Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VI

CONCLUSION

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Me voici parvenu au terme de la tache que je étais imposée, tâche consistant à faire revivre pour mes lecteurs — à l'aide de nombreux documents empruntés, soit aux historiens, soit aux acteurs, bourreaux ou victimes, d'une odieuse persécution religieuse l'histoire de la croisade à l'intérieur commencée contre les huguenots de France par Louis XIV et poursuivie par ses successeurs presque jusqu'à la dernière heure de la monarchie de droit divin.
La conclusion à tirer de cette triste histoire se dégage d'elle-même c'est que, la force étant impuissante contre l'idée, les plus abominables violences ne peuvent avoir raison d'une foi philosophique ou religieuse.
Dès 1688, du reste, il était devenu manifeste que l'on s'était trop hâté de frapper de menteuses médailles en l'honneur de l'extinction de l'hérésie et que le prétendu retour de la France à l'unité religieuse n'était qu'une vaine apparence.

Un courageux patriote, le maréchal de Vauban ne craignit pas, à ce moment, de remettre à Louvois un mémoire, concluant à ce qu'on revint sur tout ce qu'on avait fait. Après avoir rappelé la désertion de cent mille Français; la ruine de notre commerce, les flottes et les armées ennemies, grossies de neuf mille de nos matelots, de Six cents de nos officiers et de douze mille de nos soldats. Il montrait qu’il était impossible de poursuivre l’oeuvre imprudemment entreprise, sans recourir à l’un de ces partis extrêmes ; ou exterminer les prétendus nouveaux convertis, ou les bannir comme des relaps, ou les renfermer comme des furieux. Et il demandait hardiment le rétablissement des temples, le rappel des ministres, la liberté, pour tous ceux qui n'avaient abjuré que par contrainte, de suivre celle des deux religions qu'ils voudraient, une amnistie générale pour tous les fugitifs, pour ceux-mêmes qui portaient les armes contre la France, la délivrance des galères et la réhabilitation de tous ceux que la cause de religion y avait fait condamner.
Il faisait en outre observer , que les sectes se sont toujours propagées par les persécutions, et qu'après la Saint-Barthélemy, un nouveau dénombrement des huguenots prouva que leur nombre s'était accru de cent dix mille. »

Après un siècle de persécutions, le ministre de Breteuil, dans son rapport à, Louis XIV, constate que le nombre des huguenots est aussi grand en 1787, qu'il l'était en 1685 au moment de la révocation, qu'ils ont remplacé « tout ce qui a péri pendant les temps de persécution tout ce qui s'est réellement converti à notre foi et tout ce que les émigrations en ont enlevé au royaume ».

