Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIENS ET VOIS

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AU PAYS «D’À-PEU-PRÈS»


Si tout le monde n’aime pas les voyages, en raison des tracas qu’ils donnent, il est cependant peu de personnes qui n’aime entendre des récits de voyages. En particulier, les enfants écoutent et lisent volontiers ces récits où se déroulent les aventures arrivées aux explorateurs dans des contrées lointaines et curieuses. Pour ma part, je viens de faire un assez long tour par un territoire où vivent de singulières populations. Je vous raconterai ce que j’ai vu.

Souvent déjà, j’avais entendu parler du pays «d’à-peu-près». La meilleure façon de me faire une idée de ses habitants, de leurs mœurs, était d’y aller. Je fis donc ma valise, pris quelque argent, un bâton ferré, ma montre et une boîte de pastilles de bonne humeur. Ces pastilles sont excellentes à prendre, en cours de route, si des désagréments se présentent. Faute d’en emporter, on risque de voyager sans charme.

À travers le pays où deux et deux font quatre, où les perpendiculaires s’élèvent droit sur les lignes horizontales, où midi est le milieu du jour, où oui c’est oui et non c’est non, j’arrive enfin à une frontière.

À vrai dire, ce n’était pas là une frontière pour de bon. En effet, il n’a jamais, été possible à personne de bien délimiter le pays «d’à-peu-près». On ne sait pas au juste où il finit. C’est fâcheux, car les citoyens du pays «d’à-peu-près» n’ayant pas de frontières très précises, sont en perpétuelles discussions avec leurs voisins. Ils vivent avec eux sur un pied qu'on ne peut pas appeler un pied de guerre, parce qu’ils ont rarement de véritables guerres, et pour cause: leur armée n’existe qu’à peu près!

Leurs chefs militaires sont, si vous voulez, des généraux. Mais ce ne sont, après tout, que des façons de généraux qui savent à peu près commander et, par compensation, ignorent à peu près la stratégie, la géographie et tout ce qui se rapporte à l’art militaire.

Ils ont appris cet art, tant bien que mal, dans les écoles. Mais on y enseigne tout à moitié ou aux trois quarts. De sorte que les jeunes officiers qui en sortent sont des officiers pour rire.

Les soldats auxquels ils commandent sont des soldats de ce même genre. Évidemment, ce sont des soldats, ou ça se dit des soldats. Mais ils savent faire l'exercice à peu près; leurs sabres coupent à peu près, leurs fusils tirent quasiment juste et leur poudre n’est ni tout à fait sèche ni tout à fait mouillée, aussi, quand ils ont braqué leurs canons et fait le pointage, à la papa, ne peut-on pas dire que le coup parte toujours, ni qu’il rate toujours, ni qu’il porte ou ne porte pas. Tout cela est approximatif.

La seule chose qu’on puisse affirmer carrément, c’est que chaque fois que cette façon d’armée s’est rencontrée avec l’ennemi, elle a essuyé des défaites; celles-là par exemple étaient carabinées.

Au pays «d’à-peu-près», les enfants obéissent à peu près à leurs parents.

Quand ils se mettent à table ils ont les mains propres, comme ci, comme ça.

Ils mangent leur soupe mais ils ne nettoient jamais leur assiette, il y a un résidu.

Ensuite ils vont à l’école et arrivent, environ, à l’heure.

Leurs sacs sont moitié ouverts, moitié fermés, leurs devoirs commencés mais pas finis.

Quand ils écrivent, ils mettent sur les i les trois quarts de points seulement.

La plupart de leurs pages sont propres, mais pas toutes.

Ils savent leurs leçons, mais pas jusqu’au bout.

Quand le maître parle ils ouvrent un œil et prêtent une oreille. L’autre oreille et l’autre œil s'occupent vaguement d'objets divers.

Quand l’inspecteur visite l’école, il met la note suivante: «Élèves à peu près bien, à moins qu’ils ne soient à peu près mauvais; je ne saurais me prononcer».

