Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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LES VERRES D’EAU DE Mme MORAND


Elle n’était ni jeune, ni belle, ni riche, ni très instruite, ni très intelligente. Tout enfin, chez elle, était ordinaire, semblait-il, jet pourtant quel charme elle exerçait! Une souveraine le lui aurait envié.

Partout où elle entrait, la paix, sinon la joie, pénétrait avec elle; les vieillards se redressaient moins courbés sous le poids des ans et des souvenirs du passé; les jeunes la saluaient comme une amie à qui on livre son cœur tout entier, sans effort, comme l’eau qui suit sa pente, comme l’aile s’ouvre à l’azur; les heureux lui répétaient leurs triomphes; les tristes pleuraient auprès d’elle; les tout petits s’attachaient à sa robe et lui tendaient les bras, d’instinct, parce qu’ils l’avaient croisée au passage.

Elle se nommait seulement Mme Morand, mais eût aussi mérité qu'on l’appelât la mère Bonté.

Oh! je sais, dira quelque lecteur irrévérent. On la voit d’ici: longue, maigre, sèche, vêtue d’une robe sombre, l’air austère à vous faire froid comme si vous aviez un vent coulis dans les épaules. Brr! J'en frissonne!


Qu’on ne me parle pas de ces saintes créatures, confites en vertus mystiques. Non, non! Vous vous trompez! Ni trop grande, ni trop petite, rondelette à point, toujours vêtue de gris — par économie —, mais un joli gris souris, très doux à l’œil; elle n’avait rien d’une dévote.

Aimer son Dieu Sauveur qui s’est livré pour elle à la mort.

Aimer ses frères, héritiers des mêmes grâces et des mêmes promesses.

Aimer ceux qui ne croient pas et qui sont, qu’ils se l’avouent ou non, si malheureux de ne pas croire.

Aimer ceux qui souffrent, ceux qui pleurent, ceux qui luttent, ceux pour qui la vie est dure, les humbles les petits, les isolés.

Aimer, c’était le commencement et la fin de la religion.


Cette religion pourrait être la seule orthodoxe, car elle est la seule contagieuse. Vous me demandez ce qu’elle faisait? Je crois qu’elle passait sa vie à donner des verres d’eau. — À donner?... — Des verres d’eau!

C’est ainsi du moins qu’elle disait depuis que dans une prédication ce texte l’avait frappée: Donner seulement un verre d’eau froide à l’un de ses petits ne perdra, point sa récompense. Et quand elle avait ajouté de cet air senti qui double le prix des paroles:

«Je n’ai plus ni mari, ni enfant, Dieu m’a tout pris, faut-il pour cela ne penser qu’à moi?»

on comprenait à quelle source elle puisait ses «verres d’eau» et pour l’amour de qui elle les offrait.

Ainsi elle en donnait du matin au soir, et parfois du soir au matin.

Quand une épidémie de scarlatine se déclara dans son quartier, quelle fut la garde infatigable qui veilla les petits malades, soulagea les mères épuisées, remonta leur courage abattu?

Quand chez les Blanchard tout allait de travers: le père au cabaret, la mère sur le pas de la porte à raconter ses peines, les enfants à l’abandon, qui fut tour à tour la consolatrice, la conseillère, la gardienne de ce foyer enfin reconstitué?

Quand la jolie Rose-Marie (de chez les Martin du coin de la rue), mal conseillée par des amies étourdies comme elle, lassée surtout de n’avoir au retour de l’atelier que l’accueil hargneux de la seconde femme de son père, allait... pourquoi ne pas le dire? allait se laisser entraîner par un beau parleur sur cette pente où a glissé plus d’une honnête fille, qui donc sut lui montrer une affection si tendre et si ferme qu’elle fut sauvée de la honte et de la chute?

Quand les chères orphelines, dont une mère mourante avait dit: «Remplacez-moi un peu auprès d’elles», venaient raconter leur difficulté à rendre heureux un père découragé et grincheux, à bien diriger les frères cadets, la presque impossibilité de joindre les deux bouts avec d’aussi minces ressources, auprès de qui allaient-elles?

Quand tous les oisillons ont pris la volée, que la vie — ou la mort — les a dispersés, que le père et la mère, restés seuls, contemplent d’un œil morne les cendres froides du foyer éteint, quelle est l’amie des heures de deuil et de détresse?

Quand l’octogénaire, qu’une bru morose trouve encombrant, se gîte seul dans sa chambre déserte et tâche de s’y faire oublier, qui donc trouvera un moment pour égayer sa solitude? Quelle voix lente, grave, mais toute réchauffée de sympathie redira: L’Éternel est mon Berger, ou bien: Nous nous sommes tenus auprès des fleuves de Babylone?

Quelle vision de la Sion d’en haut s’est soudain éveillée?

Ses paupières desséchées, qui paraissaient ne plus contenir de larmes, s’humectent doucement et les prunelles ternies semblent s’emplir déjà de cette clarté prophétique de l’aube éternelle.

Quand un cercueil, menu comme celui d’un nouveau-né ou pesant comme celui d’un homme fait, sort d’un logis et se dirige vers les portes de la ville, qui donc, tout en pleurant avec ceux qui pleurent, en serrant les mains qui se tordent de désespoir, mêle à ses rares paroles un baume divin et répète en Son nom: Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra, quand même il serait mort.

Que la mort fauche, que la vie accable, que le mal pèse, que la souffrance pleure, que la tentation harcèle, sa sympathie semble intarissable; c’est ce que Mme Morand appelle donner des verres d’eau.

ET LA SOURCE OÙ ELLE LES PUISE JAILLIT AU PIED DE CETTE CROIX où, depuis bientôt dix-neuf siècles, se fortifie toute sainte espérance, s’inspire toute compassion, s’alimente tout amour pur.

Qui saura, qui dira jusqu'au grand jour des rétributions, pour combien d’âmes obscures, de cœurs brisés ou meurtris, notre humble amie aura été, comme dit le poète: l'étoile qui conduit Jusqu’à l’amour de Dieu Lui-même.

I...

En avant 1904 10 22


 

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