TOUT CE QUE J’AI, JE TE L’APPORTE
Par Madame la Colonelle Brengle
«Je marcherai dans l’intégrité de mon cœur au milieu de ma maison.» (Ps. 101; 2).
C’était une petite femme pâle, tranquille, à l’air presque insignifiant, mais les lignes décidées de sa bouche et l’éclat vif de ses yeux noirs indiquaient à un observateur attentif qu’elle n’était certes pas regardée comme une nullité dans le cercle de ses relations sociales.
«Il y avait quelques années que nous étions mariés, Jean et moi», disait-elle, nous nous accordions tout aussi bien que d’autres. Jean travaillait, ne buvait que de temps en temps et comme il ne s’enivrait jamais, j'étais rassurée.
«Nous avions un petit logement de trois chambres, de sorte que je n’avais pas grand-chose à faire, et Jean, étant de bonne composition, ne se plaignait pas quand il me venait à l’idée de rester toute la soirée chez ma mère et qu’il devait souper seul au restaurant.
«Nous aimions tous deux la compagnie, nous allions au bal, à des parties de traîneau ou à des pique-niques, tout comme des jeunes gens et j’étais heureuse ainsi. Mais quand il me fallut rester en chambre, retenue par le rhumatisme, et voir Jean passer ses soirées avec ses camarades de café, la vie ne me parut plus aussi plaisante. Je compris bien vite l’inutilité de notre existence et soupirai après quelque chose de meilleur.
«Devais-je aller à l’église? Non. Mes parents étaient religieux et se querellaient autant que nous et ceux de Jean, les gens les plus aimables que je connusse, ne mettaient jamais le pied dans un lieu de culte. Non, je ne croyais pas à la religion et personne autour de moi ne m’y eût fait croire.
«Un jour on annonça que l’Armée du Salut arrivait dans notre village. Quelle agitation, et que d’idées étranges nous nous faisions à son sujet! Les réunions se tinrent dans une ancienne fabrique et tout le monde s’y rendit.
FOI EN L'ARMÉE.
«Je pouvais croire en ces deux jeunes filles. Je les étudiais scrupuleusement et rien en elles ne m’échappait; jamais je ne pus les surprendre en quelque faute ou inconséquence. Et elles étaient si heureuses!
«Une religion joyeuse était donc possible!... Oh! que je l’ambitionnais pour ma propre vie!... Je fus ainsi l’une des premières à me donner à Dieu.
«Mais Jean, lui, était balancé. Il était tout occupé par l’idée d’acheter une maison: le marché fut conclu et il ne pensait plus qu’à faire de l’argent.
Avec tout cela, cependant, il était profondément convaincu par l’Esprit de Dieu et lorsqu’un soldat lui représenta un jour qu'il vaudrait mieux qu’il s’occupât de se préparer une place au ciel, afin de s’assurer un abri pour la vie future, il réfléchit et se donna à Dieu.
«Les deux Officières nous visitaient souvent et dans leurs conversations, revenaient sans cesse sur la nécessité d’un cœur pur. Je comprenais très clairement aussi que Dieu ne demandait rien moins que cela de nous, mais, pour une raison ou pour une autre, je remettais toujours à plus tard cet acte de complet abandon à la volonté de Dieu.
«Le printemps arriva et nous nous installâmes dans notre maison. Lors de notre conversion, Jean et moi nous nous étions séparés de tout ce qui était réellement mondain. Notre joie était d’assister aux réunions et nous y allions presque chaque soir. Mais maintenant j’éprouvais un intérêt pour notre nouvelle demeure, que je n’avais jamais ressenti auparavant pour quoi que ce soit d’autre.
«La famille qui l’avait habitée avant nous, l’avait laissée dans un état pitoyable; les murs étaient noircis par la fumée, les tapisseries délabrées, les contrevents disloqués; presque tout, en un mot, exigeait des réparations. Nous nous mîmes à l’ouvrage. Jean fit le charpentier, son frère et moi nous aidions à peindre et à blanchir et nos soirées se passaient ainsi sans que nous songions aux réunions.
