« Un jour, la bonne providence de Dieu, m'appela à
Bedford pour y exercer ma profession et dans une des rues, je tombal
tout à coup sur un groupe de trois ou quatre pauvres femmes assises
au soleil devant leur porte et s'entretenant des choses de Dieu.
Elles conversaient sur la nouvelle naissance, l'oeuvre de Dieu dans
leur coeur... Elles disaient comment Dieu avait visité leur âme par
son amour, en Jésus-Christ, et par quelles paroles et quelles
promesses elles avaient été réconfortées, relevées, aguerries de
nouveau contre les tentations du Malin... Il y avait une telle
manifestation de grâce dans tout ce qu'elles disaient qu'elles
m'apparaissaient comme si elles avaient découvert un monde
nouveau... Mon pauvre coeur commença à trembler et je me mis à avoir
des doutes sur les positions religieuses dans lesquelles je m'étais
Installé ; car je voyais bien que dans aucune de mes pensées sur la
religion et le salut, jamais la nouvelle naissance n'avait trouvé
place ; et je ne connaissais pas davantage le réconfort de la Parole
et de la Promesse, ni non plus le mensonge hypocrite de la trahison
de mon pauvre mauvais coeur... Je quittai ces femmes et vaquai à des
affaires; mais leurs paroles m'accompagnèrent. J'étais poursuivi par
elles... »
Il lui semblait, avoue-t-il, que ces
femmes avaient discouru en sa présence comme si c'était la joie qui
les avait fait parler. Dans cette rue de Bedford que le soleil
pavait d'or comme une Jérusalem céleste, Il vit tout à coup toutes
les ombres de sa propre situation.
Une souffrance nouvelle s'insinuait en
lui. Alors qu'il retournait à Elstow, la vision de ces pauvres
femmes assises dans la lumière du soleil s'attachait à lui. Tout en
allant, il eut comme une sorte de rêve éveillé, et Il les revit.
Elles se trouvaient sur le versant ensoleillé d'une colline, alors
qu'il était lui-même dans l'ombre et dans le froid, au fond de la
vallée. Un désir fou de se joindre à elles le tenaillait. Mais un
grand mur s'élevait entre elles et lui, trop haut pour qu'il pût
l'escalader. Toutefois, Il arriva à découvrir une petite porte, très
étroite. Il passa la tête d'abord, puis les épaules, et fit tant et
si bien que le corps tout entier y alla...
Mystérieux tisseur de rêves ! Nous l'y
retrouverons!
En tout cas, John Bunyan savait ce
qu'il voulait, ou, pour le moins, se laissait-il mener par un désir
nouveau, aigu : partager la joie, les assurances solides, la liberté
intérieure de ces braves et pauvres gens ! Se tenir avec eux sur le
même roc des certitudes glorieuses de la grâce et des promesses !
Ces femmes appartenaient au troupeau
du Révérend Gifford. Cet homme qui devait jouer un rôle décisif dans
la vie de Bunyan et qui est probablement le seul homme de valeur
qu'il ait rencontré au cours de ses années de formation, avait eu
une carrière orageuse. Major dans l'armée royale, il avait été fait
prisonnier au cours d'une émeute et n'avait échappé à la pendaison
que grâce à une évasion audacieuse. Il s'était échoué à Bedford, y
avait pris femme et s'était installé comme médecin. Il était alors
violent, tout Imprégné encore des moeurs grossières de l'armée, et,
au surplus, antireligieux. Pu% il avait été transformé, d'une façon
aussi complète que soudaine, dans une expérience religieuse
remarquable déclenchée au cours de la lecture d'un livre puritain,
aujourd'hui oublié.
Il y avait à Bedford un groupe de
Dissenters, mais point du tout organisé. Gifford s'était Joint à eux
et n'avait pas tardé à s'imposer par le poids de sa personnalité.
Après avoir constitué une congrégation, avec les éléments dispersés
dans la ville et les environs, il était devenu leur pasteur en 1650.
