mieux vivre une vie probe et intègre qu'une existence tortueuse et
mauvaise ; me soucier plus des besoins des autres que des
miens ; la condition du peuple autour de moi, ces gens avec qui
j'étais familier depuis longtemps, et qui se tordaient, semblait-il,
dans les suprêmes spasmes de l'agonie, en ce temps-là, me touchaient
profondément.
Malgré ces bonnes dispositions et ces désirs de vie utile
au service de Dieu et des hommes, William n'était pas heureux, il ne
connaissait point cette sérénité intérieure, marque de l'expérience
chrétienne. Un obstacle empêchait l'entrée du Christ en sa vie. Il
déclarera plus tard :
La lumière intérieure me révéla que non seulement je
devais renoncer à tout péché, mais encore qu'il me fallait, dans la
mesure du possible, réparer les torts faits à autrui avant de goûter
la paix de Dieu.
Sa conscience lui reprochait une tromperie dont il
portait le témoignage sur lui. Dans un de ces échanges entre jeunes
garçons, il avait su tirer quelque profit de ses camarades tout en
leur laissant l'impression de son parfait désintéressement. Pour lui
exprimer leur reconnaissance, ses amis lui avaient offert un
porte-crayon en argent. Ce porte-crayon, symbole de sa ruse
triomphante, le brûlait comme un charbon ardent.
Leur restituer leur cadeau était relativement
facile, écrira-t-il dans sa vieillesse, mais avouer mes artifices
dont ils avaient été dupes constituait une humiliation à laquelle je
ne pouvais me résoudre. Je me souviens, comme si c'était hier que le
fait se soit passé, du lieu et de l'heure où je pris la résolution
d'en finir avec ce remords, un soir, dans un coin d'une salle, au
sous-sol de la chapelle. Je me levai alors et je m'élançai dehors à
la recherche du jeune camarade à qui j'avais causé le plus de tort,
je lui avouai ma culpabilité et je lui rendis le porte-crayon, cause
de mes tourments. À l'instant même mon coeur fut soulagé du lourd
fardeau qui l'écrasait, la paix pénétra en mon âme et je me
consacrai dès cette heure au service de Dieu et de mes concitoyens.
Depuis cette nuit, car il était presque onze
heures du soir quand cette heureuse transformation s'accomplit, le
but de ma vie a été non seulement de travailler à ma sanctification
mais de pratiquer l'amour actif, l'action bonne au service de Dieu
et des hommes. J'ai toujours senti depuis que la véritable religion
consiste, non seulement dans la sainteté personnelle, mais dans la
collaboration, avec mon Seigneur crucifié, à son oeuvre du salut des
hommes et des femmes, les enrôlant comme soldats dans les milices et
les gardant fidèles jusqu'à la mort, pour leur ouvrir le ciel.
Notre siècle où triomphent la ruse et l'arrivisme, où,
selon un représentant de la jeune génération, « toute flamme, qui
attisait nos jeunes passions, nous élevait au-dessus de nous-mêmes et
nous jetait dans l'ardeur de quelque noble cause, a été méthodiquement
éteinte.... Gagner de l'argent, jouir et sourire de tout : voilà
notre héritage », ce siècle, où « la mystique du succès a
remplacé la mystique spirituelle », ne peut comprendre une
conscience aussi scrupuleuse. Il trouvera peut-être que William Booth
fit beaucoup de bruit pour presque rien. Mais l'incompréhension de nos
contemporains les juge et explique la stérilité de leurs efforts. Il
faut réveiller les consciences, si nous voulons que notre génération
entreprenne et accomplisse de grandes choses.
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