Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE LXIV

Étranger et voyageur.

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C'est en avril 1538 que les deux prédicateurs furent chassés. Beaucoup de Genevois déplorèrent cette mesure, ceux chez lesquels l'oeuvre de Dieu avait été véritable et profonde. Pendant un temps, tout sembla perdu. On aurait pu croire la ville, après le départ des réformateurs, tombée au pouvoir d'un ennemi plus redoutable que le duc de Savoie. Les désordres, les blasphèmes, les querelles, l'ivrognerie et les disputes se succédaient. Le souvenir de Genève était pour Farel un lourd fardeau, qu'il était obligé de remettre au Seigneur. Il devait bannir de sa mémoire les jours douloureux par lesquels il avait passé et regarder à Christ, le suppliant de se glorifier Lui-même et de tirer le bien du mal, la bénédiction de la misère et de la ruine. Mais de tout ce qu'il souffrait, rien ne lui semblait aussi amer que l'ingratitude de ceux qu'il avait aimés avec tant de ferveur. Il écrivait de temps à autre au petit troupeau de croyants restés fidèles, ne faisant aucune allusion à ses chagrins, ni à la conduite des Genevois envers lui, mais les suppliant de s'humilier devant Dieu afin qu'Il pût les restaurer et les bénir. Après un voyage accidenté, Farel et Calvin arrivèrent à Bâle, accablés de fatigue. Farel logea chez un imprimeur ; pour la première fois il éprouvait le besoin de prendre du repos. Mais son répit fut de courte durée ; en juillet ses anciens amis de Neuchâtel lui écrivirent pour le supplier de venir s'établir au milieu d'eux. Leurs lettres pleines d'affection le rafraîchirent et l'encouragèrent. Cependant il répondit qu'il n'accepterait d'être le pasteur de Neuchâtel qu'à la condition qu'il lui serait laissé pleine liberté de se rendre ailleurs toutes les fois que le Seigneur l'y appellerait. Cette condition ayant été acceptée, le réformateur se rendit dans la paisible petite ville, où il fut reçu à bras ouverts et où il nous dit lui-même que sans le souvenir de Genève, il aurait été vraiment heureux.
Désormais, et jusqu'à la fin de sa longue vie, Neuchâtel sera son pied-à-terre. Malheureusement le coeur humain, à Neuchâtel comme. à Genève, est toujours le même. Farel devait en faire l'expérience une fois de plus. Ainsi que Calvin, il avait compris d'après la Bible que le Seigneur a établi une discipline dans son Église. Or peu après son arrivée à Neuchâtel, des difficultés s'élevèrent à ce sujet. Une dame qui s'était querellée avec son mari et refusait d'habiter avec lui, se présenta à la Table du Seigneur. Farel annonça publiquement qu'elle ne pouvait être reçue à là Cène, ses amis prirent parti pour elle et demandèrent à grands cris l'expulsion de Farel. Le réformateur tint bon, prêt à se retirer plutôt que de désobéir au Seigneur. Mais cette fois ceux qui avaient à coeur la gloire de Dieu furent les plus forts, Farel resta, et la dame en question fut excommuniée.

Au bout de trois ans, Calvin fut rappelé à Genève, où il recommença à constituer la république genevoise. Il désirait que Genève s'organisât sur le modèle de la société de l'Ancien Testament.

A partir de ce moment, l'histoire de Genève devient distincte de celle de Farel. Nous la laisserons de côté, désormais, sauf dans une ou deux circonstances.