Bien plus, ainsi que l'établit Chavannes, dans son Essai sur les abjurations, la persécution qui avait pour but d'augmenter le nombre des croyants au catholicisme, a au contraire augmenté le nombre des indifférents en matière religieuse; ce ne sont pas seulement les protestants qu'on avait forcés d'abjurer, ce sont aussi les anciens catholiques, qui ne sont plus aujourd'hui catholiques que de nom.
« Quelle est, en effet, aujourd'hui, dit-il, l'attitude qu'ont prise, et que maintiennent de génération en génération à l'égard de la religion, un si grand nombre de chefs de famille, sinon précisément celle que le fait d'une abjuration forcée imposait aux malheureux qui cédaient à l'oppression? Qu'on prenne à ce point de vue les classes lettrées ou les classes ouvrières, qu'on pénètre même au sein des populations des campagnes, on trouvera trop généralement les pères ne croyant guère au catholicisme, le pratiquant le moins possible pour ce qui les concerne, y laissant participer leurs femmes, y faisant participer leurs enfants, dans la mesure voulue.
—Au fond, une profonde indifférence, un vrai néant religieux, au dehors une honteuse dissimulation, une lâche hypocrisie calculée en vue d’intérêts tout matériels ou convenances toutes humaines , voilà ce qu'on ne peut méconnaître chez
le grand nombre de ceux qui portent en France le nom de catholiques.
Les anciennes familles de réformés de France, ou bien sont devenues purement et simplement catholiques, à la manière de la majorité de leurs concitoyens, ou bien sont revenues à la foi protestante, après un temps d'adhésion extérieure au romanisme, sans que rien ait marqué, dans leur retour à la profession de leurs pères, un acte sérieux rappelant la voix sainte de la conscience. »
Bayle avait prévu ce résultat lorsqu'il disait :
« Nous avons présentement à craindre le contraire de nos faux convertis, savoir un germe d'incrédulité qui sapera peu à peu nos fondements et qui, à la longue, inspirera du mépris à nos peuples pour les dévotions qui ont le plus de vogue parmi nous. »
Cette démonstration, par les faits, de l'impuissance de la force contre une foi religieuse, était suffisamment établie déjà quand le maréchal de Vauban demandait à Louis XIV de s'arrêter et de revenir sur ses pas, mais on ne revient pas de si loin ainsi que le faisait observer madame de Maintenon.
Au contraire, en présence des obstacles insurmontables qu'il rencontrait sur sa route, Louis XIV ne fit que redoubler de violence et d'ardeur passionnée pour poursuivre son impossible entreprise: Quelques années plus tard, ainsi que le rappelle Saint-Simon, quand ses nombreux ennemis voulurent exiger le retour des, huguenots en France, comme l'une des conditions sans lesquelles ils ne voulaient point mettre de bornes à leurs enquêtes et à leurs prétentions pour finir une guerre qu'il n'avait plus aucun moyen de soutenir, il repoussa cette condition avec indignation, quoi qu'il pût arriver, alors qu'il se trouvait épuisé de blés, d'argent, de ressources et presque de troupes, que ses frontières étaient conquises et ouvertes et qu'il était à la veille des plus calamiteuses extrémités.

On voit qu'il est impossible de pousser plus loin l'aveugle obstination que peut donner à un fanatique l'exercice du pouvoir absolu, mais Louis XIV était de la race de ces Xercès qui finissent par se croire dieux, et en arrivent à faire battre la mer des
verges quand elle ne se prête pas à l’exécution de leurs volontés.
« Les rois, dit-il dans les mémoires qu'il avait fait rédiger pour son fils, sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition des biens tant des laïques que des séculiers... Celui qui a donné des rois aux hommes, a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d'examiner leur conduite, sa volonté est que quiconque est né sujet, obéisse sans discernement.
Maître de la personne et des biens de ses sujets, il se croyait au même titre, maître de leurs consciences, et, habitué à voir tout plier devant lui, à s'entendre dire : il est l'heure qu'il plaira à Votre Majesté, il traitait comme des rebelles ceux qui s'obstinaient à rester fidèles à une religion qu'il ne voulait plus tolérer dans son royaume.
Aux galères les opiniâtres, qui, pour se soustraire aux violentes exhortations des missionnaires bottés, ont tenté de franchir la frontière, et leurs biens confisqués, même dans les provinces où la loi n'admet pas la confiscation. En prison, au couvent, à l'hôpital les opiniâtres qui n'ont commis d'autre crime que de refuser d'abjurer leur foi religieuse ! et, vu le mauvais usage qu'ils font de leurs biens, on les leur confisque afin qu'ils ne soient pas traités plus favorablement que ceux qui ont émigré!
Une complainte de 1698, résume ainsi la situation faite aux huguenots par la persécution religieuse :

Nos filles dans les monastères,
Nos prisonniers dans les cachots,
Nos martyrs dont le sang se répand à grands flots,
Nos confesseurs sur les galères,
Nos malades persécutés,
Nos mourants exposés à plus d'une furie,
Nos morts traînés à la voirie,
Te disent nos calamités.

