Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

UNE VISION DE SAINT PAUL

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«Étant arrivé à Troas, Paul eut une vision dans la nuit; il vit un Macédonien debout qui l’appelait et lui disait: «Passe en Macédoine et viens nous secourir.» Aussitôt après cette vision, nous cherchâmes à passer en Macédoine, concluant que le Seigneur nous appelait à y porter l’Évangile.» (Actes XVI, 9,10.)


Je ne puis me représenter sans émotion le moment où Saint Paul arrive au bord de la mer à Troas, et s’arrête en face de l’Europe que son regard aperçoit pour la première fois au-delà des flots bleus de l’Hellespont.

Le pays où il se trouvait était, nous le savons, une terre privilégiée entre toutes, où, sous un ciel splendide, la nature avait prodigué ses beautés; c’était sur ces rives que la plus antique poésie avait placé ses héros et ses dieux; mais le grand apôtre ne s’arrête pas à ces pensées, SON CŒUR ET SA VIE POURSUIVENT UN AUTRE BUT.

Je songe à ce qu’il dut éprouver en voyant apparaître dans le lointain le rivage de la vieille Europe. Déjà, dans le premier élan de son ardeur missionnaire, il avait parcouru l’Asie occidentale tout entière pour y annoncer Jésus-Christ; tant de périls traversés, tant de fatigues supportées auraient pu lui suffire. Ç’aurait été assez pour un autre que de porter le fardeau spirituel de tant d’Églises fondées, de tant de milliers d'âmes converties au Dieu vivant. Mais son cœur s’élargit avec sa tâche, son ardeur grandit avec les difficultés; l’Europe est là qui l’attire.

Au-delà de cette mer qui s’étend à ses pieds, il voit la Grèce avec ses arts et ses divinités qui ont séduit la terre, il voit Rome, la cité maîtresse avec tous les peuples agenouillés devant elle; il embrasse ce monde du regard immense de sa sainte ambition d’apôtre; IL FORME CE RÊVE ÉTRANGE, INSENSÉ, DE LE SOUMETTRE À JÉSUS-CHRIST.

Alors, nous dit l'Écriture, quand la nuit fut venue, Paul eut une vision. Un homme se présenta devant lui, et cet homme l’appelait et lui disait: «Franchis la mer et viens nous sauver.» Ainsi Dieu répondait à ses prières et transformait en une mission positive l’ardent désir de son cœur.

«Viens nous sauver!» C’était le cri de l’Ancien Monde, un cri de détresse, un cri désespéré. C’était le dernier mot de cette civilisation magnifique, de ce prodigieux développement de l’humanité. Tant de penseurs et tant de sages, tant d'écoles et d’académies, tant de discussions et de recherches, tant de lois et de constitutions, tant d’orateurs et d’écrivains de génie pour aboutir à cette parole suprême: «VIENS NOUS SAUVER!»

Viens nous sauver! car le doute nous tourmente, car, après avoir été ballottés sur toutes les vagues de la pensée humaine, nous avons échoué sur les sables mouvants d’un scepticisme sans fin.

Viens nous sauver! car la corruption nous ronge, car la gangrène a pénétré jusqu’à la moelle de nos os, car nous ne savons plus ce qu’est la pureté, car nos dépravations épouvantent la nature elle-même.

Viens nous sauver! car nous sommes tous esclaves, tous à genoux aux pieds d’un être qui hier s’appelait Caligula et qui demain s’appellera Néron. Viens! car nos dieux sont morts, nos temples sont muets et nos prêtres rient de leurs propres prières et de leurs sacrifices. Viens! car nous souffrons et pour nous il n’y a plus d’espoir.

L’Apôtre va donc partir pour cette prodigieuse entreprise. Souvent déjà, par la mer qu’il allait franchir, des conquérants avaient fait passer leurs puissantes armées; c’était la route qu’avaient suivie Xerxès, Alexandre et César; en voyant passer ces formidables multitudes, avec leurs drapeaux déployés et leurs préparatifs immenses, on avait dit chaque fois: Le monde va changer de maître.

Aujourd’hui, c’est une barque qui emporte rapidement d’une rive à l’autre quatre hommes ignorés: Paul de Tarse, Luc, Silas et Timothée; nul, sans doute, ne remarqua leur passage, mais ces hommes allaient fonder un royaume qui ne doit pas périr, et nous, les descendants de ces races auxquelles ils venaient apporter la parole de vie, nous les saluons et nous bénissons leur souvenir.