En 1542, nous trouvons Farel à Metz, prêchant à un auditoire de, trois mille personnes, dans un cimetière qui appartenait aux dominicains. En vain les ,moines sonnaient leurs cloches et excitaient des émeutes, la voix de tonnerre du prédicateur dominait tout ce bruit. A cette époque, la peste éclata à Metz ; beaucoup de gens s'enfuirent, mais Farel trouva au contraire que c'était le moment de rester. Au milieu du fléau, des persécutions, en face de la mort, le réformateur continua son travail. L'une des prières qu'il prononça alors, nous a été conservée. La voici : « Seigneur, tu sais quelles sont les cruautés qu'on accumule sur tes serviteurs. Nous voyons la terre couverte de sang, les corps de tes saints jetés à la voirie, le feu et la fumée s'élevant vers le ciel ; on massacre tes enfants de tous côtés. Mais pour toute vengeance, nous te demandons seulement que ta Parole ait son libre cours et que Satan soit confondu. Accorde-nous cette requête, Seigneur, car qu 1 est-ce que nos corps et nos biens en comparaison des âmes, ces âmes que tu as rachetées, ces âmes dont quelques-unes soupirent après toi, bien qu'elles te connaissent si peu ? Père Éternel, fais en sorte que nul ne soit reçu que ton Fils Jésus, qu'il ne soit fait mention d'aucun autre, que rien ne soit dit, ni fait, ni enseigné, ni pensé, excepté ce qu'Il a ordonné et commandé. »

Pendant que le réformateur était à Metz, il faillit être étranglé dans les environs par une bande de femmes, puis il fut attaqué par des hommes armés pendant qu'il prenait la Cène avec trois cents croyants, et grièvement blessé ; on dut le soigner quelque temps à Strasbourg avant qu'il pût reprendre ses travaux.
Ensuite, il fit une visite à Genève ; les temps étaient changés, Calvin devenait peu à peu le chef de la république genevoise, il se voyait honoré et obéi par les citoyens les plus respectés.
Les habits usés et déchirés de Farel attestaient sa pauvreté et sa vie laborieuse. Le Conseil lui fit faire un costume neuf. Mais le réformateur voulait rester indépendant du Conseil et des Genevois, et être libre de leur dire la vérité. Il refusa donc poliment le présent offert. Il est réjouissant de voir Farel rester toujours le même, « le chétif prédicant » envoyé, le bâton à la main, dans le service du Seigneur et ne dépendant que de Lui seul. C'était une plus belle place que celle de dictateur dans la république de Genève.

Calvin garda le costume, il écrivait plus tard à Farel qu il était encore chez lui, attendant que quelqu'un voulût l'accepter. Il aurait bien aimé que Farel vint s'établir auprès de lui ; mais le Seigneur avait donné une autre tâche à son serviteur. Il lui avait tracé un sentier moins remarqué des hommes et qui le laissait. dans l'ombre, tandis que Calvin allait acquérir un renom égal à celui de Luther.
Néanmoins Calvin éprouvait une très sincère amitié pour Farel, et n'ayant pas réussi à le retenir à Genève, il espéra que le Conseil de Berne lui donnerait la place de professeur à Lausanne.
De cette manière son ami serait peu éloigné de lui et occuperait un poste distingué.
Mais Farel n'était pas destiné aux honneurs de ce monde et du reste Berne le regardait avec froideur, ne lui ayant pas pardonné son opposition aux jours fériés, aux pains sans levain et aux fonts baptismaux.
Heureusement pour lui, Farel put continuer sa route sans être entravé par les dignités et les titres, n'ayant d'autre maître que Christ. Il disait que le seul nom auquel il aspirât, c était celui de prédicateur de l'Évangile de Dieu. Les années passaient et Farel travaillait toujours. - Nous retrouvons ses traces à Montbéliard, à Metz, à Genève, en Allemagne et dans diverses villes de France.