En partant il fait à l’instituteur des compliments qui sont aussi des critiques, si l’on veut; mais bien malin celui qui le dira.

Les menuisiers du pays «d’à-peu-près» font des parquets, des portes, des fenêtres, comme tous les menuisiers. Seulement, quand on les regarde travailler on s’aperçoit qu’ils scient à peu près droit, rabotent, comme qui dirait, ric-à-rac. Alors, quand ils joignent leurs pièces il y a du jeu. Les portes ont des jours, les fenêtres ne sont ni ouvertes ni fermées. Les carreaux clignent ayant des angles peu précis, les parquets gondolent et les tables dansent.

$Les maçons du pays « d’A peu près» ont, comme les nôtres, le fil à plomb et l’équerre. Mais aucun angle n’est droit et aucun mur n’est perpendiculaire. Sont-ils obliques? On ne pourrait le dire sans exagérer. Aussi les maisons, les églises, les marchés sont-ils d’une solidité relative.

Si le toit du théâtre d’une ville d’«d’à-peu-près» s’est écroulé dernièrement, il faut reconnaître qu’il ne s’est écroulé qu’en partie, et que les victimes n'ont été assommées qu'à moitié. Des chirurgiens appelés au secours ont presque guéri les malades et à peu près bien réduit un certain nombre de fractures.

Les marchands de cette contrée cocasse se servent de balances, de poids, de mesures passablement justes. Cependant, si vous pesez la marchandise en rentrant, il en manque toujours tant soit peu.

Rendent-ils la monnaie, il y a sûrement de bonnes pièces, mais rarement elles le sont sans exception.

Chez les épiciers, les denrées sont de qualité intermédiaire. Ce serait faire tort à ces braves gens que de dire qu'ils vendent des produits inférieurs, mais, à leur tour, ils auraient tort de les qualifier de supérieurs.

Les fruitiers ont des œufs à peu près frais; la viande, le poisson, la volaille sont frais aussi, mais d’une fraîcheur douteuse. Et ce petit adjectif, qui n’en dit pas assez et qui en dit trop, est applicable à l'honnêteté de tous ces fournisseurs, autant qu’à la propreté de leurs boutiques.


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Comment ai-je mangé pendant mon voyage? Ni bien, ni mal! Ai-je bu frais? — Je n’ai pas la satisfaction de le dire. Alors ai-je bu tiède? — Non, je n’ai pas le droit de l’affirmer ni de me plaindre par conséquent, car leur eau, leur vin, leur bière, ne sont ni chauds ni frais.

Et eux-mêmes ne sont ni chauds ni froids.

Depuis le gouvernement et les administrations jusqu’aux familles et aux particuliers, au pays d’«À peu près» rien n’est franc, net, carrément affirmé. — Et que doit-on penser d'un pareil pays? — Rien de mauvais, rien de bon. Mais cela même précisément n’est pas bon. C’est mauvais, tout à fait mauvais.

Qu’est-ce qu’une demi-science, une demi-habileté, une demi-vérité, une demi-honnêteté? C’est quelques fois pire que le manque de science, d'habileté et d’honnêteté.

Donnez-moi de francs coquins, des menteurs qui ont le courage de leurs mensonges, cela vaut mieux. Au moins on sait à quoi s'en tenir.


Soyons tout à fait ce que nous sommes.

Faisons tout à fait bien ce que nous avons à faire. Ne nous contentons jamais d'à-peu-près. En tous cas, rien n’est irritant comme l'à-peu-près.

J’en ai su quelque chose là-bas. Il était temps que je parte. Tant d’indécision, de flou, d'équivoque me mettait hors de moi et mes pastilles de bonne humeur s’épuisaient à vue d’œil.

Ch. Wagner

(Par le sourire, Librairie Hachette, 79). Boulevard Saint-Germain. Paris, ou Librairie Fischbacher, 33, rue de Seine, Paris).

Source: https://pentecostalarchives.org/

Viens et Vois 1933 - 09


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