Eh bien, cette grande page des temps apostoliques va nous servir aujourd’hui d’enseignement. Ce qui s’est passé à Troas se reproduit à tous les âges de l’Église, et dans l’histoire de chaque âme chrétienne.

Tous, si nous sommes chrétiens, nous avons entendu des voix, celles des détresses humaines, détresses matérielles ou morales, et ces détresses nous appelaient et nous suppliaient de leur venir en aide.

Ces voix, les avez-vous comprises?

Cette mission, l’accomplissez-vous?

Telle est la double question que je veux vous adresser aujourd’hui.

Si Paul, autrefois Juif sectaire et pharisien sans entrailles, s’est ému du cri de détresse de l’Ancien Monde, c’est que Paul est devenu l’apôtre de Jésus-Christ, c’est qu’il sert Celui qui le premier a vu passer devant ses yeux la sombre vision de l’humanité perdue et qui s’est livré pour la sauver.

PAUL VOIT EN JÉSUS-CHRIST SON ROI. Or, quel est le trait distinctif de cette royauté? C’est une royauté d’amour et de sacrifice. Ceux qui avant lui, ceux qui après lui ont régné sur les hommes se sont dit: «Nous monterons!» Lui, il a dit: «Je descendrai.» Ils ont dit: «Nous dominerons;» il a dit: «Je servirai.»

Jésus-Christ s’est abaissé, il a regardé au-dessous de lui; il a entendu le cri, le gémissement de l’humanité coupable, et, pour la sauver, il est descendu jusqu’au fond de l’abîme de nos douleurs et de notre condamnation.

TEL MAÎTRE, TELS DISCIPLES. Tandis que, par nature, nous sommes toujours portés à regarder plus haut que nous, vers tout ce qui attire et ce qui flatte notre ambition et notre orgueil, Jésus-Christ veut sans cesse ramener notre pensée vers ceux qui sont au-dessous de nous. Il n’a pas parlé des rois de la terre. De tous ceux dont le nom remplissait alors le monde, Jésus-Christ n’a rien dit, et quel enseignement dans ce silence!

Mais il a parlé sans cesse de ceux auxquels personne n’avait fait attention jusque-là. C’est sur eux qu’il veut porter l'intérêt et l’amour de ses disciples.

Au dernier jour, il reconnaîtra pour siens, il accueillera dans la gloire ceux qui les auront visités et secourus; lui-même, il se met à leur place, il se constitue en quelque sorte leur représentant dans tous les âges. En les assistant, c’est lui qu’on assiste et qu’on aime, et, pour mieux enseigner à ses disciples comment ils doivent servir leurs frères, sur le point de les quitter, il se ceint d’un linge, il s’agenouille devant eux, il leur lave les pieds, prenant ainsi l’attitude et les fonctions du dernier des esclaves et ajoutant: «Ce que j’ai fait, vous le ferez aussi.»

Partout cette idée reparaît dans son enseignement. Elle me frappe surtout dans une de ses paraboles les plus familières, qui est aussi l’une de celles que l’on médite le moins parce qu’on en redoute, semble-t-il, le sens si clair, et qui condamne si profondément notre égoïsme.

«Pour toi, quand tu donneras un festin, n’invite pas tes parents, ni tes égaux, de peur qu’ils ne te le rendent (de peur qu’ils ne te le rendent... Combien y en a-t-il qui connaissent cette peur-là?), mais invite ceux qui ne peuvent pas t’inviter à leur tour.» (Luc XIV, 12-14.)

Admirable image de la manière dont la religion pratiquée dans l’esprit du Maître devait agir pour transformer la société! Supposons, en effet, cet esprit compris et pénétrant le monde, que verrions-nous?

Toute supériorité naturelle ou acquise, richesse, puissance, science, talent, génie, investirait l'homme d’un ministère envers ceux qui sont plus bas que lui. Ces forces, dont le péché a fait si souvent les instruments du despotisme et de l’orgueil, deviendraient les instruments du relèvement spirituel et de l’affranchissement graduel de tous.

Ceux qui sont en haut aideraient ceux qui sont plus bas à monter vers la lumière et la vraie liberté morale.