Enfin, en 1553, Calvin reçut la nouvelle que Farel, qui avait alors soixante-quatre ans, était mourant à Neuchâtel. Il se rendit en toute hâte auprès de lui, mais après lui avoir fait une visite de quelques jours il repartit, ne pouvant supporter de le voir mourir. Cependant le Seigneur exauça les prières des siens et Farel se rétablit ; peu après il prêchait comme par le passé.
Dans l'automne de cette même année, Calvin supplia son vieil ami de venir à Genève. Cette invitation avait lieu dans de tristes circonstances. Depuis quelque temps un Espagnol, Michel Servet, prêchait, enseignait, et publiait des erreurs blasphématoires ; il niait entre autres la divinité du Seigneur Jésus. Servet entraîna plusieurs des libertins de Genève, qui furent bien .aises de trouver l'occasion de contredire et d'attaquer Calvin, lequel avait parlé sévèrement des hérésies de Servet. Jusque-là nous pouvons approuver Calvin; il agissait comme un fidèle serviteur de Dieu. Mais il commettait une grave erreur en plaçant les chrétiens sous la loi ancienne des dix commandements, et en croyant que les châtiments prescrits par la loi de Moïse contre les hérétiques, devaient encore être appliqués tels qu'ils sont indiqués dans le chapitre vingt-quatrième du Lévitique. Il croyait sincèrement qu'on ne devait pas laisser vivre les hérétiques et les blasphémateurs. Ceci ne doit point nous étonner, car il avait été élevé comme tous ses contemporains dans l'idée que l'hérésie doit être punie de mort; Rome enseignait. cette erreur depuis des siècles. Si des péchés contre l'homme tels que le meurtre, par exemple, doivent être punis de mort, combien Plus, disaient les docteurs papistes, les péchés contre Dieu !
Cet argument était plausible en apparence et nous ne pouvons pas nier qu e pécher contre Dieu ne soit pire que pécher contre l'homme. Mais le Seigneur Jésus avait prévu la conclusion que les siens pourraient en tirer. Il avait donc dit à ses disciples que Satan sèmerait de l'ivraie parmi le bon grain, et que ses serviteurs voudraient l'arracher ; et il leur avait donné l'ordre de laisser l'ivraie et le bon grain croître ensemble dans le champ qui est le monde, jusqu'à la moisson. Ensuite, au temps de la moisson, le Seigneur enverra ses anges lier l'ivraie en faisceaux pour être brûlée.
Mais l'Église qui avait abandonné les enseignements de Jésus-Christ pour retourner aux coutumes judaïques, aux autels et aux sacrifices, abandonna aussi la grâce pour la loi, quant aux hérétiques, elle se chargea de brûler l'ivraie.

De nos jours on est plus éclairé, mais ne nous en glorifions pas, car souvent nous tombons dans l'autre extrême. Le Seigneur avait dit : Le champ c'est le monde ; or il arrive maintenant à beaucoup de chrétiens d'agir comme si le champ était l'Église. Cette erreur nous conduit à ne plus faire aucune distinction entre les croyants et les incrédules, entre ceux qui sont sains dans la foi et ceux qui croient et enseignent des hérésies, entre ceux qui vivent sobrement, justement, pieusement, et ceux qui ne vivent que pour eux-mêmes, étant rebelles à la volonté et à la pensée de Dieu. Les protestants de nos jours, aussi bien que les papistes d'alors, trouveraient des avertissements importants dans la seconde épître aux Thessaloniciens, chap. III, versets 14 et 15, et dans Tite III, 10 et 11.

Dans ce temps-là, le clergé ne comprenait pas qu'éviter un homme et lui refuser la communion avec l'Église dans l'espérance de l'amener à se repentir, n'est pas du tout la même chose que de le mettre à mort.
Les protestants de nos jours, au contraire, ne voient pas que c est désobéir au Seigneur, que de recevoir à sa Table et dans la communion chrétienne ceux qu'Il nous a ordonné d'éviter et de refuser.

