QUATRE BELLES NUITS DE MA VIE
(Suite)
Auprès d’un cadavre en compagnie d’une sourde-muette. – Comment on parle aux sourds.
Je l’avais remarqué bien des fois en allant à l’imprimerie. Face émaciée, expression souffrante mais pourtant paisible, membres décharnés, toute sa personne inspirait la pitié. Sa toux surtout qui secouait tout son être, était terrible. «C’est un de mes meilleurs ouvriers», m'avait dit le patron et, en effet, j’avais souvent eu l’occasion de constater que c’était toujours à lui qu’on confiait un travail difficile, exigeant un homme de conscience.
Je ne lui avais jamais causé et pour cause: il était sourd-muet.
Mais souvent une prière silencieuse était montée vers Dieu en sa faveur tandis que je le voyais travailler là, épuisé, mais toujours calme et paisible. Un jour il était absent. Présageant quelque chose de grave, j’interrogeai. Le contremaître me dit qu’il était bien malade et quand je revins le lendemain, j’appris qu’il était mort. Pauvre cher ami! Immédiatement une pensée jaillit dans mon esprit: «J’aimerais faire une visite à sa femme, dis-je au patron, pouvez-vous me donner son adresse?»
— «Oui... certainement... mais je ne sais pas comment vous ferez... Elle est atteinte de la même infirmité que son mari; elle est aussi sourde-muette.»
Pas une minute l’hésitation n’aborda mon esprit, il ne me vint pas même la pensée que cela pouvait être un obstacle.
«Qu’à cela ne tienne, répondis-je, je connais un langage qui se comprend toujours, c’est celui de l’amour qui triomphe de toutes les difficultés. Donnez-moi seulement l’adresse, je me charge du reste».
Ce précieux morceau de papier en mains, je partis de l’imprimerie au domicile mortuaire.
«L’Armée du Salut!» répétait-on autour de moi. Mais je n’avais pas le temps d’entendre. Je volais! Des occasions comme celle-ci m’ont toujours donné des ailes et une immense joie, et mes forces physiques ont été immédiatement décuplées.
J’arrivai enfin. «À tel étage», avait dit la concierge. Je frappais. À travers la porte entrebâillée, une tête de femme apparut, l’air plutôt rébarbatif,
— Mme X... ? demandai-je.
— C’est ici, me répondit-on, mais on n’a pas le temps de vous recevoir; on est dans le deuil. Et la porte allait se refermer. Hostilité toute faite d’ignorance, car inutile de vous faire remarquer que c’était la vue de mon uniforme qui provoquait cette étrange réponse. Je le compris.
— C’est justement pour cela, madame, que je suis venue; pour faire part de ma sympathie à la veuve.
Mon interlocutrice daigna m’ouvrir la porte tout en dissimulant mal sa mauvaise humeur, et je pénétrai. Je n’eus pas de peine à comprendre qui était la veuve. Ses yeux, rouges des larmes qu’elle avait versées, le disaient. Ne pouvant me faire comprendre par des mots je pris sa main, je passai mes bras autour de son cou et l’embrassai.
Quelques instants, je la serrai sur mon cœur et j’essayai de faire passer dans cette étreinte ce que j’aurais aimé lui dire.
La glace était brisée.
Je voulais pourtant faire quelque chose de plus et me rappelant qu’on peut se faire entendre des sourds-muets avec une articulation très soignée et très nette de chaque syllabe qui leur permet de suivre, au mouvement des lèvres, la pensée de leur interlocuteur, j'essayai du moyen.
— «M. X..., lui dis-je, en articulant chaque syllabe très soigneusement, m’a donné votre adresse.»
Elle comprit. Dans un mélange de gestes désordonnés et de sons plus ou moins gutturaux et inarticulés, me montrant les SS. que j’avais à mon collet, le ruban rouge de mon chapeau (précieux uniforme qui m’avait d’abord valu cette rebuffade et qui maintenant me fournissait l’occasion de nous entendre!) elle se précipita vers sa cuisine. Qu’allait-elle en rapporter? Transportée, les yeux brillants (oh! les élans du cœur du peuple parisien!) la joie peinte sur son visage, elle me montra triomphalement un Vainqueur (c’était le nom de l'En Avant actuel).
Je
compris
qu’elle l’aimait à ce qu’elle me dit, qu’elle le
lisait régulièrement et que ce journal était le lien de
communion
de nos âmes.
