CHRIST OU L'ON NE S’ATTEND PAS A LE RENCONTRER
Par le Général
«Pendant qu'ils parlaient et discutaient, Jésus s’approcha, et fit route avec eux. Mais leurs yeux n'étaient pas en état de Le reconnaître». (Luc, XXIV, 15-16.)
Le repasseur de couteaux.
À part l’homme et la femme, la seule personne de la maison était une jeune domestique de l’Armée du Salut. Ses maîtres étaient généralement pris de boisson, quand ils ne dormaient pas, et leur état d’ivresse les conduisait aux plus terribles querelles.
De repoussantes orgies d’un genre ou d’un autre constituaient l’état de choses habituel et les visiteurs de la maison, du même calibre, ne faisaient que jeter de l’huile sur le feu de cette passion délirante.
C'est dans ce milieu que cette jeune fille était appelée à vivre. Depuis l’heureux dimanche après-midi où, deux ans auparavant, elle s’était donnée à Dieu dans son petit village, les réunions et l’occasion que l’Armée du Salut lui avait donnée de faire quelque chose pour d’autres âmes avaient été une brillante lumière dans sa vie.
Peu à peu, la religion avait pris pour elle la même signification que pour St Paul bien que, je le crains, elle ne connût pas grand chose de Saint-Paul ni des grandes et sages vérités qu’il écrivit — le service domestique étant rarement favorable à l’étude des Ecritures.
Mais le même esprit qui conduisit le grand Apôtre à ne pas transiger avec la chair et le sang et le conduisit en Arabie, avant qu’il se rendît à Jérusalem, conduisit cette humble fille de la campagne à comprendre qu’être un disciple de Christ signifiait quelque chose de plus que de s’assurer un bonheur éphémère dans cette vie et une bonne récompense dans l’autre.
Elle commençait, en effet à comprendre qu’être réellement à Christ signifie être un Christ et que quiconque est à Lui, doit rechercher les brebis perdues pour lesquelles II est mort. C’est ainsi que Rhoda — je l’appellerai Rhoda, bien que ce ne fut pas son nom — quand elle comprit chez quelle sorte de gens elle s’était engagée dans son ignorance de la grande ville — Rhoda décida de travailler à les amener au salut.
Bien des gens respectables auraient probablement pensé qu’il eût été plus sage d’aller ailleurs — que les risques d’une telle position étaient grands, etc., etc., sans aucun doute, mais la lumière d’une grande vérité s’était levée dans le cœur et l’esprit de Rhoda. Elle vit clairement dans le danger même qu’elle courait, une occasion de prouver son amour pour son Sauveur, en risquant quelque chose pour l’âme de ces deux créatures parvenues à l’état de brutes, pour lesquelles elle osait croire pourtant que Christ était réellement mort.
Ainsi, jour après jour, elle lutta pour eux: soir après soir, elle pria pour eux. Dans ses moments de sobriété, sa maîtresse, pauvre ruine humaine, pleurait et se lamentait tout en buvant et, à travers ses sanglots, parlait du temps où il y a longtemps, longtemps, elle aussi croyait au bien.
Le premier attrait de la nouveauté dans ce combat pour Dieu passa et une réelle épreuve commença pour Rhoda. Ses maîtres buvaient et se querellaient plus que jamais et la difficulté d'assister à une réunion devenait plus grande pour elle. Peu à peu, le corps fatigué déroba à l’âme qui désirait lutter, le temps pour prier et, le pire de tout fut que, par degrés, la foi de Rhoda en ses propres prières, ses prières d’agonie en faveur de ces âmes enténébrées qui n’étaient pas exaucées — ce n’était que trop évident — sa foi fut ébranlée.
Valait-il la peine de se troubler pour de tels pécheurs?
Était-ce son affaire?
Pourquoi en prendrait-elle soin?
Et d’autre part de quelle utilité pourrait-elle être en devenant Officière, afin d’amener beaucoup d’âmes à Dieu, si Celui-ci n'entendait pas même son cri d’appel en faveur de quelques-uns?
Un jour, la Capitaine du Corps auquel elle appartenait vint la visiter et sembla attristée de la voir négliger les réunions. Ce fut un rude coup pour elle. Elle ne put pas, ou ne voulut pas expliquer, et quand le soir, au cours d’une scène d’ivresse, son maître la frappa violemment au visage, son cœur et sa chair défaillirent tout à la fois; elle résolut de ne plus parler de salut et d’abandonner à tout jamais toute profession de religion.
Cette nuit-là lui sembla longue et sombre, et quand à la fin elle s’endormit, son oreiller était mouillé de larmes d’angoisse, de colère et d’orgueil!
«Ciseaux à repasser! à repasser! à repasser!» Ces monotones appels des crieurs de Londres forment un étrange mélange de sons — tantôt attrayants, tantôt repoussants, ressemblant plus peut-être au cri d’un oiseau en détresse qu’à quoi que ce soit d'autre. Comme le rémouleur approchait de la maison, Rhoda regarda vers son couperet, appela l’homme et le lui donna.
C'était un individu rude et farouche, son habit usé lui donnait une apparence de misère que l’aspect de sa physionomie confirmait encore. Assez malheureuse elle-même, elle ne répondit pas à son joyeux «Bonjour!»
La roue ayant cessé de tourner, l’homme parut sur le seuil de la porte. Elle le paya. «Merci» dit-il. Puis avec une gaucherie où perçait la bonté
— Excusez moi, mais je vois que vous avez pleuré. Priez-vous quelquefois?»
Et, après un silence:
«Dieu répond à la prière, bien qu’il ne le fasse pas toujours de la façon que nous désirons. Il l’a fait pour moi. J’étais un ivrogne, mais les prières de ma mère ont été exaucées et j’appartiens maintenant à l’Armée du Salut.
Connaissez-vous quelque chose des salutistes? Ce sont des gens qui vivent justement par la prière!»
Rhoda se tenait debout silencieuse, écoutant cet homme étrange jusqu’à ce qu’elle eût cessé de l’entendre et le regardant jusqu’à ce qu’elle eût cessé de le voir! Une autre Présence et une autre Voix étaient là. C’était le Christ! Rhoda était délivrée.
Depuis lors elle a toujours combattu pour les âmes, elle aime toujours plus le faire «là où Satan a établi son siège». Mais le repasseur de couteaux ne l’a jamais su.
En avant 1914 01 31
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