Au lieu de quelques aumônes hâtivement jetées dans le gouffre de la misère humaine, au lieu de quelques œuvres accomplies par acquit de conscience et dont on se lasse vite, ce serait une préoccupation constante qui tournerait les cœurs vers la misère et la souffrance, aussi sûrement, aussi naturellement que l’électricité dirige l’aiguille aimantée vers l’étoile du nord.

Alors, nous verrions les nations civilisées et chrétiennes, au lieu de faire de leur supériorité un instrument de conquête, s’incliner vers les peuples encore plongés dans la dégradation du paganisme et de la barbarie et leur dire, dans le langage de la parabole: «Venez vous asseoir à nos côtés.»

Alors, ceux qui savent, au lieu de s’enfermer dans cet aristocratique dédain auquel on prétend que l’on doit reconnaître la science désintéressée, diraient à l’ignorant: «Viens t’asseoir à la table de la science, viens-y prendre la part qui te revient.»

Alors ceux qui possèdent, au lieu de croire que la richesse est un piédestal pour leur égoïsme et un moyen de déployer un faste insolent qui n’ajoute rien à leur influence s’il ne la détruit pas au contraire, comprendraient que DIEU LEUR CONFÈRE un patronage véritable de sollicitude intelligente sur tous ceux auxquels manque le loisir, et qui sont comme écrasés par les soucis quotidiens et par le poids d’un travail sans relâche.

Oui, supposez la société, inspirée de cet esprit, faisant, sous son impulsion régulière et puissante, pénétrer la lumière, la vie et le progrès jusque dans ses dernières couches, ne pourrions-nous pas espérer beaucoup, et n’arriverions-nous pas à résister enfin, autrement que par la force, à cet esprit niveleur et sauvage, à ces haines de classe à classe sur lesquelles je reviens souvent avec obstination, avec douleur, parce qu’elles sont le péril et la honte de notre brillante civilisation?

Et quelle est la condition première de tout cela?

C’est que l’amour chrétien s’empare des âmes!

C’est que, transformés par l’esprit du Maître, nous apprenions de lui à regarder non pas au-dessus de nous, mais au-dessous; c’est que, comme Saint Paul, nous voyions dans nos visions apparaître ceux qui souffrent et qui se perdent, c’est que nous entendions comme lui leur cri de détresse et leur appel.


* * *

Je viens de tracer l’idéal.

Il faut maintenant y comparer la réalité.


Est-ce que vous n’avez pas senti parfois une tristesse profonde en regardant la carte du monde et en voyant la place étroite, resserrée que le christianisme y occupe?

Je sais tout ce qui s’est accompli de grand et d'héroïque dans le champ des missions, en ce siècle surtout, depuis que la chrétienté s'est enfin souvenue qu’elle était ici-bas pour gagner le monde à Dieu;

Je sais tous les prodiges de dévouement qu’ont vus le Japon, la Chine, le Tibet, l’Océanie et l’Afrique;

Je sais les flots de sang catholique et protestant qui y ont coulé pour l’Évangile, les longues patiences, les sacrifices rebutants, les isolements terribles, les angoisses pires que la mort qu’on y a traversées;

Je sais aussi les résultats obtenus;

Je sais que l’Asie et l’Afrique sont comme entourées d’un cercle de stations missionnaires, et qu’à ce siège souvent meurtrier les combattants n’ont jamais manqué;

Je sais toutes les Églises nouvelles fondées sous tous les cieux, annonçant dans des langues jusqu’ici païennes le règne de Jésus-Christ; je compte avec reconnaissance les prémices de l’immense moisson que verra l’avenir.

Mais est-ce que ces résultats peuvent nous satisfaire, est-ce que cela nous suffit, et ne vous semble-t-il pas que le monde païen se tourne vers le monde chrétien et lui dise: «VIENS ME SAUVER?»

D’un côté l’Europe et l’Amérique sur lesquelles rayonne la lumière, de l’autre le reste du monde encore enseveli dans la nuit; d’un côté la civilisation avec tous ses progrès, toutes ses sciences, tous ses raffinements, toutes ses jouissances; de l’autre une barbarie souvent sauvage, un despotisme lâche, féroce et sans frein, des peuples qui vont s’enfonçant dans la mort, d’épouvantables famines traversant périodiquement les Indes et la Perse.

Eh bien, ne semble-t-il pas que CETTE PRODIGIEUSE INÉGALITÉ devrait d’année en année disparaître?

Ne semble-t-il pas que les nations qu’une vie supérieure éclaire et réchauffe devraient s’unir pour faire pénétrer dans le reste du monde un peu de progrès, un peu de justice, un peu d’humanité?