La glace était rompue!
Mais comme vous pensez bien, la conversation n’était pas des plus commodes ni surtout des plus expéditives avec cette chère femme dans l’infortune. Une deuxième voisine qui était là et qui avait l’habitude de la comprendre, servit d’interprète au début. J’offris mes services pour la nuit. Un moment d’hésitation!
— «C’est que.... je ne puis payer»
Lorsque j’eus expliqué que je ne voulais pas de salaire, que j’étais venue pour la soulager puisqu’elle avait déjà passé la nuit précédente, et aussi pour sympathiser avec sa souffrance, elle accepta la proposition. Rendez-vous fut pris pour le soir, et je revins à mon travail de bureau.
À l’heure indiquée, j’arrivai fidèle au rendez-vous. Cette fois, c’étaient deux hommes qui étaient là; leurs femmes avaient passé la nuit précédente en compagnie de leur voisine affligée. C’est la coutume à Paris, et seuls ceux qui connaissent les trésors de tendresse, de délicatesse que recèle le cœur du peuple, de l’ouvrier parisien, peuvent comprendre cela. La veuve bien lasse, bien délicate du reste, paraissait tout émue et pleine de sécurité au milieu de sa douleur. Je l’installai le plus confortablement que je pus dans un fauteuil et, vaincue par la fatigue, elle s’endormit.
Mais les deux voisins étaient là, et je n’oubliais pas que si ma mission était une mission d’amour, de consolation à donner à cette pauvre femme, elle avait une autre face: mission de lumière; pour la première fois peut-être ils voyaient de près et dans l’intimité une Officière de l’Armée du Salut.
Du reste, je crois que l’amour se manifeste de bien des façons et que c’est souvent la plus grande marque d’amour qu’on puisse avoir que d’être un porteur de lumière!
Ce fut facile du reste, la curiosité était grande chez mes deux compagnons et mon désir non moins intense de la satisfaire. Il n’était point nécessaire d’être très habile pour se rendre compte qu’il y avait à la fois en eux un mélange de préjugés, d’idées fausses sur l’Armée avec une espèce de méfiance vis-à-vis de tout ce qui est religieux ou plutôt des gens religieux, méfiance qui, je le sentis, avait pourtant été ébranlée par le simple fait de me présence dans cette chambre, moi une inconnue, que mes fonctions, même dans l’Armée du Salut, n’appelaient pas à ce genre de travail vis-à-vis de gens très catholiques n’ayant aucune espèce de rapports avec l’Armée du Salut, ni de près ni de loin.
Tout cela, je le sentais, remuait dans leur esprit, et comme j’étais heureuse de l’occasion qui m’était offerte d’y apporter la lumière en même temps que de réaliser une promesse faite à Dieu, six à sept ans auparavant, lors de ma rencontre avec notre précieuse Armée.
À cette époque, en effet, à la suite d’une conversation avec une Officière de l’Armée du Salut, seule dans ma chambre au bord de l’Océan, j’avais ce jour-là promis solennellement à Dieu d’employer toutes mes forces, de susciter toutes les occasions pour répandre la lumière sur cette belle œuvre que je venais d’entrevoir et détruire les préjugés, les calomnies, les idées fausses répandus en son compte. Je l’avais fait avant d’être salutiste, n’était-ce pas encore plus mon devoir aujourd’hui que j’avais le privilège de l’être?
Je me hâte d’ajouter que ce devoir ne m’était point pénible. Il est si doux de parler de ce qu’on aime! Nous causâmes donc.
Conversation de trois ou quatre heures sur l’Armée du Salut, notre travail, ses différents aspects, son but, et ce thème, cher à mon cœur, que la religion consiste dans un cœur pur, libre du péché et non dans toutes espèces de formes extérieures plus ou moins vides, question d’habitude sans influence sur la vie.
Il eût fallu voir ces hommes écoutant mon témoignage, l’œuvre de Dieu dans mon cœur, le récit de ma conversion, puis cette seconde conversion pour ainsi dire, où après avoir reçu cette lumière précise sur la bénédiction d’un cœur pur, je saisis cette grâce, seule, dans ma Chambre, le lendemain du jour où j’avais fait à Dieu la promesse dont j’ai parlé tout à l’heure.
C’était si nouveau.