«En cinq semaines notre maison était devenue proprette et gentille. Mon intérêt se porta alors tout entier à la meubler le plus confortablement possible. Ne pouvant pas m’accorder des meubles luxueux je devais faire toute espèce de combinaisons ingénieuses pour arriver à mon but et j’y mettais tout mon cœur.
«Je ne prenais plus le temps de lire ma Bible et quand je priais, mon esprit était occupé à toute autre chose; je pensais au joli coussin que je voulais faire pour le grand fauteuil ou bien je me surprenais à discuter à propos des rideaux du salon. Seraient-ils rouges et bleus, en drap ou en coton? La Capitaine arrive.
«La Capitaine me surprit un matin, travaillant à m’arracher les yeux à un tapis que je confectionnais avec des morceaux de drap. Ne m'imaginant pas qu’elle envisageait les choses sous un tout autre point de vue que moi, je lui demandai:
«Dois-je faire ce tapis plus court et cirer le reste de la chambre? Ce ne serait pas mon goût, mais, vous savez, c’est la mode dans le monde d’aujourd’hui?
Elle me regarda et me dit:
— La figure de ce monde passe!»
«Deux visites entrèrent en ce moment; la Capitaine ne put rien ajouter de plus à ce sujet. Elle pria et partit.
«Ce texte de la Bible me fit réfléchir, cependant que je m’arrêtai pas dans mes entreprises. Je poursuivis mes arrangements jusqu’à ce que la maison fût meublée à mon goût. J’avais un joli petit salon où j’aurais été fière de recevoir le pasteur s’il était venu me voir. Quand tout fut achevé, j’avais tant travaillé que j’en devins malade; je dus rester à la chambre et ne pus ainsi me rendre aux réunions.
«Jean s’y rendait régulièrement et m’apportait le «Cri de Guerre». J’y lus un jour ce que disait un soldat sur sa femme:
«Si elle n’avait autre chose à faire qu’à passer son temps à des futilités, je l’enverrais visiter les malades.»
«Ceci ne m’allait pas tout à fait; je venais de combiner le dessin d’un dessus de cheminée, et j’étais précisément à ce travail quand les Officières entrèrent.
«Embarrassée, mais ne voulant pas le paraître, je montrai au contraire mon déplaisir d’être ainsi retenue à la maison sans grand-chose à faire. La Lieutenante remarqua avec bonté que certainement le Seigneur avait une leçon à m’apprendre par là, et que le temps m’était ainsi largement accordé pour prier et lire la Bible.
«La lecture de la Bible pour nous, ce jour-là, s’était résumée par quelques versets lus hâtivement par Jean avant d’aller à son travail. J’avais prié quelques minutes tout au plus, mais passé toute une heure à ma broderie, et trois au moins à apprendre à faire la dentelle au macramé.
«Je demandai à brûle-pourpoint:
«N’aimez-vous pas que tout soit joli dans une maison?»
La Capitaine se mit à rire et répondit:
«Oh! oui, hier, par cette pluie battante, j’étais chez Mme H...; elle disposait un texte sur le paravent de sa chambre à coucher, je l’ai aidée et trouvai cela bien intéressant
«Quelle différence y a-t-il donc entre disposer des applications ou un texte sur quelque chose que l’on veut décorer?»
«Pourquoi dépensez-vous de l’argent pour ce qui ne nourrit pas... et travaillez-vous pour ce qui ne rassasie pas?» dit-elle.
«Ces choses-là, — regardant autour d’elle — «se mettent-elles entre Dieu et vous? Dans ce cas elles sont une idole.»
«Je ne voulus pas avoir tort et ne cédai pas ma volonté, mais ces paroles me revinrent du jour avec force.
«Elles partirent la semaine d’après et deux Officiers les remplacèrent.
«À la première réunion qu’ils tinrent, le Capitaine lut ces paroles:
«Vous vous sanctifierez et vous serez saints, car je suis saint. Je suis l’Éternel qui vous ai séparés d’entre les peuples, pour être votre Dieu» Il démontra la sainteté comme un devoir que Dieu exigeait de nous, et non comme un privilège.