Les prisons et les couvents regorgeant, on expulse un certain nombre de ces opiniâtres, dont ne peut triompher le zèle convertisseur des geôliers, on les mène à la frontière en leur interdisant de rien emporter, ni effets ni argent, et on déclare leurs biens confisqués. Cette confiscation des biens prononcée aussi bien contre ceux qu'on expulsait du royaume que contre ceux qui avaient voulu franchir la frontière, sembla si peu justifiable que le Président de Roclary crut devoir présenter au secrétaire d'État les observations suivantes :
« Comme des officiers qui passent toute leur vie dans l'obligation d'étudier et de suivre les lois, sont obligés de chercher dans leurs dispositions les fondements des avis qu'ils prennent, je ne crois pas qu'ils puissent regarder comme un crime la sortie hors du royaume, d'un homme qu'on oblige d'en sortir, et prononcer la confiscation de ses biens ni aucune peine, pour une action qui n'a rien de volontaire de la part de celui qui paraît plutôt la souffrir que la commettre. Que si le roi avait trouvé bon de révoquer par une déclaration la liberté que l'article 12 de l'édit du mois d'octobre 1685 a laissée à ses sujets de vivre dans la profession de la religion prétendue réformée et d'ordonner à tous ceux qui, voudraient continuer dans cette erreur de sortir du royaume dans un certain temps, cette peine, quoique grande, ne pourrait être regardée que comme un effet de la clémence aussi bien que de la justice du roi, et le bannissement perpétuel auquel ils se condamneraient volontairement leur ferait perdre leurs biens dans les règles de la justice ; mais dans l'état où sont les choses, je ne puis que soumettre mes sentiments à toutes les volontés du roi, persuadé que les motifs de sa résolution n'en seront pas moins justes pour surpasser une intelligence aussi bornée que la mienne. »
Ces considérations d'équité et de justice n'étaient pas de nature à arrêter Louis XIV; si veut le roi si veut la loi, disait-il alors, de même qu'en son enfance il écrivait: les rois font ce qui leur plaît (1).

Le bon plaisir était la seule règle de sa conduite, et j'ai eu plus d'une fois au cours de ce travail, l'occasion de donner des preuves de cette affirmation; en voici encore une : bien que Louis XIV eût mis tous les sujets huguenots dans l'alternative, ou de rester dans le royaume exposés à toutes les violences des convertisseurs, ou d'encourir la terrible peine des galères s'ils tentaient de franchir la frontière, il permit cependant à quelques notabilités protestantes, les Ruvigny, le comte de Roye, le maréchal de Schomberg, etc., de sortir librement de France. Il refusa cette faveur au plus notable des protestants; à l'amiral Duquesne, ce grand homme de mer que les Barbaresques, dans leur terreur, prétendaient avoir été oublié par l'ange de la mort. Duquesne, par faveur exceptionnelle, put mourir tranquillement en France, sans avoir été violenté à se convertir, mais Louis XIV ne voulut pas qu'on élevât un tombeau à l'amiral et refusa même, son corps à ses enfants qui lui avaient préparé une sépulture sur la terre étrangère. On voyait encore en 1787, sur les frontières de la Suisse, dit Rulhières, cette sépulture vide portant l'inscription suivante :
« Ce tombeau attend les restes de Duquesne, son nom est connu sur toutes les mers. Passant! si tu demandes pourquoi les Hollandais ont élevé un superbe monument à Ruyter vaincu et pourquoi les Français ont refusé une sépulture honorable au vainqueur de Ruyter, ce qui est dû de crainte et de respect à un monarque dont la puissance s'étend au loin, me défend toute réponse. »

Les autres opiniâtres, moins favorisés que Duquesne, furent violentés à se convertir, et pour la plupart, emprisonnés, jusqu'au jour où les prisons et les couvents regorgeant, on expulsa du royaume les opiniâtres qu'on n'avait pu convertir. Le plus grand arbitraire présida encore à l'exécution de cette mesure ; c'est ainsi qu'on voit Mme de Coutaudiere, marquée dès 1692 pour être expulsée, encore retenue en prison en 1700. Cependant un rapport fait en 1697 au secrétaire d'État portait : les parents disent que la prison lui affaiblit l'esprit, mais Pontchartrain avait écrit en marge de ce rapport : l'y laisser ! et, grâce à cette inhumaine annotation, Mme de la Coutaudiere était restée en prison.

