John Bunyan était à la veille de sa dernière
victoire nécessaire : il avait encore, avant de conquérir la pleine
liberté, ultime victoire après tant d'autres remportées sur
l'ennemi, à en finir une fois pour toutes avec son vieil adversaire,
la peur. De la façon la plus simple et aussi la plus naïve, il
commence le récit de ce dernier assaut. « Je vais maintenant vous
dire une bien jolie affaire ».
Il est en sa prison, plein
d'incertitude quant à son avenir. Il passe en revue en son esprit
toutes les éventualités c'est qu'il désire s'y préparer ! Sera-ce la
prison mais Il s'habitue à cette Idée de la prison. Peut-être
sera-t-il pris au dépourvu par le fouet et le pilori ? Et s'il se
prépare pour ceux-ci, peut-être sera-t-il surpris par le
bannissement, ou même la mort ? Le mieux est de se préparer au pire,
de se familiariser avec lui, « considérer le tombeau comme ma
maison, faire mon lit dans les ténèbres, dire à la corruption : tu
es mon père ; au ver de terre : tu es ma mère et ma soeur ! ... Il
me faut d'abord prononcer sentence de mort sur tout ce qui est
proprement une chose de cette vie, ma femme, mes enfants, ma santé,
mes jouissances, tous morts pour moi, moi-même mort pour eux ».
Sa croix la plus lourde c'est de
penser à sa femme et ses enfants sur qui Il fait crouler sa maison.
Se séparer d'eux a été comme si on lui avait décollé la chair des
os. Ah ! la pauvre petite aveugle, Mary ! L'évocation de tout ce qui
pourrait arriver à l'enfant met son coeur en pièces. Il la voit
vouée à la mendicité, bousculée et battue, souffrant la faim, le
froid, la nudité. La pensée lui en est Intolérable. Il trouve
cependant du réconfort dans la parole de Jérémie : « Laisse tes
orphelins, je les ferai vivre, et que ta veuve se confie en moi ».
(Jérémie 49 : 11.)
Son imagination travaille maladivement
sur son exécution possible. Il se voit au pied du gibet, la corde au
cou. Le tentateur ne désarme pas : « où Iras-tu après ta mort ? »
Non, la vieille épouvante éclose aux Jours les plus tendres de son
enfance, au temps où son imagination recevait en empreinte
Ineffaçable, les Images crues et flamboyantes du châtiment Infernal,
n'est pas encore morte. Pourtant, ce n'est plus la peur terrible
qu'il connaissait Il n'y a pas si longtemps encore. Bunyan en parle
comme d'une chose du passé. Mais c'est une autre peur qui le presse.
Il a peur d'aller à la mort avec un visage pâle et des genoux
tremblants, et ainsi de donner raison aux ennemis de Dieu et de son
peuple, à cause de sa poltronnerie.
Il a peur d'avoir peur.
Mais il trouve une consolation dans la
pensée que du haut de l'échelle il pourra exhorter encore la
multitude venue le voir mourir.
Puis il songe, comment n'y
songerait-il pas à la petite porte de Cobb, toujours ouverte. Il n'a
qu'à dire un mot, un mot d'évasion, et il ira retrouver sa famille.
Sa famille ! Et puis la vie ne lui est-elle pas devenue tout à coup
plus précieuse encore, depuis qu'il a senti en lui l'éveil de
puissances neuves en souffrance de créer, et de se manifester en
oeuvres de force et de beauté ? Il peut écrire. Il sait écrire. Il a
connu le sortilège des mots, il a frémi de la Joie de l'artiste.
Il est seul. L'isolement est le
terrain de prédilection du Tentateur. C'est depuis bien plus de
quarante jours que Bunyan est au désert. Les conflits se sont
simplifiés, accusés, aiguisés. Ils se réduisent maintenant à un
choix entre oui et non. Ils ne peuvent guère se prolonger davantage
: le moment est venu où l'indécision va être intolérable.
« Pendant plusieurs semaines, je fus
ballotté, ne sachant que faire. Enfin, cette considération tomba sur
moi, de tout son poids, que c'était pour la Parole et pour le Chemin
du Seigneur que je me trouvais en cette conjoncture, et que, par
conséquent il ne m'était pas possible de m'écarter de mon devoir de
l'épaisseur d'un cheveu. » Je pensai aussi « que c'était mon devoir
d'être fidèle à sa parole, Dieu fût-il disposé à jeter les yeux sur
moi en ce jour ou à ne me sauver qu'au dernier moment seulement:
aussi, pensais-je, puisqu'il en est ainsi, je suis d'avis d'aller de
l'avant, que je reçoive secours ou non ».
Il jette son cri de défi. « Si Dieu
n'intervient pas, me disais-je, je sauterai de l'échelle du gibet
dans l'éternité, les yeux bandés, soit pour sombrer, soit pour
nager, vienne le ciel, vienne l'enfer, Seigneur Jésus, si Tu veux me
saisir, fais-le ! Je risque tout pour l'amour de ton nom. »
Ce fut sa victoire définitive. Il lui
avait fallu dire oui de toute la force de son âme, à l'extrême
pointe du conflit. Point de paix pour Bunyan avant d'avoir résolu
avec force ; point de résolution forte sans conflit de titan. Il
faut bien prendre notre héros comme il est fait.
Son âme enfin est unifiée, liée en un
faisceau indivisible autour d'une irréductible volonté. Il est
désormais, et le sera jusqu'au bout du pèlerinage, tout entier dans
la confiance et dans l'obéissance joyeuse. Le dernier seuil est
franchi. Toute sa vie est à la discrétion du Seigneur. Il la lui a
apportée, dans le geste de l'ultime sacrifice consenti : le Seigneur
la lui rend, prête désormais pour les travaux qu'il lui réserve.