Et puis, lorsqu’on se dit que jusqu’ici les races «supérieures» ne se sont servies le plus souvent de leur intelligence et de leur force que pour opprimer, exploiter et dégrader les plus faibles, que leur politique envers elles n’a été, pendant des siècles, qu’une longue trame d’iniquité, que:


C’EST LÀ L’AURÉOLE SINISTRE

DONT ELLES ONT ENTOURÉ LEUR NOM DE CHRÉTIENNES...


... ne semble-t-il pas qu'un sentiment impérieux de justice devrait les pousser à une mission de réparation et de paix?

Hélas! nous le voudrions, mais ces nations chrétiennes, savez-vous ce qu’elles sont en train de faire?

Elles se surveillent, elles s’épient en remplissant leurs arsenaux, et nul ne sait si demain elles ne se rueront pas de nouveau les unes contre les autres pour s’entr’égorger.

Oui, ces hommes que vous avez rencontrés dans toutes les parties de l’Europe, ces hommes que vous avez vus associés dans les mêmes travaux, s’éclairant aux mêmes nobles recherches de la science, s’éprenant d’enthousiasme pour les mêmes splendeurs de l’art et de la nature, vibrant aux mêmes émotions du cœur, que dis-je, courbant la tête devant le même Dieu, invoquant le même Sauveur...

Hélas! ils se rencontreront dans un jour de tuerie internationale sur ce coin encore inconnu de l’Europe, sur ce futur champ de bataille où doit tomber peut-être votre fils bien-aimé. Voilà où nous en sommes, voilà comment les peuples civilisés remplissent leur mission vis-à-vis du reste du monde.

SI L’ÉGLISE, DU MOINS, COMPRENAIT LA SIENNE!

Si elle entendait l’appel du monde, et si elle y répondait!

J’ai rappelé ce qu’elle a accompli de nos jours, mais n’y a-t-il là rien qui ressemble encore à un élan puissant?

En présence de ces deux tiers de nos semblables païens encore, n’avons-nous pas senti notre conscience frémir sous l’aiguillon du remords?

N’avons-nous pas entendu l’appel qui troubla Saint Paul?

Eh! que parlé-je des païens!

Quand vous traversez nos grandes cités, quand vous voyez ces foules insouciantes et frivoles, quand le vice ou la dégradation élégante ou grossière vous heurtent au passage, quand l’athéisme cynique est au fond de tant d’âmes et le désespoir au fond de tant de douleurs:


Trouvez-vous que l’Église puisse être tranquille et dire:

«J’ai fait, ô Dieu, l’œuvre que tu m’avais donnée à faire?»


Eh! comment ne pas gémir en songeant à tant de débats stériles, de polémiques intestines qui absorbent nos forces vives, nos ressources et notre temps?

À ces controverses la matière ne manquera jamais; le premier incident suffit à en ranimer la flamme et à distraire de leur œuvre ceux qui devraient s’y donner tout entiers.

On me dira qu'il faut défendre la vérité attaquée. Je le sais, et je n’ai garde de conseiller ici, sous prétexte de charité envers les autres, une lâche indifférence envers la vérité révélée dont nous devons être les dépositaires et les témoins;

je crois d’ailleurs que donner aux autres la vérité, c’est la première marque et la meilleure preuve de la charité qu’on leur porte;

je crois aussi qu’affaiblir la vérité, c’est tarir bientôt la charité dans sa source elle-même.

Oui, défendons la vérité, ou plutôt, croyez-moi, affirmons-la tout entière, aussi fidèlement que nous le pourrons, en lui laissant, plus souvent que nous ne l’avons fait, le soin de se défendre elle-même.

Croyons-y davantage, nous-mêmes les premiers, ayons foi en sa puissance intrinsèque encore plus qu’aux arguments dont nous l’appuyons; scrutons-en les profondeurs, les richesses; soyons les prêtres et les adorateurs du sanctuaire avant d’en être les gardiens; tenons-nous plus près de l’autel et moins souvent sur l’enceinte extérieure.

Soyons moins les avocats de l’Évangile que ses témoins!

Préoccupons-nous plus d’être fidèles envers la vérité que d’avoir raison de nos adversaires.