Les ministres et les intendants avaient la même bonté de coeur vis à vis des huguenots, que Louis XIV, qui ne voyait; dans le désastre de l'émigration, minant et dépeuplant la France au profit de l'étranger? qu'un moyen de purger le royaume de ses mauvais et indociles sujets, et qui, en apprenant que des milliers de Vaudois venaient périr de la Peste dans les prisons du duc de Savoie, écrivait : je ne doute pas qu'il ne se console facilement de la perte de semblables sujets ...
Tel maître, tels valets. Seignelai recommandait de mettre les forçats huguenots, de toutes les campagnes, c'est-à-dire de les soumettre journellement au meurtrier supplice de la vogue. Louvois, apprenant que les femmes de Clairac, en se jetant à genoux en larmes dans le temple, avaient retardé de quelques heures sa démolition écrivait : qu'il eût été à désirer que les groupes eussent tiré sur elles, pour les punir de cette touchante rébellion, etc..

Quelques opiniâtres, notables protestants, au lieu d'être emprisonnés avaient été relégués dans telle ou telle résidence déterminée, et ceux d'entre eux qui tentaient de passer à l'étranger, étaient encore plus impitoyablement frappés que les autres fugitifs, car, on considérait comme une aggravation de leur crime de désertion, l'oubli qu'ils avaient fait de la faveur dont ils avaient été l'objet; c'est ce dont témoigne le passage suivant d'un édit royal :
« Nous avons été informés que quelques-uns de nos sujets, même de ceux que nous jugeons quelquefois à propos d'éloigner pour un temps du lieu de leur établissement ordinaire par des ordres particuliers, et pour bonnes et justes causes à nous connues, et pour le bien de notre État, oubliant, non seulement les engagements indispensables de leur naissance, mais encore l’obéissance qu'ils doivent en particulier à l'ordre spécial qu'ils de nous, quittent le lieu du séjour qui leur est marqué par notre dit ordre, pour se retirer hors le royaume. »
C’est une curieuse histoire que celle d'une de ces reléguées, la Duchesse de la Force dont le roi lui-même avait entrepris la conversion, elle montre ce que Louis XIV appelait laisser une huguenote en pleine liberté :
« Par un zèle digne d'un roi très chrétien; dit l’abbé de Choisy, le roi avait résolu de procéder lui-même à la conversion du duc et de la duchesse de la Force, et ce fut pendant de longues années une lutte journalière du roi contre la duchesse opiniâtre, pour maintenir le duc dans l’apparente conversion qu’il lui avait arraché »
« Le duc de la Force, dit Saint-Simon, était un très bon et honnête homme, et rien de plus, qui, à force d’exils, de prison, d’enlèvement de ses enfants et de tous les tourments dont on s’était pu avisé, s’était fait catholique. » En 1686, il s’était converti après avoir été enfermé à la bastille, il y avait été remis en 1691 après qu'on eut découvert son testament ainsi conçu :
«  La religion que nous croyons la seule véritable est celle dans laquelle nous sommes né et dans laquelle nous espérons mourir... Si la force de quelques maux, un délire ou quelque autre chose de cette nature; nous faisait dire des choses qui ne rapportent point à ceci, qu'on ne le croie point. Seigneur Jésus, pardonnez-nous, si, dans un acte de fragilité, nous avons signé par obéissance, contre les sentiments de notre coeur, que nous changions de religion, bien que nous n'en ayons jamais eu la pensée... »