Ainsi, c'est la prison qui a fait de
Bunyan un homme définitivement libre. C'est un homme nouveau qui,
maintenant, va et vient entre ses quatre murs. Il se laisse
questionner par ses visiteurs ; il est cordial, rempli de bonne
humeur, abondant en humanité souriante. Plein de sang-froid et d'une
clairvoyance neuve, Il observe choses et gens d'un oeil sûr et
profond. Il ne se perd pas dans les nuages; de solide bon sens, il
étreint des mains et touche des pieds la réalité. Rêveur,
allégoriste, visionnaire, prédicant rustique, parfois échevelé, tout
ce que l'on voudra ! Il n'en demeure pas moins solidement planté sur
terre ferme.
Il a sa bibliothèque : deux livres en
tout, sa Bible et le Livre des Martyrs, de Fox. Puis, il a ses
outils. On lui apporte à réparer des ustensiles de ménage, : car Il
faut que sa famille vive. Il a aussi du papier et de l'encre. Tout
un monde nouveau palpite en son âme : il le fouille, l'explore, le
décrit. Sa pensée libérée aussi est maintenant au bord du nid, prêté
à prendre l'essor, se dilatant dans une joie neuve, au contact de la
brise qui la soulève et va l'emporter.
Il écrit.
Ce sont des sermons, des traités, des
ouvrages plus volumineux. C'est à ce moment que surgit d'une
magnifique coulée son autobiographie spirituelle Grâce Surabondante,
qui appartient aux Confessions de grande classe et demeure un des
classiques de l'âme. Il est vraisemblable que ce livre vint au jour
comme suite, et sans doute en manière de développement, à un certain
nombre de sermons qu'il prêcha en sa chambre de prison. Car Il
prêchait toujours, à tout venant. Parfois Il avait de véritables
aubaines. Une nuit, une soixantaine de personnes avaient été
surprises dans une réunion prohibée, dans un bois. Les hommes de
police conduisirent toute la troupe à la prison ! John Bunyan
remercia Dieu de l'aventure qui lui donnait un auditoire comme Il
n'en avait eu depuis longtemps ; et l'auditoire se trouva
merveilleusement béni d'avoir goûté de la prison, en compagnie de
Maître John Bunyan.
Il publia coup sur coup des
Méditations (Profitable Meditations), un traité sur la prière
(Praving in the Spirit), un livre de morale évangélique (Christian
Behaviour), deux livres de vers, la Sainte Cité (Holy City), la
Résurrection des Morts (Resurrection of the Dead), d'autres
méditations (Prison Meditations). De tous ces livres, la Sainte Cité
offre seul un intérêt réel pour le lecteur moderne.
Peu après avoir publié Grâce
Surabondante, Il bénéficia de quelques semaines de liberté. Des amis
étaient intervenus en haut lieu en sa faveur. C'était pendant
l'année terrible de la peste qui désola Londres et vint même exercer
ses ravages autour de la prison de Bedford, et Qui devait être
suivie du Grand Incendie qui ravagea la capitale.
Ces calamités nationales avaient-elles
incliné à la clémence les hommes au pouvoir ? Nous ne savons. En
tout cas, cette éclaircie dans l'existence de Bunyan devait être de
courte durée. L'incorrigible fut de nouveau surpris dans une réunion
prohibée et réintégra sa cellule. Elle devait lui servir de demeure
pendant six ans encore.
Nous connaissons beaucoup moins bien
ce qui s'est passé pendant ces six nouvelles années
d'emprisonnement. Si au cours de son premier séjour Il avait publié
neuf livres, dans le second, il semble n'en avoir publié que deux :
une profession de foi (Confession of faith) et, peu de temps avant
sa mise en liberté définitive, en 1672, une Défense de la Doctrine
de la Justification par la Foi (Defence of the Doctrine of
Justiftcation by Faith).
On a cru pendant longtemps que son
chef d'oeuvre, le Voyage du Pèlerin avait été écrit pendant ce
séjour de douze ans en prison. On est à peu près sûr aujourd'hui que
le livre fut écrit au cours d'une nouvelle incarcération qui dura
six mois, cette fois, et qui eut lieu cinq années après sa
libération de son long emprisonnement.
C'est grâce aux événements qui
assombrissaient à cette époque la vie publique de l'Angleterre que
Bunyan obtint sa mise en liberté.
Le roi désirait vivement ramener son
peuple au catholicisme, et s'était assuré par un traité secret
l'appui du roi de France. Pour cacher ses menées, il crut d'habile
politique de se montrer soudain enclin au libéralisme envers les
Églises dissidentes, depuis longtemps persécutées par l'Eglise
établie. Il signa la Déclaration d'Indulgence de mars 1672.
Les prisons s'ouvrirent. Bunyan, avec
beaucoup d'autres, sortit de la geôle de Bedford, libre enfin.
Ce fut un retour triomphal. Quelques
mois auparavant, le 31 décembre 1671, anticipant sur les événements,
la communauté fondée par Gifford et dont il était membre, lui avait
demandé de devenir son pasteur. Il avait accepté. Une grange
spacieuse avait été achetée pour servir de lieu de culte. Les
autorités en donnèrent licence. En même temps fut accordée à John
Bunyan l'autorisation d'exercer sa charge de pasteur
congrégationaliste.
Alors se déroula dans l'allégresse le
premier culte présidé après sa délivrance. Toute la famille de
Bunyan était présente : Elisabeth, sa femme, Mary, la jeune aveugle,
et qui avait maintenant vingt ans, John et Thomas ses deux fils.
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