Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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LOGIQUE


Le hasard m’avait placé à table d’hôte aux côtés d’un brave clergyman, bien sanglé dans son faux col, et d’un abord tout à fait sympathique. On avait beaucoup causé des événements du jour; la guerre des Balkans, les tueries humaines, la sauvagerie des âges préhistoriques aussi florissante qu’au temps des cavernes; puis ce fut le tour du Maroc, la civilisation armée jusqu’aux dents; la majesté des drapeaux européens se promenant au travers du Continent noir; la pénétration des Idées abstraites dans des cervelles tout à fait concrètes des négrillons préalablement imbibés d’alcool.

On s’extasiait devant ces raffinements et, bien entendu, l’alcoolisme ne tarda pas à être sur le tapis. Mon voisin buvait du vin, manifestement conquis par les sensations agréables que ses papilles d’anglo-saxon connaissaient peu. Mais il savait de l’alcoolisme tout ce qu’un digne clergyman doit savoir.

Vers le dessert, le diapason de notre dialogue avait monté. Et mon voisin faisait maintenant une charge à fond contre l’alcool, ce mal par ci, ce fléau par là. Il n’y avait rien de pire sous la calotte des cieux que ce produit diabolique qui détruisait tout particulièrement la piété et la Religion et que les gouvernements eux-mêmes, altérés d’argent, vendaient parfois aux citoyens avec de gros profits.

Concevez-vous, Monsieur, une telle aberration? Se peut-il que l’Homme s’oublie au point d’égarer sa raison dans l’ivresse quand il serait si utile d’être sage et de ne point abuser!

Je comprends, Monsieur, répondis-je, votre juste véhémence. Me permettriez-vous toutefois une petite question tout à fait indiscrète?

Je vous en prie. — Est-ce que vous prenez de la morphine?

Oh! vous raillez! Apercevez-vous un clergyman, un homme de ma condition faire usage d’un pareil poison dont mes compatriotes ont tant usé pour anéantir des populations entières??

Je vis bien que ma supposition lui avait paru aussi scandaleuse qu’immorale, et je repris aussitôt:

Mais alors, pourquoi buvez-vous du vin?

? ? ?

Mon digne interlocuteur semblait ahuri. Je tentai alors de me faire comprendre.

Voyez-vous, dis-je, TOUS LES POISONS SE VALENT. Vous devriez prendre de la morphine puisque vous vous sentez capable d’user sans abuser. Veuillez pourtant considérer:

que le tabagisme commence à la première cigarette,

que le morphinisme commence à la première piqûre,

et que l’alcoolisme commence au premier verre de vin.

Vous saviez seulement où ils finissent.

«Eh bien, quand les fumeurs, les mangeurs d’opium et les buveurs de vin auront compris cette vérité, à la portée de toutes les bourses, tous ces maux auront vécu. Qui veut la fin veut les moyens. Le Temple du ma commence à la première pierre.»

J’avais déchiré un voile. Mon brave voisin était plongé dans un abîme de réflexions quand on vint annoncer que les liqueurs étaient servies: «Vous avez raison», dit-il en se levant et, me tendant la main, il ajouta: «Je n’en boirai plus.»

Il a tenu parole.

Dr Legrain.

En avant 1914 03 07



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