Il y a tel triomphe de polémique qui n’est qu’un leurre et qui laisse l’esprit mal satisfait et la conscience troublée. Mettre au service de la vérité religieuse nos passions, nos colères et nos railleries, descendre sur le terrain des personnalités, savourer les mauvaises joies que procure l’humiliation de nos adversaires, C’EST FAIRE ŒUVRE STÉRILE, c'est semer dans le sable, c’est pis encore, C’EST DISCRÉDITER ET CALOMNIER LA CAUSE QUE NOUS VOULONS SAUVER.

Ce n’est pas, croyez-le bien, que je conseille ici je ne sais quelle paix idyllique ou quelle douceur affectée qui ne seraient qu’un masque. Eh! sans doute, nous aurons toujours des luttes, mais il s’agit de savoir dans quel esprit nous les supporterons, et si l’amour de Dieu, de nos frères et de nos ennemis eux-mêmes sera assez puissant dans nos cœurs pour en chasser toute préoccupation personnelle.

Et là-dessus j’en appelle à Saint Paul, à sa vie tout entière qui projette sur ce point une admirable clarté.

Saint Paul a défendu la vérité chrétienne, avec quelle ardeur, quelle logique, quelle puissance, vous le savez. Mais voyez aussi avec quelle énergie il sait s’arracher à ses luttes pour ALLER AU PLUS PRESSÉ, ET POUR CONQUÉRIR LES ÂMES À SON MAÎTRE!

Certes pour lui, formé à l’école des rabbins, théologien par nature et par éducation, logicien jusqu’à la moelle des os, la tentation était grande de se prendre à ce piège. Le voyez-vous s’usant dans de stériles polémiques, y dépensant de merveilleuses ressources d’habileté et de génie?

Je ne sais pas ce qu’y serait devenu son caractère, mais je me demande si après tout cela nous connaîtrions et son œuvre et son nom.

Qu’a fait Saint Paul?

Laissant le judaïsme dépérir dans les discussions des scribes, il a prêté l’oreille, il a entendu les gémissements du monde païen, il s’est dit: «Les temps sont venus. Allons créer à Dieu un peuple nouveau!» et lui, le disciple de Gamaliel, lui l’ancien rabbin, l’ancien pharisien, l’ancien sectaire, il est devenu ce grand, cet admirable cœur capable d’embrasser dans son vaste amour le monde païen tout entier.

On me dira peut-être que le cri de détresse qu’entendit Saint Paul ne retentit pas autour de nous, et qu’il faudrait au moins l’appel pour provoquer la réponse.

Ah! nous le savons que trop, ce cri est rare. CE SONT LES DÉTRESSES MATÉRIELLES SURTOUT QUI PARLENT LES PREMIÈRES ET QUI PARLENT LE PLUS FORT.

Mais croyez-vous qu’il en fût autrement du temps de Saint Paul?

Croyez-vous que les consciences fussent moins émoussées et moins endormies à Éphèse ou à Athènes qu’elles ne le sont à Paris?

Croyez-vous qu’en tout temps la fausse sécurité charnelle ne soit pas la condition en quelque sorte normale des pécheurs, même des plus coupables?

Croyez-vous que si Saint Paul n’avait regardé qu’à la surface de la Grèce antique, qu’à ses mœurs légères et à ses fêtes continuelles, il eût entendu le cri qui le fit partir?

Non, sans doute. C’est avec la divination de l’amour qu’il l’a entendu et qu’il l’a compris. Il a déchiré les vains voiles, il a vu le fond des choses, et il a trouvé que ce fond était triste et désespéré. Or, ne vous y trompez pas, ici rien n’a changé.

Malgré les orgueilleuses prétentions d’une certaine science, malgré la sérénité que beaucoup d’hommes affichent, il y a en toute âme qui ne s'est pas enfoncée dans la vie sensuelle et qui n’est pas devenue chair, comme dit l’Écriture, il y a une détresse cachée qui appelle la consolation, il y a un trouble moral qui appelle la paix, il y a les restes, hélas! Souvent brisés et souillés, mais enfin les restes de cet autel que Saint Paul rencontra à Athènes, et qui était dédié au Dieu inconnu mais qui semblait attendre le Dieu saint, vivant et vrai.


* * *


J'ai parlé jusqu'ici de l'Église en général, mais rien n'est trompeur comme les généralités. Je m'adresse maintenant à chacun de vous, mes frères.

Rachetés de Jésus-Christ, entendez-vous les voix qui appelaient Saint Paul?