Calvin n'avait pas entièrement désappris les doctrines romaines et Farel non plus ; les deux réformateurs crurent donc sincèrement que le Conseil de Genève faisait son devoir en arrêtant Servet et en le mettant à mort. Il fut condamné à être brûlé vif. Ce qu'il y a d'étrange c est que nul n'a saisi avec plus d'empressement cette occasion de blâmer Calvin~ que l'historien catholique qui a écrit sa vie. On pourrait supposer, en lisant ce qu'il dit à ce sujet que brûler les hérétiques était une atrocité qui n'était jamais venue à l'esprit d'aucun autre chrétien. Il semble que ce soit un crime dont les annales de Rome n'offrent aucun exemple. Nous savons ce que l'histoire raconte à ce sujet. Pour ne citer qu'un seul pays, l'Angleterre, cinq ans après le supplice de Michel Servet, vit des centaines de bûchers allumés par les prêtres.
Calvin, plus miséricordieux que le Conseil de Genève, le supplia de faire décapiter et non brûler Servet, mais on refusa d'accéder à sa requête. C'est alors qu'il pria Farel de venir tenter un dernier effort pour amener le misérable à la repentance.
Farel vint donc et alla visiter Servet dans sa prison, le suppliant de reconnaître Jésus-Christ pour son Dieu. Mais Servet ne voulut point l'écouter. Farel joignit ensuite ses instances à celles de Calvin pour que le Conseil ne fit pas mettre à mort l'hérétique d'une façon si cruelle, mais ses efforts furent vains. On chargea Farel de la triste corvée d'accompagner le condamné au lieu de l'exécution ; il essaya encore inutilement de lui parler du Dieu que le malheureux reniait ; l'Espagnol maintint son hérésie jusqu'à son dernier soupir et Farel s'en retourna tristement à Neuchâtel.

Les libertins prirent occasion de la mort de Servet pour formuler de nouvelles plaintes contre Calvin. Cependant il est certain que si Calvin n'était pas rentré à Genève, le Conseil n'aurait pas agi autrement à l'égard de Servet. Il n'était pas difficile d'exciter l'opinion publique contre l'austère réformateur ; il y avait bien des gens qui ne l'aimaient guère, parce qu'en beaucoup de choses il se montrait un fidèle serviteur de Dieu.
Calvin fut donc sur le point de quitter de nouveau la ville. Farel apprenant ce qui se passait, se rendit en toute hâte à Genève, il y fit entendre de sévères répréhensions, puis il repartit aussi vite qu'il était venu.

Le Conseil genevois, harcelé et dominé par les chefs du parti des libertins, leur donna pour le Conseil de Neuchâtel une lettre ayant pour objet de réclamer Farel qui devait être conduit à Genève afin d'y être jugé ; les libertins espéraient qu'il serait condamné à mort.
Calvin fit avertir son ami du danger qui le menaçait. Le vieil évangéliste se mit aussitôt en route, à pied, par une tempête de pluie et de vent, et alla se présenter à Genève.
Il s'en suivit une scène qui doit avoir rappelé au réformateur sa première visite dans cette même cité, vingt ans auparavant. Il se trouva comme alors au milieu d'une foule hostile et violente qui couvrait sa voix par ses cris de colère. Au Rhône ! criait-on de toutes parts dans la salle du Conseil. Parmi ses principaux ennemis se trouvait cet Ami Perrin qui avait été autrefois chez le vicaire épiscopal, pour le défier de contredire les sermons de Froment.