Le roi fait sortir de la Bastille ce mauvais converti et le relègue dans sa terre de la Boullaye avec la duchesse, mais jusqu'au jour de sa mort, il le surveille avec un soin jaloux. Il désigne les personnes qui peuvent le voir, il lui ôte ses domestiques et les remplace par des gens sûrs, il lui interdit de se faire soigner par tel médecin, parce qu'il le juge suspect. Il attache à sa personne un espion, hors la Présence duquel il est interdit à la duchesse de le voir, et qui reçoit cette instruction :
« Si elle (la duchesse) se mettait en devoir de lui parler de religion, il lui imposera silence et l'obligera de se retirer d'auprès de lui. Le duc devenant de plus en plus valétudinaire, on lui joint à l'espion ordinaire un Père de l'Oratoire, afin que l'un des deux soit toujours auprès de lui et qu'il ne se puisse jamais se trouver seul avec sa femme, soit de nuit, soit de jour. L'état du duc s'aggravant encore, la duchesse reçoit l'ordre de se retirer dans une des chambres du château de la Boullaye, sans pouvoir avoir aucune communication, par écrit ou de vive voix, avec son mari, à peine de désobéissance.
Elle ne peut même obtenir la grâce de le voir expirer, elle est remise aux mains de son fils, un nouveau converti devenu, un des plus ardents persécuteurs des huguenots. On lui déclare que si elle ne se convertit pas, elle sera expulsée; elle persiste et est conduite au port dans lequel elle doit s’embarquer pour l’Angleterre; par un garde de la prévôté chargé « d’observer sa conduite pendant la route et d’en venir rendre compte à sa majesté »C’est en parlant de la situation faite à cette malheureuse femme, séparée de ses enfants mis au couvent, ou au collège pour être convertis, espionnée jour et nuit dans le château où elle avait été reléguée, ne pouvant même assister aux derniers moments du mari avec lequel on l'empêchait de jamais se trouver seule, que le roi fait écrire à la Bourdonnaie : « Sa Majesté a poussé la complaisance jusqu'à laisser Mme la duchesse de la Force en pleine liberté à la Boullave, ce qu'elle n'a encore fait pour personne de ceux qui sont dans l'état d'opiniâtreté et d'endurcissement en la religion prétendue réformée, où elle se trouve.

Quand la déraison en vient à ce point, de regarder comme une complaisance méritoire, l'incessante persécution exercée à domicile, contre une malheureuse femme à laquelle il n'est plus permis d'être ni mère, ni épouse, rien ne peut vous arrêter dans la voie malheureuse où l'on s'est engagé.

C'est donc en vain, qu'on faisait observer au nouveau Philippe II, que ses tentatives pour catholiciser son royaume et l'Europe entière, faisaient perdre à la France ses alliances les plus anciennes et les plus sûres; que l'émigration de tant de citoyens utiles et industrieux, c'était la vie du pays s'exhalant par tous les pores ; que la France baissait en population et en richesse de tout ce qu'elle perdait et de tout ce que gagnaient les puissances ses rivales. Louis XIV répondait imperturbablement que, en présence de l'importance de l'oeuvre qu'il avait résolu d'accomplir, ces considérations étaient pour lui de peu d'intérêt.
Si le mobile de sa conduite eût été, non son incommensurable orgueil, mais la conviction inflexible du sectaire, le grand roi eût eu, du moins, jusqu'à sa dernière heure, l'imperturbable assurance que donne au fanatique, la conscience d'un devoir accompli: Mais qu'elle est l'attitude de Louis XIV quand il se trouve au moment de comparaître devant Dieu, devant le seul être auquel il reconnaisse le droit de juger sa conduite ?
Il ne fait pas comme le Tellier; qui, après avoir apposé sa signature sur L'édit de révocation, estime qu'il a assez vécu et sa tache accomplie, s’écrie : nune me dimittis, Dominé. !
Il ne montre pas l’héroïque courage du prophète Esprit Seguier, se vantant encore au moment de monter sur le bûcher d’avoir porté le premier coup à l’archiprêtre du Chayla , le bourreau de ses frères, et s'écriant « Je n'ai pas commis de crimes, mon âme est un jardin plein d'ombrages et de fontaines ».
S'il n'a ni la tranquille résignation de le Tellier, ni l'inébranlable fermeté du prophète cévenol, meurt-il du moins, avec la paisible assurance de l'homme à qui sa conscience atteste qu'il n'a jamais violé les lois de l'éternelle justice?
Meurt-il en brave, comme le père de P-J.Proudhon, un pauvre artisan, dont le fils conte ainsi la belle mort?