Avez-vous, comme lui, vu passer devant vous la vision d'un monde qui se perdait loin de Dieu?

Vos visions! Savez-vous ce qu'elles sont?

Je m'en vais vous le dire, car vous aussi vous en avez qui vous poursuivent, qui vous hantent jusque dans les veilles de la nuit.

Cette jeune fille qui m'écoute, quels sont ses rêves?

A-t-elle vu passer devant elle quelques-unes des misères d'ici-bas?

A-t-elle songé que lorsqu’autour d'elle tout s'empressait à flatter ses désirs, à les prévenir, à lui rendre la vie douce et charmante, d'autres jeunes filles grandissaient dans les privations, dans l'indigence peut-être et dans la dégradation?

S'est-elle dit que la foi qui a répandu sur son enfance tant de pures influences et de douce et céleste paix était absente ailleurs ou cruellement raillée?

A-t-elle souffert de cela, a-t-elle compris le devoir et le bonheur de répandre sur ces misères une consolation qui vienne d'en haut?

A-t-elle vu d'avance sa vie engagée dans l'austère mais noble voie du dévouement et du sacrifice?

Eh! Laissons-là ce tableau trompeur...

Ses visions ce sont les enchantements du monde, ses applaudissements et ses séductions... Elle s'est vue charmante et gracieusement parée, elle a entendu le murmure d'admiration qui s'élevait sur ses pas. Ah! si ce n'est là que l'éblouissement d'un jour, qui de nous lui jettera la pierre?

Mais si demain cet éblouissement recommence, si toujours au milieu de ses rêves, cette vision l'appelle et la séduit, si la vie pour elle c'est le bonheur que donne le monde, si ce sont ses enivrements, eh bien, elle pourra être admirée et fêtée, elle pourra voir ceux-là même que Dieu lui avait donnés pour protecteurs et pour guides et qui lui devaient la vérité mêler leurs flatteries à celles du monde...

N'importe, il faut déchirer le voile qui la trompe... ce qu'il y aura au fond de son coeur ce sera l'égoïsme, oui, sous ces dehors gracieux, LE FROID ÉGOÏSME DANS SON EFFRAYANTE LAIDEUR.

Quelle destinée que la sienne!

Quelle responsabilité à l'heure suprême!

Quelle inévitable sentence sur cette vie sans Dieu et sans sacrifice!

Je signalerai ici une opinion très répandue dans le monde et très facilement acceptée. Rien n'est plus fréquent que d'y entendre affirmer que le dévouement, la charité s'allient fort bien avec la dissolution, avec les entraînements des natures ardentes. On cite volontiers les traits admirables de certaines femmes mondaines, on les oppose avec un malicieux plaisir à l'égoïsme bien ordonné de celles dont la vie est sérieuse. Je conviens que l'on voit souvent des exemples de dévouement subit, de charité imprévue, de vrais sacrifices au sein d'une existence très dissipée et même ouvertement coupable.

Je comprends qu'une conscience tourmentée, qu’un coeur troublé par une folle vie se jettent par accès dans la charité, dans le dévouement et jusque dans le sacrifice; il leur faut parfois un refuge, un abri, quelque chose qui les rassure et les calme un moment.

Mais qu'y a-t-il de vrai, de durable dans ces mouvements?

Comment peuvent-ils racheter le scandale d'une vie d'étourdissement à laquelle Dieu n'est plus qu'un étranger, comment peuvent-ils effacer les déplorables effets d'un tel exemple?

D'ailleurs, croyez-vous toujours à la sincérité de ces mouvements-là?

On persifle le ridicule de la fausse dévotion, mais est-ce qu'il n'y a de fausse monnaie que dans les cercles religieux?

Est-ce que le monde n'a pas sa sentimentalité mensongère, ses vertus bruyantes, ses dévouements apparents, son pharisaïsme enfin?

Parce qu'une femme dissipée et frivole a fait un certain jour quelques-unes des oeuvres qu'une femme chrétienne considérera comme les plus ordinaires de ses devoirs, vous entendrez un concert d'éloges l'accueillir et porter sa charité jusqu'aux nues; mais cet accès de charité change-t-il le fond de sa vie? Empêche-t-il que l'inspiration de cette vie ne soit le plaisir, c'est-à-dire en réalité, l'égoïsme, c'est-à-dire la mort du véritable amour?

Je sais aussi que l’égoïsme peut parfaitement se concilier avec la plus entière régularité dans la croyance et dans la vie.

