ÉVANGÉLISATION
APOSTOLIQUE
(SOUVENIRS DE GUERRE SALUTISTE)
Par le Brigadier Jeanmonod
Le colportage est un élément important pour faciliter et étendre l’œuvre de l’Évangélisation. En France, la Foire joue comme dans d’autres contrées un grand rôle dans la vie du campagnard, chaque centre important, chef-lieu de canton, a ses foires établies régulièrement, et ayant lieu chaque mois, sans oublier le marché hebdomadaire. La France compte 2015 cantons et 36.941 communes.
Le jour de la Foire est le rendez-vous des campagnards jeunes et vieux, hommes et femmes qui arrivent de plusieurs lieues à la ronde, apportant les produits du sol, etc. Rien de pittoresque comme la foire, c’est un événement pour le pays, jour heureux pour les marchands et débitants de l’endroit. La campagne matinale se hâte d’arriver en voitures et véhicules de tout genre.
Aller à la foire, c’est sortir de chez soi, briser la monotonie de la vie à la ferme, c’est prendre l’air, s’enquérir des nouvelles, si la vente baisse ou hausse, apporter aussi chez le banquier ses économies, car le peuple de France, est un peuple économe et prévoyant, c’est aussi se rencontrer avec les anciens Camarades du Régiment.
La Jeunesse y vient désireuse d’y susciter des amitiés, ou voir les curiosités.
Les charlatans, à la parole facile et que la foule écoute avec crédulité, sont toujours présents. L’un de ces maîtres de l’art oratoire, propriétaire d’une belle voiture, sur l’impériale de laquelle 3 ou 4 musiciens habillés à la hussarde, et galonnés comme des généraux, jouent des airs bruyants et entraînants qui préludent ou clôturent les discours du Charlatan, arrachant la dent sans douleur ou vendant une pommade efficace capable de guérir toutes les maladies (sauf la vôtre bien entendu) dont la pauvre humanité est atteinte. Le crayon anti-névralgique a aussi un beau succès de vente.
Aux entrées de la petite cité sur les routes amenant au centre de la place, se tiennent les impotents, les aveugles (vrais ou faux), tout ce que le pays à 40 ou 50 kilomètres à la ronde, compte d’individus exploitant la charité publique, s’y donnent rendez-vous. Ayez pitié du pauvre aveugle chargé de famille, 5 enfants (enfants qui sont toujours en bas âge).
Un peu plus loin, c’est le théâtre, le cinéma, la diseuse de bonne aventure, toujours très courue par la jeunesse. Enfin il y a aussi parfois la ménagerie avec les terribles lions capturés par de hardis chasseurs dans les solitudes africaines. Dans la plupart des cas, ce sont de pauvres bêtes bien fatiguées qui ont l’air de s’ennuyer et doivent trouver bien ridicules les nombreux badauds qui sont présents. Bien des fauves aujourd’hui sont élevés comme on élève la volaille. Un certain village, en Afrique, a la spécialité de l’élevage du lion.
Les affaires battent leur plein, les transactions sont opérées, les ventes terminées, c’est le moment où les débits et les nombreux cafés du lieu sont combles.
* * *
Dans tout ce brouhaha, le Salutiste fait bonne figure.
En Avant! crie-t-il d’une voix de stentor, journal illustré, bulletin officiel de l’Armée du Salut (ce mot officiel rehausse la personnalité du vendeur), un sou le numéro. Allons, bonne dame, de la lecture pour la famille. «Je ne sais pas lire!» telle était souvent la réponse il y a trente ans (ceci disparaît) «donnez-le-moi, ma fille le lira le soir à la veillée».
Les journaux se vendent, le public se groupe et entoure, nombreux, les deux Salutistes. Écoutez, Mesdames et Messieurs, achetez tous le journal, nous allons vous chanter la jolie chanson qui se trouve à la quatrième ou huitième page. Mon camarade, très bon musicien, artiste dans son genre, va m’accompagner avec son violon. Et l’on chante, le violon grince, le brouhaha et le tumulte de la foire font admirablement les contretemps, les mains se lèvent, la provision s’épuise, la foule finit par chanter avec vous.