Farel dit de lui que c'était un pilier de cabaret. Le cas d'Ami Perrin vaut la peine que nous nous y arrêtions un instant, car il nous montre qu'il est facile d'avoir le coeur rempli d'inimitié contre Dieu, tout en étant zélé, protestant. Le papisme est un joug pesant pour le coeur naturel qui ne veut aucune espèce d'entraves ou de tyrannie ; ce n'est donc pas étonnant qu'il se débarrasse du papisme. Mais le coeur naturel craint encore plus le joug de la Parole de Dieu et l'autorité de Christ que celui d'une fausse religion. Si Farel n'avait été que protestant, 'il aurait pu devenir le héros de Genève. Mais il était appelé à partager l'opprobre de Christ. Cependant, il y avait encore des chrétiens sincères à Genève ; ceux qui avaient reçu l'Évangile par le moyen de Farel se groupèrent autour de lui et défièrent ses ennemis de toucher un cheveu de sa tête. Il se fit alors un silence et le vieillard put prendre la parole pour présenter sa défense, son plaidoyer respirait une puissance, une ferveur qui atteignirent même les coeurs de ses ennemis, entre autres d'Ami Perrin. Le Conseil l'écouta avec respect et déférence. Quand Farel eut fini de parler, la majorité du Conseil le déclara innocent. On reconnut qu'il avait agi comme un serviteur fidèle ; ses reproches et ses avertissements furent acceptés. Ami Perrin convint que Farel avait raison. Tous lui tendirent la main en signe de réconciliation, et ils l'invitèrent à dîner avec eux en public, comme preuve d'amitié, avant qu'il quittât la ville. Après cela, de meilleurs, jours se levèrent pour la petite république. Le conflit entre la lumière et les ténèbres s'apaisa ; Genève devint un centre lumineux au milieu des ombres épaisses de la chrétienté. En effet, cette ville servit bientôt de refuge à tous les chrétiens persécutés en France. Farel fit la connaissance de ces étrangers et jouit beaucoup de la communion fraternelle avec eux. A partir de ce moment, le nom de Genève fera dans l'histoire de l'Église un contraste honorable avec celui de Rome.


 

CHAPITRE LXX

Dernières années de Guillaume Farel.

 

La circonstance la plus importante que nous ayons à signaler dans la vie de Farel, à cette époque, est bien celle à laquelle nous aurions le moins pensé. A l'âge de soixante-neuf ans, il épousa une de ses compatriotes qui avait quitté la France à cause de sa foi, Marie Torel. Depuis quelques années, elle habitait à Neuchâtel, et sa mère, qui était veuve, dirigeait le ménage de Farel. Marie était une jeune femme pieuse et modeste et paraît avoir été une bonne épouse. Cinq ou six ans après son mariage, Farel eut un petit garçon qu'il appela Jean, probablement en souvenir de Calvin.

Calvin ne paraît pas avoir été satisfait de ce mariage. On dit qu'il resta muet d'étonnement, ce qui n'est pas précisément exact ; au contraire, Calvin fit plusieurs remarques sévères à ce sujet, il trouvait que Farel faisait une folie digne de pitié. Cependant, le mariage du vaillant réformateur ne l'empêcha point de porter la Parole du Seigneur partout où son Maître l'envoyait. En 1560 ou 1561, il entreprenait un dangereux voyage. Malgré ses labeurs incessants, il n'avait jamais oublié le lieu de sa naissance, les Alpes françaises. Depuis l'époque où, après avoir quitté Meaux, Farel prêcha en Dauphiné, plusieurs de ceux qui l'avaient entendu s'étaient employés à faire connaître la Parole de Dieu dans leurs contrées. En outre, Farel envoyait fréquemment dans son pays des colporteurs qui répandaient des Bibles et dont les efforts n'avaient pas été vains, grâce a Dieu. Les compatriotes du réformateur ne l'avaient pas oublié non plus ; en 1560, quelques délégués arrivèrent de Cap à Neuchâtel et le supplièrent de venir les visiter encore une fois.
Le vieillard se remit en route avec une Bible et le bâton à la main ; peu après, il prêchait comme au temps de sa jeunesse dans ses montagnes natales.
Pendant un certain temps, il prêcha sur la place du marché à Cap ; ses auditeurs lui demandèrent ensuite de le faire dans une église. Le gouvernement défendit alors de prêcher ailleurs que dans des maisons particulières, mais l'église étant le seul local assez vaste pour contenir la foule, Farel n'en continua pas moins à la réunir dans cet édifice.