II Y A DES EXISTENCES TRÈS RANGÉES ET QUI SONT INCAPABLES DE DÉVOUEMENT. Certains milieux religieux en offrent de trop nombreux exemples. Ils ont leurs vertus traditionnelles et l’une des plus marquées est l’amour de la vie de famille, le respect de ses devoirs; de là un éloignement réel pour la dissipation trop bruyante, un certain sérieux de convention.

On s’en sait gré, on s’en contente et parce qu’on a ces vertus-là, parce qu’on a horreur du scandale, on ne s’aperçoit pas que l’on vit enfoncé dans son intérêt, dans son orgueil de caste, dans le bien-être, dans l’amour de la fortune, et QU’ON S’ARRANGE À ÊTRE CHRÉTIEN SANS AVOIR JAMAIS CONNU LE DÉPOUILLEMENT NI LE SACRIFICE.

Les mondains, eux, s’en aperçoivent bien et ils s’en raillent, mais je ne leur laisserai pas cette joie mauvaise et je leur dirai: Savez-vous ce qui produit cet aveuglement prodigieux?

C’est vous! Oui, c’est vous, car si vous ne donniez pas l’exemple de la dissipation et du scandale, on ne se ferait pas un mérite du simple fait que l’on a une vie honnête et rangée.

C’est vous qui abaissez le niveau moral, c’est vous qui faites qu’une femme est tranquille et se croit irréprochable simplement parce qu’elle n’a pas violé ses devoirs d’épouse et de mère.

Si vous n’étiez pas là, on chercherait plus haut son idéal, et au lieu de se croire vertueuse parce qu’on n’est pas tombée, on s’apercevrait qu’au-dessus des affections de la nature il y a le monde infini du dévouement et de la charité.

Sans vous, cet égoïsme que nous accusons comme vous serait sans excuse. Il aurait peur de lui-même, il s’épouvanterait de sa coupable inaction. C’est vous qui le rassurez. Ne laissons donc plus accréditer le sophisme que la vie mondaine n’éteint pas la charité. Elle est au fond sa mortelle ennemie. Elle lui prend son temps tout d’abord, ses ressources ensuite, elle dessèche jusque dans ses racines la puissance d’aimer et de se sacrifier.

Oui, si vous passez à côté des souffrances sans les voir, si vous entendez ses cris de détresse sans y prendre garde, C’EST PARCE QUE LA VIE MONDAINE VOUS ÉBLOUIT LES YEUX, VOUS ÉTOURDIT LE COEUR ET VOUS FERME LES OREILLES; si le pauvre vous importune, si les oeuvres en souffrance vous irritent, C'EST PARCE QUE L'ORGUEIL, LE PLAISIR ET LA VANITÉ ONT INSOLEMMENT DÉVORÉ LEUR PART.

Or il ne faut pas s'y tromper:


Si l'Évangile est vrai, c'est là une question de vie et de salut!

Je dis que dans la voie où vous vous êtes engagés, vous perdrez votre âme; vous la perdrez malgré votre croyance orthodoxe, malgré vos repentirs périodiques, malgré vos effusions qui vont jusqu'aux larmes, car Dieu regarde au coeur et le vôtre est au monde, le vôtre est à la vanité:


votre trésor EST loin de Dieu sur la terre,

votre part SERA donc loin de lui dans l'éternité.


* * *


Et vous, mon frère, quelles sont les visions qui passent devant vos yeux?

Quand vous regardez à l'avenir, qu'est-ce qui vous attire et vous entraîne?

Songez-vous à toutes les bonnes et saintes causes qui vous attendent peut-être et qui comptent sur vous?

Songez-vous à devenir vaillant d'esprit et de caractère pour résister au mal, pour combattre contre les tyrannies, à commencer par celles de la chair et du péché?

Voyez-vous passer devant vous ceux auxquels vous apportez le secours de votre bras et de votre coeur?

Entendez-vous ces voix qui vous crient comme à Saint Paul: «Viens nous secourir?»

Qui me dit que votre rêve ne soit pas celui de la gloire?

C'est la gloire littéraire peut-être qui est votre idole. Votre vision, c'est un grand nom partout répété..., ou bien, c'est la richesse avec sa puissance et son crédit, c'est une haute position rapidement conquise... Peut-être au-dessus de tout cela, c'est la science avec ses nobles conquêtes, avec ses pures joies...