Son ministère devait durer cinq ans, Jusqu'à sa mort.
De cet homme remarquable, nous n'avons
qu'une lettre pastorale écrite sur son lit de mort et qui donne la
mesure de l'homme et du chrétien. La communauté qu'il créa est
encore vivace aujourd'hui, maintenue sur les principes édictés par
lui. C'était une Église à part, en ce siècle de sectarisme et de
bigoterie. Les principes fondamentaux de cette communauté étaient la
foi en Christ et l'effort sincère pour la vie sainte. Par ses
disciplines pratiques, elle constituait une Église
congrégationaliste et baptiste, mais se refusait aux étroitesses
sectaires du temps.
Pressé par une sorte de fatalité
Intérieure contre laquelle ne pouvait tenir aucun non, John Bunyan
se joignit aux puritains du troupeau de John Gifford. Avait-il
vraiment conscience qu'une contrainte le poussait, le guidait et le
jetait en avant dans cette hasardeuse aventure de la foi ? Point,
sans doute. Mais plus tard, il devait discerner dans ces décisions
spontanées et brusques, comme aussi d'ailleurs dans celles longtemps
pesées au sein de l'incertitude et de l'angoisse, l'autorité
mystérieuse de la grâce irrésistible.
John Bunyan ne devait pas connaître
les triomphes rapides et définitifs de Gifford. Pour lui les
Interminables vallées d'humiliation, les pièges continuels tendus
aux détours des sentiers, d'ailleurs mal tracés, où le poussait son
tourment de sainteté.
Grâce Surabondante (Abounding Grace)
est le récit de cette épopée de sainteté. Nous sommes en présence
d'une âme cyclonique. Elle est jetée d'un mouvement brusque de
l'extrême joie à l'extrême désespoir. Les chapitres haletants nous
laissent l'impression que parfois cet homme est un halluciné et que,
enfermé dans un cabanon, Il se jette, harcelé par de mystérieuses
visions, tantôt sur une paroi, tantôt sur une autre, avec une
violence désordonnée. Nous le voyons soudain soulevé par une joie
impétueuse, et sa prose d'airain résonne comme une cymbale. Mais
aussitôt après, et sans transition, c'est de nouveau l'affreux
découragement, où Il se déchire les chairs dans les transes d'une
vision de l'enfer.
Le scrupule du Puritain le tient en
ses tenailles de fer ; la hantise de la damnation est, elle aussi,
un instrument de torture. Il s'étend lui-même sur la roue, se met à
la question, s'analyse sans répit, avec une minutie de juge
d'instruction. N'a-t-il pas aussi des Puritains leur notion
catastrophique de la vie ? Une peccadille lui découvre tout de suite
l'abîme au dessus duquel Il marche, comme sur une corde raide. Il se
sent alors saisi d'un vertige mortel.
De cette prose «une incomparable.
beauté, étincelante par le style, rendue chaotique sous la poussée
désordonnée de l'âme qui s'y tourmente, nous tirons cependant des
Indications sûres qui nous donnent le secret de ses joies
triomphantes et de ses affreux désespoirs. Tant qu'il a les regards
détachés de sa propre personne et tenus fixés sur Dieu, sur ses
promesses, sur les révélations de sa grâce en Jésus-Christ, sur
Christ lui-même, Bunyan rayonne de certitudes radieuses. Il est sur
le roc. Mais que soudain il découvre dans la texture de son âme
quelque fissure, quelque déloyauté subtile, infime, à peine
perceptible, quelque tache, alors il entreprend de plus belle, de
fouiller son pauvre coeur en impatience de sainteté, créant
peut-être de sa propre imagination, les enflant en tout cas, les
iniquités qu'il recherche, oubliant Dieu au sein des anxiétés qui se
lèvent sur son âme en brouillard épais ; il est ressaisi par les
grandes eaux, perd pied, suffoque, se noie. Il lui faudra du temps
pour apprendre à s'abandonner aux bras éternels tendus pour le
soutenir et le porter. Il est compagnon d'agonie de Paul,
d'Augustin, de Luther, de tant d'autres.