Le procureur du roi reçut l'ordre de faire saisir ce prédicant rebelle, mais le procureur était un de ceux qui avaient cru à l'Évangile ; il refusa d'arrêter Farel. On envoya alors un autre procureur avec une compagnie de sergents qui se présentèrent à la chapelle de la Sainte-Colombe à l'heure du prêche. La porte était fermée en dedans. Les sergents y frappèrent rudement, et comme personne n'ouvrait, ils forcèrent la serrure et entrèrent. L'édifice était comble d'un bout à l'autre, mais tous les yeux étaient rivés sur le prédicateur et nul ne bougea. Farel ne s'interrompit pas non plus, jusqu'à ce que les sergents, s'étant frayé un passage à travers l'auditoire, montèrent dans la chaire et se saisirent de l'hérétique ayant à la main le corps du délit, la Bible.

Farel fut emmené et enfermé dans un cachot ; on ignore comment les amis de l'Évangile réussirent à le faire sortir de prison pendant la nuit. Il se rendit à la faveur des ténèbres sur les remparts de la ville, et comme Paul autrefois, on le descendit dans une corbeille. D'autres amis l'attendaient sous les murs pour le conduire en sûreté à Neuchâtel.

L'année suivante, Farel reparut dans les montagnes du Dauphiné; les réformés venaient de recevoir la permission de se réunir en plein air, pourvu que les officiers du roi fussent présents. Parmi l'auditoire se trouvait le vieil évêque de Gap, Gabriel de Clermont. Un prêtre qui a écrit l'histoire de ces temps-là, nous dit qu'à la fin d'un des sermons, ce vieillard se leva,et jetant à terre la mitre et la crosse qu'il avait portées pendant trente-cinq ans, il les foula aux, pieds, déclarant qu'il voulait suivre le Seigneur Jésus avec maître Farel.

Peu de temps après, la foi de l'ex-évêque fut mise à l'épreuve. De terribles persécutions fondirent sur les évangéliques des environs de Gap ; ils prirent la résolution de quitter leurs demeures pour chercher un refuge ailleurs.. Ils se mirent en route au nombre -de quatre cents, ayant à leur tête Farel et l'ancien évêque de Gap. Cependant, la semence déposée dans les coeurs avait germé et jeté de profondes racines, et malgré cette émigration, la lumière évangélique s'est maintenue jusqu'à nos jours dans cette contrée.
Après le retour de Farel à Neuchâtel, son aide, Christophe Fabri, le quitta pour se rendre à son tour en Dauphiné, accompagné de Pierre Viret. Les deux amis s arrêtèrent à Lyon, où régnait une peste terrible ; ils pensaient que les malades et les mourants seraient accessibles à la bonne nouvelle qu'ils prêchaient.
« Ni la vie, ni ma femme, ni mes enfants, écrivait Christophe Fabri, ne me sont si chers que le Seigneur Jésus et son Église. »

Pendant que Farel continuait à travailler à Neuchâtel, la carrière de Calvin touchait à sa fin. Au printemps de 1564, Farel reçut de son ami la lettre suivante : « Adieu, mon meilleur et mon plus fidèle frère, adieu ! Puisque le Seigneur a voulu que tu demeures et que je parte, n'oublie jamais notre amitié qui portera des fruits éternels en ce qu elle a été utile à l'Église de Dieu. Ne prends pas la peine de venir me voir, je t'en supplie. je ne respire qu'avec peine et je m'attends à déloger à chaque instant. je sais que je vis et je meurs en Christ. Adieu encore une fois à toi et aux frères. »  Farel se mit aussitôt en route pour Genève ; il eut le bonheur de trouver Calvin encore vivant. Les deux amis s'entretinrent une dernière fois du Seigneur qu'ils aimaient, et, quelques jours après Calvin était recueilli dans les demeures éternelles.
Farel arrivait, lui aussi, au terme de sa course ; il était âgé de soixante-quinze ans ; ses travaux incessants auraient tué tout autre moins robuste que lui. Mais jusqu'à ce que son Maître l'appelât, il, ne voulut point se reposer.

