LE BUVEUR-NÉ
par HAROLD BEGBIE
L’Adjudante apprit un jour qu’il était malade. Elle alla de suite le voir. Il était mourant. Elle s’assit souvent au chevet de son lit tandis qu’il attendait la mort, et il lui parlait, non avec plus de facilité que d’habitude, mais avec plus de candeur. Elle lui dit un jour:
«Vous avez combattu le bon combat, mon ami.
Vous n’avez pas regardé en arrière.
Vous n’êtes pas retombé.
Vous avez obtenu une glorieuse victoire.
Vous avez béni les autres comme vous avez été béni vous-même.
J’ose vous dire maintenant que bien des gens ont pensé que vous ne tiendriez pas. Ils ont cru que l’appétit reviendrait et que la lutte serait au-dessus de vos forces. Bien des gens ont prié pour vous, afin que la force de triompher vous fût donnée.»
Il sourit et lui dit:
«Vous croyiez que c’était la boisson qui reviendrait. Ce n’était pas cela. DIEU M’AVAIT PURIFIÉ ET AVAIT ENLEVÉ TOUT DÉSIR. Non, ce n’était pas cela le miracle. Le plus grand miracle, c’était la pipe!»
Il lui confessa alors que pendant toutes ces années, tandis que chacun croyait que la tentation de boire agitait son âme, il soutenait une terrible lutte avec un penchant pour le tabac.
Ce combat était soutenu en secret, il était presque intolérable. Parfois il croyait devenir fou. Il y avait quelque chose qui l’attirait avec une force impitoyable et continuelle vers le narcotique de la nicotine, c’était comme le diable dans son cerveau. Cela ne l’avait jamais quitté. Et il l’avait combattu, non pas parce qu’il sentait que c’était un péché de fumer, pas même parce qu’il craignait que cela pût rallumer son appétit pour la boisson, mais parce qu’il désirait être un aussi bon soldat que possible et renoncer à tout pour Dieu.
Ainsi, à son lit de mort, ce vieux Londonnien, ramassé dans le ruisseau et rendu à l’humanité, contemplait le grand miracle, non pas de sa conversion, non pas de son affranchissement total et mystérieux de l’alcoolisme, mais la puissance que Dieu lui avait accordée pour résister à la passion de sa pipe.
La torture avait été toujours présente, de même que la force suffisante pour la vaincre.
Quelques instants avant sa mort, l’Adjudante lui dit:
«Vous êtes tout à fait heureux? Vous savez que Dieu vous a tout pardonné?»
«Je suis sans crainte», répondit-il.
* * *
Dans le quartier on parle encore de Buveur-Né et le récit de son enterrement fait toujours grande sensation. On lui fit ce qu’on appelle «des funérailles salutistes», c’est-à-dire qu’on l’enterra avec les honneurs militaires salutistes, comme on enterre un grand soldat, un héros national.
Des milliers de gens bordaient les rues et suivirent la procession jusqu’au cimetière. Le district tout entier se leva comme un seul homme pour voir passer les restes de Buveur-Né, pour apercevoir le cortège; ces amis furent influencés, qu’ils le voulussent ou non, par la fin glorieuse de ce brave combattant.
Un étranger qui eût passé dans ce quartier de la ville, aurait pensé que le peuple assistait aux funérailles de son prince. Cependant, la séparation qui existe entre les quartiers de Londres est si extraordinaire qu’à quelques centaines de mètres de cette partie de la ville, personne n’avait entendu parler de Buveur-Né.
Et dans ce quartier spécial, il était plus célèbre, plus observé, plus discuté que le plus grand héros de la nation. Sa mort fut un événement. Son salut avait fait une profonde impression. Le district où il vivait et où il mourut ressent encore et ressentira à travers bien des générations les conséquences de sa conversion.
En avant 1910 12 10
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