Grâce Surabondante nous donne en quelques phrases
typiques une évocation de ces obscurs combats. « La gloire de la
Sainteté de Dieu me mettait en pièces... J'aurais voulu changer de
coeur avec n'importe qui... J'aurais donné mille livres sterling
pour une larme ; impossible d'en verser une... J'étais souvent comme
si j'avais couru sus à des hallebardes, et que le Seigneur m'en eût
frappé pour me tenir éloigné de lui... Rien maintenant ne semblait
m'être laissé - et cela pendant deux années pleines - que la
damnation... Les philistins ne me comprenaient pas... Je tombai
comme un oiseau touché d'une flèche, dans le sentiment vertigineux
d'une grande culpabilité et dans un désespoir terrible. »
On trouve peut-être qu'il y a là une
certaine exagération. Il serait dangereux d'user de ce mot dans son
sens ordinaire et trouver ici tout simplement un langage outré,
selon une mode qui se retrouve à toutes les époques. Si exagération
il y a, c'est l'exagération intrinsèque au puritanisme. Elle a
engendré bien des souffrances, mais a aussi taillé dans le roc des
géants que le temps n'a pas effrités. C'est aller vite en besogne
que de classer tout simplement Bunyan parmi les névropathes, comme
le fait William James. Il nous donne néanmoins un portrait clinique
du puritain Qu'il dissèque avec assez de justesse : « sa conscience
morale était d'une sensibilité maladive, Il était obsédé de doutes,
de craintes, d'idées fixes, il présentait des phénomènes
d'automatisme verbal à la fois moteurs et sensoriels. C'était
d'ordinaire des textes de la Bible qui tantôt le condamnaient,
tantôt lui étaient favorables. Ils lui venaient sous une forme à
demi hallucinatoire comme des voix, se fixaient dans son esprit et
le jetaient d'un côté puis de l'autre comme des raquettes se
renvoient une balle. Joignez-y une effrayante mélancolie, un mépris
désespéré de soi-même. »
Du reste, il suffit de lire l'extrait
qui suit, de Grâce surabondante pour se faire un portrait définitif
de Bunyan à cette époque de travail de sainteté. « Non, non,
pensais-je, cela va de mal en pis ; je suis plus loin que jamais de
la conversion. Même si l'on me brûlait sur un échafaud, je ne
pourrais pas croire que Jésus m'a aimé. Hélas ! Je ne pouvais ni
l'entendre, ni le voir, ni sentir sa présence, ni savourer rien de
ce qui le concernait. Quand parfois je parlais de mon état à des
hommes de Dieu, Ils me plaignaient et me parlaient des Promesses
divines. Mais ils auraient pu tout aussi bien me dire qu'en étendant
le bras Je pourrais toucher le soleil du doigt. Durant tout ce
temps-là J'évitais soigneusement tout péché, ma conscience était si
délicate qu'un rien la faisait tressaillir : je n'osais pas toucher
à un bâton, à une épingle, à un fétu qui ne fut pas à moi. A chaque
mot que je voulais prononcer, je tremblais de commettre un péché.
Avec quelles précautions infinies il me fallait parler et agir !
J'étais comme sur une fondrière; à chaque pas J'enfonçais dans la
vase : J'étais là, abandonné de Dieu, de Christ, de l'Esprit, de
tout ce qui était bon.
» Ma souillure originelle et cachée,
voilà ce qui faisait ma douleur et mon tourment, ce qui nie rendait
à mes propres yeux plus répugnant qu'un crapaud ; et j'étais
persuadé qu'il en était de même aux yeux de Dieu. Le péché, la
corruption coulaient de mon coeur comme l'eau d'une fontaine.
J'aurais volontiers donné mon coeur à n'importe qui pour avoir le
sien en échange. Je pensais que le Diable seul pouvait m'égaler en
perversion intime et corruption d'esprit. Assurément, pensais-je, je
suis abandonné de Dieu ; et je restai dans cet état pendant
plusieurs années.