Après la mort de Calvin, Farel entreprit un dernier voyage à Metz ; il risquait sa vie pour aller « semer l'ivraie », disait l'évêque, mais nul péril ne l'arrêtait.
Et cette fois encore, sa prédication fut empreinte d'une puissance qui releva et consola le troupeau persécuté de Metz.

Enfin, après l'un de ses sermons, il tomba épuisé et ses amis eurent grand'peine à le transporter à Neuchâtel. Arrivé chez lui, il resta couché, trop faible pour se remuer, mais sa chambre était sans cesse remplie de ceux qui l'aimaient, qui venaient lui dire adieu et recevoir ses dernières paroles.

Le 13 septembre 1565, à l'âge de soixante-seize ans, Guillaume Farel fut admis en la présence de son Seigneur, quinze mois après Calvin. Son corps repose dans le cimetière de Neuchâtel, mais personne ne sait plus où est sa tombe, sinon Celui à la voix duquel elle s'ouvrira bientôt. Tous ceux qui visitèrent Farel pendant sa dernière maladie, eurent un avant-goût du ciel qu'ils ne purent jamais oublier. « Ceux qui le virent, nous dit-on, s'en retournèrent donnant gloire à Dieu » ; c'est ainsi que le pieux évangéliste fut encore utile, par sa mort édifiante, aux intérêts de la cause qu'il avait si fidèlement servie.

il y eut un deuil général à la nouvelle de sa mort. Son ami Christophe Fabri resta à Neuchâtel pour prendre soin du troupeau qui lui avait été si cher. Le petit Jean Farel mourut deux ans après son père. Telle est l'histoire de ce fidèle chrétien, qui n'a recherché autre chose que d'être un ouvrier approuvé de Dieu, qui n'a désiré d'autre joie que celle de voir glorifier Jésus-Christ. « Les honneurs, les richesses, lés plaisirs de ce monde, dit-il, ne nous ont pas été proposés. Nous avons à servir le Seigneur, c'est tout ce qui nous est offert. » Il fut fait à Farel selon sa foi ; il a joui de l'affection de tous ceux qui aimaient le Seigneur, mais il a eu aussi sa grande part de mépris, d'insultes, d'opprobre et de haine ; des souffrances de tout genre et des travaux incessants ne l'ont jamais abattu. Tandis que les noms de Calvin et de Luther sont célèbres et que chacun connaît leur histoire, on n'a guère entendu parler des cinquante années de travaux de Guillaume Farel. Peu d'hommes, après avoir autant travaillé, sont tombés aussi promptement dans l'oubli, et même ses rares écrits sont presque inconnus.

Il y a peut-être à ce fait singulier une raison que nous n , aimons pas à nous avouer. Le message dont Farel fut chargé n'était pas agréable au coeur naturel de tous. « Que nul ne s'étonne, disait Farel, si je ne puis supporter qu'on mêle Jésus-Christ et son Évangile à des cérémonies que Dieu n'a point commandées, si je ne puis souffrir qu'on prêche et qu'on enseigne des choses qui ne sont pas dans l'Évangile, ni qu'on cherche le salut, la grâce dans les choses d'ici-bas et non point en Jésus-Christ seul. Qui pourrait me condamner avec justice si je dis qu'il n'y a point d'autre Évangile, point d'autre bonne nouvelle de salut qu'en Jésus-Christ seul. » C'est pourquoi, lorsque ces Pères célèbres dans les temps anciens parleraient autrement, et même si les anges du ciel venaient nous annoncer un autre Évangile, ne puis-je pas toujours dire avec l'apôtre Paul, qu'ils soient anathème ? Jésus-Christ et son Évangile ! Sont-ce là des choses avec lesquelles on puisse mêler des inventions des hommes ? Est-ce que les hommes ont la permission d'y ajouter ce qui leur paraît bon et juste ?» je suis convaincu que cette liberté que prennent les hommes et qui consiste à établir et à garder les observances humaines dans l'Église de Dieu, n'est pas une liberté qui vienne de Jésus-Christ, mais une licence qui a été forgée sur l'enclume de l'enfer.