« Mon père à 66 ans, épuisé par le travail, en qui la lame, comme on dit, avait usé le fourreau, sentit tout à coup que sa fin était venue. Le jour de sa mort il eut, chose qui n'est pas rare, le sentiment arrêté de sa fin. Alors, il voulut se préparer pour le grand voyage, et donna lui-même ses instructions. Les parents et amis sont convoqués, un souper modeste est servi, égayé par une douce causerie. Au dessert, il commence ses adieux, donne des regrets à l'un de ses fils mort dix ans auparavant, mort avant l'heure. J'étais absent pour le service de la famille. Son plus jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui dit : Allons, père, chasse ces tristes idées. Pourquoi te désespérer? N'es-tu pas un homme? Ton heure n'a pas encore sonné. — Tu te trompes, réplique le vieillard, si tu t'imagines que j'aie peur de la mort. Je te dis que c'est fini, je le sens, et j'ai voulu mourir au milieu de vous. Allons! qu'on serve le café! Il en goûta quelques cuillerées. J'ai eu bien du mal dans ma vie, dit-il, je n'ai pas réussi dans mes entreprises, mais je vous ai aimés tous et je meurs sans reproche. Dis à ton frère que je regrette de vous laisser si pauvres, mais qu'il persévère !
Un parent de la famille, quelque peu dévot, croit devoir réconforter le malade en disant, comme le catéchisme, que tout ne finit pas à la mort, que c'est alors qu'il faut rendre compte, mais que la miséricorde de Dieu est grande. — Cousin Gaspard, répond mon père, je n'y pense aucunement. Je n'éprouve ni crainte, ni désir, je meurs entouré de ce que j'aime, j'ai mon paradis dans le coeur. Vers dix heures, il s'endormit, murmurant un dernier bonsoir; l'amitié, la bonne conscience, l'espérance d'une destinée meilleure pour ceux qu'il laissait, tout se réunissait en lui, pour donner un calme parfait à ses derniers moments. Le lendemain mon frère m'écrivait avec transport : Notre père est mort en brave. »
Ce n'est pas en brave, c'est en lâche que meurt Louis XIV ! A ses derniers moments, il ne se souvient plus que le pape Innocent XI lui a écrit, qu'en révoquant l'édit de Nantes et en pourvoyant par ses édits contre les huguenots à la propagation de la foi catholique, il a mérité d'être félicité sur « le comble de louanges immortelles, qu'il a ajouté par cette dernière action, à toutes celles qui rendaient jusqu'à présent sa vie si glorieuse... et qu'il doit attendre de la bonté divine, la récompense d'une si belle résolution ».
Il a même oublié au moment de mourir cet incroyable panégyrique de Bossuet, que naguères son incommensurable orgueil acceptait comme un hommage justement mérité :
« Touchés de tant de merveilles, épanchons nos coeurs sur la piété de Louis. Poussons jusqu'au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques, c'est le digne ouvrage de votre règne, c'en est le propre caractère. Par vous l'hérésie n'est plus, Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel ! conservez le roi de la terre, c'est le voeu des églises, c'est le voeu des évêques ! »