«Un vêtement blanc, une harpe d’or, un beau palais, une couronne, Là-Haut le Sauveur donne».
Après le chant, l’on place quelques paroles de témoignages; la foule rit, quelques fortes têtes discutent pour savoir si Dieu existe oui ou non, d’autres auditeurs viennent nous serrer la main, en nous donnant la pièce de 20 sous pour l’œuvre, nous invitant de passer chez eux pour une visite, et y présider une réunion.
Ô beau temps de ma jeunesse salutiste, vous reverrai-je encore?
Jours heureux où, dans les foires de l’Ardèche, du Tarn, de la Lozère, de la Haute-Loire, etc., vêtu de la blouse bleue du paysan, si pittoresque et si vivante, je vendais En Avant au milieu d’une foule curieuse, parfois hostile, mais où j’ai pu témoigner de la puissance de Jésus-Christ pour sauver.
Le soleil baisse à l’horizon, le soir vient et le paysan retourne en sa chaumière reprendre son rude labeur dans son mas isolé, où il vit sobrement, mais heureux, loin des bruits et des tentations des villes.
Le soir, à la clarté du lumignon fumeux, dans l’unique pièce aux murs noircis par la fumée du foyer où tant de générations d’ancêtres ont vécu, la fillette lit aux parents le journal salutiste acheté à la foire. Quelques jours après, quand le salutiste passe au village et à la ferme, visitant de maison en maison, En Avant est là qui a parlé et qui dispose les cœurs à vous recevoir.
Dans ces demeures hospitalières, la bonne soupe paysanne est offerte chaude et appétissante. Le soir, quelques planches de châtaigniers sont placées transversalement sur les plots, les voisins viennent, la cuisine est pleine, dans l’âtre un bon feu pétille, Médor au dehors fait entendre sa voix pour dire qu’il veille. On entonne les cantiques dans la vielle Bible dont la couverture usée atteste et l’usage et les ans, et qui était déjà lue par les aïeux des XVIIe et XVIIIe siècles, alors qu’ils allaient dans les garrigues ou dans des sites reculés, à l’Assemblée du Désert, pour entendre la Parole de Dieu que les rois ou l’Inquisition voulaient interdire. On s'agenouille et l’on sent dans l’antique chaumière, en cette cuisine noircie, que nous sommes dans un sanctuaire; un souffle de l’Esprit passe et se fait sentir à chaque âme dans cette réunion, c’est comme une brise du soir rafraîchissante qui annonce un beau jour pour le lendemain. Les cœurs sont émus, les larmes coulent, les âmes se convertissent.
Voilà, me semble-t-il, comment l’on peut travailler d’une manière simple, efficace (et économique) à la conversion et au salut des âmes.
Les choses trop bien établies, trop systématiques, enlèvent souvent à l’individu cette initiative conquérante qui conduit aux heureux imprévus et à l’audace divine. Ne l’oublions pas, gardons le feu sacré qui fera de nous un peuple d’apôtres, qui nous fera agir et courir au salut des perdus.
La réunion terminée, la vieille mère sort de l’armoire un drap bien blanc faisant partie du trousseau qu’elle confectionna dans sa jeunesse, alors que l’espérance donnait à ses doigts l’agilité qu’ils n’ont plus, puis, sur le «fenoul», on arrange sa couche. Le vent, comme une voix mystérieuse, souffle au dehors; une pensée aux siens, un regard vers le Père Céleste qui répand Sa Grâce et Sa Bonté, et la paupière s’abaisse. C’est l’heure du repos. Au matin, quelques rayons furtifs filtrant à travers les fissures de la toiture, nous rappellent à la réalité de la vie.
En avant 1914 02 21
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