Sont-ce là vos visions?... Talent, richesse et science, BELLES ARMES QUAND ELLES SONT MISES AU SERVICE DE DIEU pour le relèvement et le salut des hommes, mais qui, sépérarés de ce grand but, ne sont plus que des instrument d'égoïsme, que des idoles splendides qui ravisse à Dieu notre culte et notre amour.

Où sont-ils les hommes de ce temps qui voient passer devant leurs yeux la vision de Saint Paul?

Où sont-ils ceux dont le coeur entend les souffrances et les misères de leur génération et qui comprennent qu’il faut y consacrer leur vie?

Savez-vous de quelle manière ont commencé toutes les grandes œuvres? Des hommes ont paru qui ont vu ce que nul n’avait su voir avant eux.

Saint Paul a vu le monde ancien perdu et il lui a porté l’Évangile;

Les réformateurs ont vu l'Église affaiblie et mourante et ils lui ont rouvert les sources vivifiantes de la grâce et de la Parole éternelle de Dieu.

Pascal a vu la fausse dévotion qui devait perdre le catholicisme et il a écrit contre elle son livre immortel;

Vincent de Paul a vu les orphelins jetés dans la rue, et il a créé ses grandes œuvres;

Wilberforce a vu les noirs vendus comme du bétail, et il a renversé l’esclavage...

Devant eux tous une vision s’est dressée, elle les a poursuivis, elle les a hantés, elle ne leur a plus laissé de repos.

VISIONS! dit le monde, et il s’en raille. Vous aussi vous rencontrerez les railleurs.

Vingt siècles avant Jésus-Christ, un jeune berger de la race d’Abraham racontait à ses frères ses visions. Il voyait dans les profondeurs de l’avenir une gloire immense qui lui était réservée; mais ses frères l’écoutaient avec le sourire du mépris et de la haine, et disaient de lui en le voyant passer: «Voici le rêveur qui vient.»

Ainsi, quand Dieu marque de sa main quelque âme prédestinée à une grande mission, quand il fait passer devant ses yeux la vision qui décidera de sa destinée, quand il déroule devant elle l’avenir qu’il lui assigne, le monde va répétant la railleuse parole des frères de Joseph: «Voici le rêveur qui vient

Et quand il vint l’enfant de Nazareth qui osa rêver le royaume de Dieu sur la terre, dans la justice et la vérité absolues, et qui entrevit sa royauté d’amour grandissante à travers les siècles, ses propres frères dirent: «C’est un insensé;» les pharisiens s’écrièrent:

«C’est un possédé, c’est un démoniaque;» et Pilate le sceptique haussa les épaules.

Ce qui arrive au maître est réservé à ses serviteurs. Demandez-le à Saint Paul paraissant devant Festus et entendant cette parole dérisoire: «Ta grande science, ô Paul, t’a fait perdre l’esprit.»

Rêveur! oui, et c’est la condamnation de ce monde que la charité y soit une rêverie, et la croix une folie.

Une rêverie, une folie, et pourtant c’est à cette condition que l’Évangile vaincra. Oui, si le christianisme n’ose pas aller jusque-là aujourd’hui, le monde le rejettera comme un flambeau éteint, comme un sel insipide.

Laissez l’Évangile entre les mains des sages, ils l’auraient perdu cent fois, ce sont les rêveurs qui cent fois l’ont sauvé; ce sont ces insensés qui ont osé perdre leur vie, qui ont aimé sans calcul et jusqu’au sacrifice.

Mes frères, quand Saint Paul eut eu la vision de mon texte, l’Écriture ajoute simplement qu’il partit.

Que ce mot soit notre dernier enseignement.

On peut avoir contemplé les visions les plus sublimes, on peut avoir senti palpiter son cœur aux appels les plus pathétiques, on peut avoir frémi d’admiration devant l’idéal chrétien et n’en demeurer pas moins un pauvre égoïste, un être inutile et que Dieu rejettera au dernier jour.

Que faut-il donc? IL FAUT PARTIR, c’est-à-dire BRISER LES LIENS qui vous retiennent à la mondanité, à la sensualité, à l’orgueil; il faut PARTIR, c’est-à-dire aller à son œuvre et l’accomplir fermement jusqu’au bout.


«Vous êtes bienheureux, a dit le maître,

vous qui savez ces choses, pourvu que vous les pratiquiez.»


Amen!

Eugène Bersier.




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