C'est une liberté qui nous affranchit de l'obéissance et du service de Jésus-Christ pour nous rendre esclaves de Satan et de l'iniquité. Ne vaut-il pas mieux être les esclaves de Dieu et nous sentir affranchis de tout ce que Jésus-Christ n'a pas commandé et qui n'est pas contenu dans sa Parole, en sorte que Lui et son Évangile béni règnent seuls dans nos coeurs ! Que le Seigneur nous donne dans sa grâce un coeur honnête et un sentiment vrai de ce qui Lui est dû, qu'Il nous donne une intelligence aussi claire et un don de l'Esprit aussi excellent qu'à l'apôtre Paul, afin que nous soyons gardés de mélanger, de professer, d'observer dans l'Église de Jésus-Christ quoi que ce soit qu'Il n'ait pas commandé... Soumettons à une sainte discipline ce qui doit être admis, rejetant ce qui doit être rejeté ; de sorte que rien ne se fasse ni ne se dise qui ne soit pas purement et simplement selon la Parole de Dieu, par laquelle seule touue -péchert devrait être ordonné et gouverné !
Et que cette Parole soit la seule autorité pour l'Église sans qu'on y ajoute ni qu'on en retranche rien de ce que nous y trouvons. »

Chers lecteurs, ayant cru en Jésus, l'ayant connu comme Celui qui nous a sauvés pleinement, parfaitement et pour toujours du péché et de la condamnation, l'ayant connu comme Celui qui siège dans la gloire et qui en même temps habite dans son Église par l'Esprit, puissions-nous Lui obéir en simplicité et en vérité comme l'écrit Farel.

Si le Seigneur daignait employer l'histoire de la vie de son serviteur pour amener, ne fût-ce qu'une seule âme a suivre le bon Berger, ce serait la continuation de l'oeuvre qui faisait la joie de Guillaume Farel. Ainsi quoique mort, il parlerait encore pour la gloire de son Maître. « Non pas, disait-il, afin que j'aie des disciples qui suivent mon enseignement et desquels je sois le chef, mais afin que quelques-uns deviennent avec moi disciples de Jésus, le Crucifié,... afin que quelques-uns portent leur croix après Lui et le reconnaissent comme leur Seigneur. »

« Il n'y a pas un seul homme sur la terre, ajoute Farel, ni un ange dans le ciel, qui puisse dire en vérité que j'aie attiré des disciples à moi et non à Jésus. » Ainsi Dieu fit à son serviteur l'honneur signalé de ne pas permettre qu'il eût un seul disciple se rattachant à son nom. Il. lui a accordé de rassembler les hommes non point autour d'un homme, mais de. leur présenter Christ dans le ciel comme unique centre de ralliement. « Si nous le connaissons, écrivait Farel, il faut que ce soit là où Il est, dans le ciel, à la droite du Père. »

C'est vers Christ seul que Farel dirigeait tous les regards et tous les coeurs. «La foi, disait-il, ne se tourne que vers Dieu et ne reçoit que ce qui est de Dieu. Tout ne lui est rien, excepté Dieu. Rien ne lui plaît., excepté Dieu et sa Parole. » Et maintenant prenons congé de ce fidèle chrétien auquel la voix du Seigneur était si bien connue. Le jour vient où à l'ouïe de cette même voix son corps qui depuis si longtemps repose dans le vieux cimetière de Neuchâtel, ressuscitera en gloire pour aller à la rencontre du Seigneur sur les nuées. Chers lecteurs, puissiez-vous tous le rejoindre dans la gloire éternelle, ayant compris comme lui, par la grâce et la bonté de Dieu, la vertu et la valeur du sang de Christ.

FIN
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