Ces éloges outrés, il ne les entend plus, et quoi que puissent lui dire les évêques et les cardinaux qui l'entourent, sa conscience étouffe leur voix et lui crie : Roi! qu'as-tu fait de ton peuple? Caïn qu'as-tu fait de tes frères?
Devant ses yeux flamboie comme un menaçant Mané, Thécel, Phares, cet avertissement que lui ont donné ses sujets persécutés dans la supplique qu'ils lui ont vainement adressée lors de la signature du traité de Ryswick :
« Peut-être qu'au lit de mort, Votre Majesté aura quelque crainte et quelque regret d'avoir voulu contraindre la conscience de ses sujets. Peut-être, aux dernières heures de sa vie, les misères affreuses d'un si grand nombre de ses sujets viendront se présenter à ses yeux pour troubler le repos de son âme. »
Et, juste châtiment de son impitoyable orgueil, le spectacle de ces misères affreuses venait se dérouler devant lui. Il voyait les hommes torturés, les femmes outragées par ses missionnaires bottés; les fugitifs errants par troupes, mourant de fatigue et de privations sur la dure route de l'exil : les prisonniers grelottant de froid et criant la faim au fond de sombres et humides cachots; les forçats pour la foi, attachés à la rame et souffrant mille morts sur les galères; les cadavres nus et sanglants traînés sur la claie et jetés à la voirie; des milliers de victimes, enfin, expirant, par ses ordres, sur la potence, sur la roue ou sur le bûcher.
Dans la terreur qui s'empare de lui à ce spectacle, il ne lui suffit plus d'être absous et pardonné par les ministres de son culte, et c'est sur quelques-uns de ceux qui, nés ses sujets, n'avaient rien autre chose à faire que d'obéir sans discernement à sa puissance absolue, qu'il cherche à rejeter la responsabilité des actes monstrueusement odieux qu'il a commis.

Appelant près de son lit de mort les cardinaux de Bissy et de Rohan, qui se trouvaient dans sa chambre, il les prend à témoin que, dans les affaires de l'Église, il n'a jamais rien fait que ce qu'ils ont voulu.
« C'est à vous, s'écrie-t-il, de répondre pour moi devant Dieu, de ce qui a été fait de trop ou de trop peu. Je proteste de nouveau que je vous en charge devant Dieu! J'en ai la conscience nette, et, comme un ignorant, je me suis absolument abandonné à vous dans toutes ces affaires. »
Non, il n'avait pas la conscience nette, ce grand coupable du crime de lèse patrie, qui avait sacrifié les intérêts du peuple sur lequel il régnait aux exigences de son rôle de convertisseur, et qui, en mourant, laissait la France épuisée d'hommes et d'argent, amenée par lui à deux pas de sa ruine. Quant à son ignorance en matière religieuse qu'il invoquait à sa dernière heure, pour décliner dans l'autre monde, la responsabilité des actes injustifiables auxquels il s'était laissé entraîner, c'est en 1688 qu'il lui aurait fallu la confesser, cette ignorance, alors que le maréchal de Vauban lui montrait quelles avaient déjà été pour la France les déplorables conséquences de son intolérance religieuse. Il y aurait eu alors quelque mérite pour cet ignorant à s'arrêter dans la voie funeste où il s'était engagé, et quelque grandeur à reconnaître son erreur en revenant sur ce qu'il avait fait. Mais son orgueil insensé l'avait empêché de prendre le seul parti qui eût pu réparer en partie le mal fait par lui à la France.
Tout au contraire, sans vouloir rien entendre, il avait continué son oeuvre néfaste pour son royaume jusqu'à sa dernière heure, et même, par delà; car, par son testament il recommandait à ses successeurs de ne jamais revenir sur la révocation de l'édit de Nantes ; le funeste legs de ses odieux édits contre les protestants,accepté par eux, fit recommencer plus d'une fois l'exode des huguenots, si bien qu'en 1787 encore, Rulhières peut dire : l'émigration est toujours prête à se renouveler. La faute qu'a commise Louis XIV, nous en subissons encore aujourd'hui les conséquences, car sur tous les marchés du monde comme sur les champs de bataille, nous trouvons en face de nous, dans nos luttes avec l'étranger, les descendants de ces réfugiés français que la persécution a obligés à se dénationaliser.
Si l'impartiale histoire ne peut admettre l'excuse de l'ignorance pour décharger entièrement le roi très chrétien de la responsabilité qu'il trouvait trop lourde à porter à ses derniers moments, elle a le devoir, du moins, de rejeter, pour une large part, la responsabilité du mal fait à la France, sur le clergé qui se servait de cet ignorant, pour appliquer ses théories d'intolérance impitoyable.