» J'étais un fardeau pour moi-même, et
en même temps un objet d'effroi. Jamais Je n'ai su comme alors ce
que c'était qu'être fatigué de la vie et cependant effrayé de
mourir. Avec quelle joie J'aurais accepté n'importe quelle autre
existence que la mienne ! Tout, pourvu que je ne sois plus un homme!
Tout, pourvu que je ne sois plus ce que J'étais! » (1)
Tel est ce pauvre Bunyan pendant
plusieurs années, une personnalité puissante en travail de création
et qui n'en est encore qu'à cette étape où plusieurs Bunyans se
disputent en lui la préséance, en rivalité ardue et incessant
combat. Est-il étrange qu'il interprète ce combat mystérieux comme
une étreinte mortelle mettant aux prises, dans le cercle clos de son
âme, quelque démon d'enfer et un ange de lumière ? La grâce n'est
pas encore victorieuse qui liera en un seul faisceau les forces
indomptées qui se tordent en lui et se heurtent avec violence ; qui
unifiera et, par sa seule souveraineté, purifiera, fortifiera son
âme, et lui assurera l'épanouissement dans la paix et la divine
harmonie. Il est harcelé, il se secoue comme un sauvage.. il
s'arracherait l'âme avec les ongles pour la jeter au bord du chemin
et s'enfuir, enfin délivré. Un jour, il est obsédé par une phrase
blasphématoire : « Vends-le ! vends-le ! » Judas le hante. Ces mots
raisonnent en sa tête malade comme ses chaudrons de cuivre sous le
marteau : Vends-le ! vends-le ! jusqu'au moment où, n'y tenant plus,
après avoir crié mille et mille fois : « Je ne veux pas, je ne veux
pas ! » Il s'écrie enfin, pour avoir la paix : « Eh bien ! vends-le
donc !÷
Il en est au désespoir un an durant.
Un jour cependant, Il entendit un
sermon sur ce texte « Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es
belle » (Cantique des Cantiques 4 : 1) dans lequel le prédicateur
démontrait qu'une âme rachetée est précieuse aux yeux de Dieu même
si elle apparaît sans valeur à ses propres yeux ; que Dieu l'aime,
toute tentée qu'elle soit, affligée, assaillie avec violence,
meurtrie, écartelée, dans le deuil. « Cela fit sortir le soleil pour
un jour, écrit Bunyan ; mon coeur ,se remplit de réconfort et
d'espérance... et j'étais si enthousiasmé de cette vision de l'amour
et de la miséricorde dé Dieu que je ne pouvais me contenir ; et
j'aurais voulu pouvoir aller prêcher cet amour aux corbeaux que Je
voyais dans les champs labourés ».
Quelques jours après, Il est vrai, il
était de nouveau dans le noir marasme, pataugeant dans les
incertitudes, les perplexités, doutant même de l'existence de Dieu.
Il commença même à soupçonner qu'il était possédé du Diable. C'est
alors que lui tomba entre les mains le Commentaire de Luther sur
l'Epître aux Galates.
Depuis longtemps il aspirait connaître
l'expérience de quelque homme de foi, susceptible de le guider dans
sa propre aventure. D'emblée, il salua Luther comme un compagnon
pèlerin sur le chemin de ses angoisses et de ses espérances. Alors
qu'il traversait la Vallée de l'Ombre de la Mort, Il lui semblait
entendre, comme le héros de son allégorie, devant lui, une voix
humaine et fraternelle. « Je découvris ma propre condition dans
cette expérience si magnifiquement et si exactement décrite, au
point que J'eusse pu croire ce livre composé de la substance même de
mon coeur. »
Il vit dans la découverte de ce livre
une action directe et décisive de la grâce de Dieu. Enfin, une terre
solide commençait à émerger de l'abîme des eaux. « Maintenant,
J'avais reçu la preuve, pensais-je, de mon salut, avec beaucoup de
sceaux d'or, là, étalée devant mes yeux. »
Qu'avait-il trouvé dans le livre de
Luther ? L'exposition magistrale de la formule de Paul et des
Réformateurs : le salut par la foi. Le fléau universel, dit Luther,
n'est-il pas cette haute opinion que l'homme a de lui-même ? Or, ce
n'est pas à sa perfection que l'homme doit regarder, ni non plus
d'ailleurs à ses Imperfections, mais à Christ seul, « notre
justification ». Et encore, point à un Christ dont on fait un
nouveau législateur, un Moïse supérieur, mais au Christ qui donne la
grâce ! Il faut s'armer du texte : « Christ est mort pour nos péchés
» ! Je suis pécheur, alléluiah ! Je m'en réjouis, car Christ est
mort pour les pécheurs !