«Tout cela, je l’avais entendu auparavant, mais bien peu réalisé. Je vis ma faute. Je compris ma désobéissance envers Dieu, m’abandonnai à lui et acceptai Jésus comme ma sanctification.
«Plusieurs autres personnes s’étaient avancées avec moi; le Capitaine nous expliqua à tous bien clairement que nous avions à renoncer immédiatement à tout ce qui pourrait encore, dans la suite, s’interposer entre Dieu et nous.
«Je fus bientôt mise à l’épreuve. En rentrant de son travail, Jean me dit un jour: «Le propriétaire nous donne notre congé, il a besoin de la fabrique; comme il n’y a pas de local vacant ailleurs pour l’Armée du Salut, nous devrons nécessairement bâtir. J’ai promis 1.250 francs à cet effet.»
— «Mais, Jean, ce n’est pas possible! à quoi penses-tu donc?» m’écriai-je! «Tu dois payer tes dettes avant de penser à donner de l’argent!»
«C’est pour le Seigneur!» reprit Jean. «Je lui appartiens avec tout ce qui est à moi; j’ai failli perdre mon âme avec cette maison, et je ne veux plus me laisser absorber par les choses de cette terre».
«Je ne puis dire ce qui se passa en moi. Jean ne voulut pas revenir sur sa décision, malgré mes larmes et mon désespoir.
«Tu ferais mieux de prier à ce sujet, me dit-il! «Pour ma part, je ne veux plus dérober à Dieu ce qui lui appartient, et c’est ce que j’ai fait jusqu’à présent. Je ne crois pas que le Sauveur vivait aussi confortablement que nous, il était un charpentier comme moi, faisait sûrement un meilleur emploi de ses gages, et je veux que ma maison s’accorde davantage avec mon uniforme.
Écoute, continua-t-il, je suis décidé à suivre Christ dans sa pauvreté plus que je ne l’ai fait jusqu’ici. Je paierai mes dettes, et je suis déterminé, par la grâce de Dieu, à ne pas dépenser un centime qui ne soit nécessaire. Dieu te bénisse, ma chérie. Prie!»
«J'étais malheureuse: l’Esprit de Dieu agissait en moi, et je vis très clairement que ma maison n’était pas sur l’autel; je me sentais incapable de la sacrifier. Je ne pouvais prier, ou lire, ou faire quoi que ce soit d’autre, mais les paroles de Jean revenaient sans cesse à mon esprit.
«Je vis combien j’avais dépensé inutilement mon argent, combien j’avais employé de temps à des choses futiles, au lieu de le consacrer au bien de mon âme ou à celui d’autrui. Mais je me sentais aussi obstinée et dure que le vieux Pharaon, et ne voulais pas me rendre.
«Je pleurai beaucoup et ne voulus pas accompagner Jean à la réunion en plein air ce soir-là. J’étais loin d’être une hypocrite, je savais très bien que ma religion n’était rien, tant que je résistais à l’Esprit de Dieu. Je ne pus pas rester seule avec ma misère cependant, et je me rendis un peu plus tard à la salle.
Au cours des témoignages, un homme se leva et dit:
«Quand je me suis avancé au banc des pénitents, j’ai remis entièrement mon âme, mes biens, ma vie.»
«Je ne sais ce qui se passa en moi. Quelque chose de plus fort que toutes mes résistances me fit lever, m’avancer et m’agenouiller pendant les témoignages. Et là, aux pieds de Jésus-Christ, je vins déposer ma maison, mon orgueil, tout ce que je possédais ou ce que j’aurais aimé posséder et lui demandai de m’aider à ne jamais reprendre ce que je lui sacrifiais. Je me levai alors et déclarai directement ma décision.
«Depuis lors, je n’ai jamais craint de témoigner de l’expérience d’un cœur pur; je suis prête à vendre ma maison demain s’il le faut et à m’engager dans l’œuvre de Dieu, si Dieu et Jean me le demandent. Et je pense que ce sera là le chemin pour nous.»
En avant 1914 02 28
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