Jamais, en effet, quelles que fussent les déplorables conséquences de la persécution religieuse, le clergé n'avait cessé de réclamer les plus odieuses contraintes contre les huguenots, et Rulhières en a vu plus d'une preuve dans des lettres trouvées par lui aux archives et dont quelques-unes, dit-il, font frémir. Spécieuses raisons d'État, s'écriait Massillon à la mort du grand roi, en vain vous opposâtes à Louis les vues timides de la sagesse humaine, le corps de la monarchie affaibli par l'évasion de tant de citoyens, ou par la privation de leur industrie, ou par le transport furtif de leurs richesses : les périls fortifient son zèle, l'oeuvre de Dieu ne craint pas les hommes; il croit même affermir son trône en renversant celui de l'erreur. »
En 1775 encore, l'orateur de l'assemblée générale du clergé, disait à Louis XVI :
«Jamais, sire, vous ne serez plus grand, vous ne vous montrerez jamais mieux le père de vos sujets que quand, pour protéger la religion, vous emploierez votre puissance à fermer la bouche à l'erreur. L'Église compte au nombre de ses plus beaux jours, celui où; prosterné dans le sanctuaire de Clovis, vous avez voué votre sceptre à sa défense contre toutes les hérésies. On essaiera donc en vain d'en imposer à Votre Majesté sous de spécieux prétextes de liberté de conscience, de désertion de citoyens utiles et nécessaires à la nation: en vain, par de fausses peintures des avantages d'un règne de douceur et de modération, voudrait-on intéresser la bonté de votre coeur, vous persuader d'autoriser, ou au moins de tolérer l'exercice de la prétendue religion réformée : vous réprouverez ces conseils d'une fausse paix, ces systèmes d'un tolérantisme capable d'ébranler le trône et de plonger la France dans les plus grands malheurs. Nous vous en conjurons... achevez l'oeuvre que Louis le Grand avait entreprise, que Louis le Bien Aimé a continuée ; il aurait eu la gloire de la finir, si les ordres qu'il ne cessait de donner avaient été exécutés.. Il vous est réservé, sire, de porter le dernier coup au calvinisme dans vos États !

L'Église est invariable dans sa doctrine de l'intolérance, ce qu'elle condamnait au XVII° et au XVIII° siècle, la liberté de conscience et toutes les autres libertés, elle le condamne encore aujourd'hui; et si demain, un monarque chrétien était placé sur le trône de France, l'Église l'obligerait à combattre les erreurs du droit nouveau, quoi qu'il pût arriver. Périssent les colonies et le pays tout entier plutôt que les principes d'intolérance, disent les jacobins cléricaux. Pourvu que l'on ferme la bouche à l’erreur et que l'on tente de rendre au régime catholique son ancienne puissance, il ne faut pas s'inquiéter de savoir si, en agissant ainsi, on mènera le pays à sa ruine et si l'on fera couler le sang à flots; ces préoccupations sont les vues timides de la sagesse humaine, dont l'Église ne veut tenir aucun compte.
Si, par impossible, ceux qui réclament chaque matin un sauveur, comme les grenouilles demandaient un roi, voyaient donner satisfaction à leurs désirs ils seraient bientôt, au nom du principe de l'intolérance religieuse, violentés, empoisonnés et égorgés comme le furent les huguenots au bon vieux temps, et s'ils se plaignaient, on serait autorisé à leur répondre : Tu l'as voulu, Georges Daudin!

FIN
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(1) Marnier conte en effet, qu'il a vu à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg un papier sur lequel Louis XIV enfant, avait écrit six fois :  « l'hommage est dû aux rois, ils font ce qui leur plaît. »
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