Froude, un des plus fameux biographes
de Bunyan, écrit que c'est l'autorité divine de la conscience qui a
été le principe fondamental et fécond qui a sauvé John Bunyan. Il
n'a pas compris le drame d'où son héros est sorti le vainqueur
magnifique dont l'Eglise chrétienne conserve précieusement l'image.
Il fallait plus que la conscience ; car eût-elle été écrite en lui
de la main même de Christ, sa conscience était une loi, et cette loi
l'enfermait dans la condamnation éternelle, ainsi que faisait pour
Paul la Loi de Moïse. Christ « donne plus que la loi éternelle : il
donne la grâce, la vie éternelle... Maintenant, ajoute-t-il, je puis
détacher mes regards de moi-même pour les fixer sur Christ ? »
Ce lutteur né devait ainsi apprendre
que la victoire vient à celui qui accepte de cesser la lutte.
Découverte paradoxale, déconcertante. Le pécheur doit détacher ses
regards du péché qui est en lui, de l'ennemi qui est là, prompt à
l'assaut, pour fixer ses yeux sur Christ. Il est suffisant pour tout
! A quoi bon s'user en une lutte qui, sans Christ, est Inutile ?
Livre-toi tout entier au Seigneur, et il fera le reste.
Quand il comprit cela, John Bunyan
prit pied et se sentit enfin en sécurité. Il nous permet, dans son
autobiographie, d'être les témoins de sa découverte joyeuse. Il la
décrit avec force et dans les termes d'une théologie toujours en
honneur : « Je vis, par grâce, Que c'était le sang versé sur le
Calvaire qui sauve et rachète le pécheur ; je le vis avec les yeux
de mon âme et avec autant de clarté et de réalité que s'il se fût
agi d'un petit pain d'un sou que J'eusse tenu en ma main...
» ... Parfois, j'ai senti à ce point
le fardeau de mes péchés, que je ne savais où trouver de repos ni
Que faire. Oui, en de tels moments, je pensais en perdre la raison.
Cependant, en ce temps-là, Dieu, par sa grâce, a tout à coup si
efficacement appliqué le sang qui a coulé au Calvaire sur ma
conscience blessée et coupable, qu'immédiatement J'ai éprouvé une
paix douce, forte, profonde, calme et riche en réconforts... au
point que J'en vins à, douter que mes terreurs eussent Jamais
existé. »
C'est au Calvaire que John Bunyan a
trouvé son équilibre. Toute sa vie profonde s'unifie autour de la
seule et essentielle vérité : Christ lui suffit. L'ascension est
maintenant commencée : rien ne l'arrêtera plus. Assurément, ce sera
à un rythme tourmenté. Les sombres humeurs calamiteuses
s'accumuleront encore à l'horizon de son âme ; d'antiques terreurs
reviendront en coup de vent, et hurleront encore les vieilles
épouvantes. Mais il lui suffira de fixer ses regards sur la figure
Intérieure de Christ pour que, de nouveau, les grandes clartés
l'inondent.
