COIN DES ENFANTS
LE TEMPS PERDU
Il y a quelques années, un jeune garçon se présenta un matin chez le directeur de l'un des plus grands collèges de l’Amérique et demanda à lui parler. Ses traits étaient si allongés, sa démarche si gauche, ses habits si grossiers et en si mauvais état, que la servante qui vint lui ouvrir, le prit pour un mendiant affamé, et le fit passer à la cuisine.
«Je m’imagine que vous n’avez rien mangé aujourd’hui, lui dit-elle; je puis vous servir à déjeuner, sans que nous ayons à déranger monsieur le directeur.»
— Mille remerciements, répondit le jeune garçon; j’accepte volontiers le déjeuner; mais, surtout, je tiens à voir le directeur.
— Vous voulez peut-être lui demander un pantalon, ajoutait la bonne en jetant un regard de pitié sur les misérables vêtements du visiteur; mais je vous préviens que monsieur vient de donner tous ses vieux habits.»
Et sans autre formalité, elle reprit son travail. Notre garçon se mit d’abord à manger son morceau de pain avec un appétit peu commun, et quand il eut terminé, il pria de nouveau qu’on le conduisît auprès du directeur.
«II est dans sa bibliothèque, répliqua la bonne d’un ton où perçait la mauvaise humeur. Vraiment, je ne sais pourquoi vous le dérangeriez. Mais, puisque vous y tenez tant, entrez.»
Et le jeune étranger se trouva bientôt en présence d’un monsieur qui lui dit d’un ton un peu sec, en embrassant sa petite personne d’un seul coup d’œil:
«Eh bien! mon ami, que vous faut-il?
— Pardon, monsieur, si je vous dérange, balbutia le pauvre garçon en essayant de faire un salut assez mal réussi; je voudrais savoir si je puis entrer au collège.
— «Je ne pense pas» répondit gravement le maître, qui prit son importun visiteur pour un étourdi et un ignorant qui parlait sans trop savoir ce qu’il disait. Pourtant, il lui posa quelques questions d’arithmétique, auxquelles le jeune homme répondit avec une netteté surprenante. Il se tira également fort bien du petit examen qu’on lui fit subir sur l’algèbre et la géométrie.
Son interlocuteur paraissait tout à la fois étonné et enchanté:
«Sauriez-vous, par hasard, un peu de latin?
— Oui, monsieur, répliqua l’enfant. Et, prenant un «Virgile» que lui tendait le professeur, il lut couramment et traduisit sans hésiter, une vingtaine de lignes.
«Vraiment! reprit le directeur émerveillé; auriez-vous quelques notions de grec?
— Oui, monsieur.
Et une douzaine de vers d’Homère furent lus et expliqués avec la même facilité.
«C’est très bien, mon brave; mais pourriez-vous me dire quand vous avez pu apprendre tout cela? Alors le jeune garçon répondit (jeunes amis retenez bien cette réponse):
— Monsieur, c’est dans mes moments perdus.»
Voilà, cet enfant avait su recueillir les fragments de temps. Il était pauvre; son travail de la journée était rude; mais en prenant un quart d’heure sur son dîner, autant sur son souper, et quelques minutes sur les longues veillées d’hiver, il était parvenu à s’instruire tout seul.
* * *
DE ONZE HEURES À MINUIT
Onze heures venaient de sonner. Je retournais à la maison, rempli de fatigue. J’avais passé toute la soirée dans les cafés pour m’efforcer d’amener sur le chemin du salut tant d’hommes et de femmes qui vivent dans le péché.
Je devais encore faire la visite du petit cabaret de l’autre côté du pont qui traverse le canal. J’hésitai longtemps à entrer. L’odeur et le bruit qui émanaient de cet intérieur empesté, quand la porte s’ouvrait, me répugnaient d’autant plus que j’étais si las. J’entrai pourtant.
Dans un coin, sur un banc, un homme était assis. Il avait l’air abattu et angoissé et avait laissé tomber son menton sur la main qu’il posait sur la table. Il avait de la bière dans une chope devant lui. Un petit garçon était assis par terre à ses pieds et pleurait à chaudes larmes. Je mis ma main sur l’épaule de cet homme et lui demandait ce qui le tracassait tant et pourquoi le petit pleurait. Il répondit:
— Oh! si jamais il y eut quelqu’un de malheureux, c’est bien moi! Tout le jour, j’ai couru pour chercher de l’ouvrage, mais c’est en vain! Voilà si longtemps que ça dure! Je suis entré ici à bout de ressources, j’ai acheté de la bière avec mes derniers sous et j’ai tâché de renvoyer le petit à la maison, mais sans y réussir.
«J’espérais que quelqu’un aurait pitié de lui, car pour moi j’ai résolu d’en finir et d’aller me jeter au canal. C’est pourquoi le petit pleure et je ne sais pas qu’en faire.»
— Il ne s’agit pas de cela! fis-je, je vais vous accompagner chez vous. Il faut vous confier en Dieu. Vous verrez alors, tout ira bien.
Il me regarda étrangement et me suivit. Sa demeure faisait pitié, profondément. J’envoyai le petit dans le dernier magasin ouvert qu’on fermait justement et courus moi même chez une connaissance qui fait toujours volontiers œuvre de bon samaritain. Malgré l’heure tardive, on m’ouvrit, mon ami vint avec moi. Nous procurâmes à ces gens ce dont ils avaient le besoin le plus pressant. Demain il y aurait de l’ouvrage pour eux.
Minuit sonnait comme nous les quittions, heureux d’avoir pu, en une heure, ramener une âme à l’espoir et à la vie.
C’est ainsi que Dieu offre, à ceux qui sont à Son service, des occasions d’être utiles à l’humanité souffrante.
* * *
LE SENTIMENT RELIGIEUX
Le sentiment religieux m’est toujours apparu comme une des plus belles fleurs que puisse produire l’âme humaine, à la condition qu’il se réalise dans sa pureté et son désintéressement, sans alliage ni calcul.
Il a sa raison d’être, me semble-t-il, dans les besoins les plus profonds, les plus insatiables de notre cœur:
– cette soif qui nous tourmente de nous donner à quelque chose d’absolu et d’éternel,
– cette faim de sacrifice intime qui nous dévore aux heures même où nous obéissons à nos autres appétits,
– cette suprême volonté du bien qui désarme notre égoïsme,
– ce désespoir d’être imparfaits où les meilleurs d’entre nous se morfondent.
Il apparaît en nous quand nous dépassons notre propre niveau, quand rien de ce que nous a donné le siècle ou de ce qu’il nous offre encore ne nous satisfait plus, ou quand nous fuyons, humiliés, devant l’image de nous-mêmes que réfléchit notre conscience. Il peut relever les déchus, laver la honte, soutenir la faiblesse.
Édouard Rod.
(Sur une Correspondance de Lamennais,
Revue hebdomadaire, 18 décembre 1900)
En avant 1914 01 10
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