La religion à la maison! des contrats avec Dieu loin des édifices religieux, en dehors de toute cérémonie, dans le sanctuaire de sa conscience, sans qu’un être humain soit intervenu entre l’âme qui s’approche ainsi de Dieu et ce Dieu même.
Et
ils
ne lisaient pas cela dans un livre; la personne qui en avait
fait
l’expérience était là devant eux, en chair et en os; elle ne
venait pas d’un pays étranger, elle était née comme eux dans ce
grand Paris, en avait respiré l’air que d’aucuns disent mortel —
moralement, du moins — c’était extraordinaire!
Autre chose encore.
Vous connaissez les objections courantes: les gens religieux sont ou des dupes ou des fourbes; ou ils mentent, ou ils ignorent. De leur propre aveu, j’étais sincère et ce que j’avais dit était plein de justesse et de bon sens.
C’était toujours plus étrange!
Nous entrâmes dans les détails, nous examinâmes les faits, l’histoire de notre pays, l’état actuel des esprits: c’était facile parce que j’avais gagné leur confiance et nous tombâmes d’accord sur un point, c’est qu’on a eu le grand tort de rendre Dieu responsable des fautes des hommes. Parce que ceux-ci sentent que Dieu est pur et bon et que ceux qui l'aiment doivent l’être et comme on voit trop souvent le spectacle: contraire, on en a conclu que Dieu n’existait pas ou bien qu’il n’y avait pas de chrétiens vrais.
Que pensez-vous de la logique du raisonnement?
L’avez-vous peut-être fait, lecteur?
Le Dieu juste et bon, SI VOUS LE CHERCHEZ DE TOUT VOTRE CŒUR, vous rendra aussi juste et bon. Il purifiera votre âme de toute souillure et l'inondera d’une joie douce et profonde.
Nous causâmes ensuite de Jésus, de sa puissance réelle, de son amour, de son action actuelle dans les cœurs. Mais pendant ce temps, la chère femme s’était réveillée; elle aussi se mêla à la conversation. On aurait dit que Dieu lui donnait une compréhension toute spéciale.
Elle m’ouvrit son cœur, me parla de son mari, de ses derniers moments, de sa dernière pensée, qui avait été pour Jésus. Puis elle alla chercher la photographie de son petit garçon, que Dieu avait aussi rappelé au ciel quelque temps auparavant et qui maintenant l’attendait avec son mari.
Moment délicieux.
Nous priâmes ensemble. Nos deux compagnons, pleins de sollicitude, voulaient à tout instant nous offrir quelque chose. C’était l’hiver et la nuit était très froide. Je leur eusse fait trop de peine de refuser la tasse de café présentée avec tant de cœur.
Puis, l’aube arriva, puis le jour et les employés des pompes funèbres. Ah! comme je me félicitais d’être venue. La famille absente, pas loin pourtant. Mais comme le remarquaient les voisins, avec une simplicité un peu brutale: dans ces circonstances-là, on est mieux servi par des étrangers que par les siens. C’était, hélas! trop vrai.
La sœur manquait à l’appel, mais je me sentais la sœur de cette pauvre femme et j’étais si heureuse de pouvoir remplir toutes ces obligations si délicates et si pénibles (mise en bière, etc.)
Mais ce qu’il eût fallu voir, c’était la révolution qui s’était opérée dans l’esprit des voisins quant à l’Armée du Salut, tout le monde à la fois voulait m’offrir à déjeuner. C’était à qui me serrerait la main et me remercierait comme si c’était à ces gens que j’avais rendu un service, et parmi eux la voisine qui m’avait si mal reçue. Oh! vive la lumière! Il n’y a rien de tel que de s’entendre et de voir les gens à l'œuvre pour savoir ce qu’ils sont.
* * *
Après la cérémonie funèbre, comme je regagnais mon domicile, la tête pleine de pensées diverses, ces mots résonnèrent à mon oreille:
— Tiens, vous n’êtes pas partis!
Je levai la tête. Un balayeur de rue, à cette heure matinale, nettoyait la chaussée.
— Mais vous n’êtes plus là-bas?
— Où cela, là-bas?
— Au quai Valmy?
— Non, mais nous sommes ailleurs! Béni soit Dieu, nous ne sommes pas partis et nous ne voulons pas partir parce que nous voulons aimer et bénir, et qu’il y a encore dans ce beau Paris tant de larmes à sécher, tant de cœurs souffrants à consoler, tant de tombés à relever en les conduisant à Jésus.
(Suite au prochain numéro.)
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