C'est au milieu de son allégresse
toute neuve et vibrante qu'il lui semble entendre une voix lui dire
: « J'ai à te donner quelque chose à faire de plus que l'ordinaire
». Les âmes qui reçoivent entendent, en même temps, l'appel au don :
Bunyan n'échappe pas à cette loi. D'ailleurs, c'est aussi à cette
heure intensément créatrice qu'il ressent la première Impulsion
mystérieuse qui va le pousser vers la nécessité d'écrire. « Un jour,
comme je rentrais chez moi, ces mots revenaient sans cesse dans mes
pensées et flambaient dans mon esprit : « Tu es mon amour, tu es mon
amour ! » Vingt fois de suite... Alors je me dis en mon âme, avec
beaucoup de joie : Ah, je voudrais avoir Ici ma plume et de l'encre
! Je l'écrirais avant d'aller plus loin ! »
Tout ensemble s'affirment en lui ce
besoin ardent de don et d'expression et aussi ce puissant amour
mystique pour Christ qui va agir en lui en grande passion
libératrice et purificatrice. Certaines de ses paroles ont ce ton de
l'extase auquel nous ont familiarisés les saints du Moyen Âge. Il
nous parle des « délicieuses souffrances » de l'amour de Christ.
Être en « mal d'amour » pour Christ est une maladie qu'il voudrait «
plus épidémique ». « Mourir de cette maladie, Je le ferais
volontiers' ; c'est meilleur que la vie. elle-même. » « De toutes
les larmes, celles-là sont les meilleures, qui sont faites du sang
du Christ ; et de toutes les joies, celle-là est la plus douce qui
est mêlée au deuil de Christ. Oh ! c'est une bonne chose que d'être
à genoux, avec Christ dans mes bras, devant Dieu ! »
La plénitude n'est pas encore atteinte
; d'autres hymnes de bataille et de triomphe retentiront avant que
l'épopée atteigne sa beauté culminante. Mais Il suit son chemin, les
yeux fixés sur le Maître, et lentement Il se revêt de force dans les
certitudes qui s'affirment et dans sa sécurité intime, si neuve
encore.
Il lui a fallu six longues années pour
traverser la Vallée de l'Humiliation ; six années, pendant
lesquelles il n'est demeuré debout que grâce au secours venu de ses
frères en la foi. En 1653, en effet, au coeur même de son conflit,
il était entré dans l'église de John Gifford. Les membres de cette
communauté étaient de condition humble, mais de vie spirituelle
riche et forte. Après tout, se disait Bunyan, n'étaient-ils pas
faits de la même argile que lui ? Cette pensée lui était d'un
immense secours. Il se confia à eux. De leur côté, ils durent être
souvent effrayés par ses désespoirs terribles. John Bunyan ne savait
pas être quelque chose à moitié. A trois reprises au moins il fut
sur le point de s'effondrer physiquement. Un mystérieux ressort
cependant l'avait préservé des débâcles définitives.
Il bénéficia plus que nous ne pouvons
l'imaginer sans doute, des sermons de John Gifford, massifs et
solides comme tout authentique sermon de puritain, bardés de
passages de l'Ecriture au surplus. Vraisemblablement, c'est à cette
école qu'il acquit la maîtrise de la Bible, de sa vigoureuse et
impondérable substance, comme aussi de sa langue prestigieuse.
Mais avant tout, Il était porté, Il le
dira plus tard et avec quelle puissance, par cette mystérieuse
volonté de vivre qui est plus qu'humaine, qui soulève l'homme,
l'arrache à lui-même, l'entraîne, le pousse en avant vers une
inconsciente destinée. Chez beaucoup, cette aventure de l'âme est un
essor facile, en tout cas sans souffrances ni angoisses. Ici, les
fers étaient mis, et la main qui les maniait pour amener au jour
cette âme vivante, était rude et impitoyable.
A la date que nous avons atteinte,
1657, le jour de l'épanouissement en force et en splendide maturité
est proche. Le chaudronnier ambulant est depuis un an avec sa
famille, installé à Bedford même. C'est alors que sa femme meurt, le
laissant veuf avec Mary, sa fille aveugle, et trois autres petits.
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