UN PEU D’AMOUR LE LONG DU SENTIER
À un carrefour parisien sillonné de plusieurs lignes de tramways et d’omnibus et où les automobiles débouchent de toutes parts, par un froid piquant, une Officière salutiste attend l’omnibus.
À deux pas d’elle, une fillette de onze ans peut-être — peut-on donner un âge à ces enfants nourris de misère et étiolées de bonne heure? — attire ses regards. Frêle et chétive, elle semble avoir grandi trop vite et, par ce matin glacial, sa détresse paraît plus navrante encore.
Une jupe en haillons et sale, des souliers éculés et trop grands — un corsage qui fut à sa mère un jour — des cheveux coupés courts comme un garçon — le visage et les mains noirs. Sous cet accoutrement étrange, un quelque chose de pitoyable se dégage de tout son être. Sa physionomie mobile reflète des sentiments bizarres: tour à tour enjouée et taciturne, colère et paisible. Ses yeux où la candeur n’est plus, — semblent parfois lancer des éclairs.
Saisie par tout ce que la pauvrette décèle de misère morale et autre, l’Officière la contemple attendrie et songeuse. Un problème — l’éternel problème de la jeunesse abandonnée — se dresse une fois de plus devant elle sous ses aspects divers, et tandis qu’elle creuse en son esprit cette question complexe, soudain, à son grand étonnement, elle voit l’enfant lever son bras, et, l’air menaçant, brandir son poing fermé vers un ennemi insoupçonné.
Interloquée devant ce brusque mouvement dont elle ne saisit pas la cause — la salutiste contemple l’enfant avec plus d’attention encore. Celle-ci a-t-elle senti un regard fixé sur elle? Je ne sais, toujours est-il, qu’elle se détourne brusquement — ses yeux rencontrent ceux de l’Officière et... instantanément sa physionomie se détend — un sourire l’éclaire auquel un autre sourire répond. Puis un dialogue s’engage!
«Tu as peur des autos? interroge l’Officière, car elle a soudain compris que c’était à l’auto — l’auto qui l’empêchait de traverser — l’auto qui pouvait l’écraser — c’était à l’auto que l’enfant faisait le poing!
— Oui, répond celle-ci avec une promptitude impossible à rendre, tout heureuse d’avoir été saisie.
— Aimerais-tu que je t’aide à traverser?
Cette fois, c’est le ravissement. Ses yeux, sa bouche, son nez, tout dit «oui» avec cette mimique spéciale au gamin parisien, mais si expressive!
— De quel côté vas-tu?
— Là-bas!
La saisissant par la main, la salutiste la guide à travers le dédale des voitures et, bien que les autos soient là tout près d’elle et qu’il ait fallu s’arrêter plusieurs fois au beau milieu de la place, l’enfant n’a plus peur. Elle se confie à la main qui la guide, et, avant même qu’on ait pu l’interroger, elle s’envole heureuse comme un pinson.
Ce petit incident si insignifiant en lui-même m’a fait songer à la «Ligue d’amour» de nos enfants de la «Jeune Armée» et je me suis demandé si nous n’aurions pas avantage, nous les grands, à avoir aussi notre ligue d’amour, du moins en esprit. Sans doute, en principe, nous avons posé comme base à toute notre vie, ce mobile de l’amour et nous sommes tout disposés à le faire passer dans la pratique journalière.
Mais, parfois, les préoccupations du moment, les soucis de la tâche quotidienne nous tiennent absorbés à tel point que nous passons, sans les voir, à côté de ces occasions de rendre service à notre prochain dans ces mille petits riens de l’existence dont la vie est tissée et cela, malgré notre intense désir de semer l’amour sur notre passage.
Oh! puissions-nous, tous faire partie de la «Ligue d’amour» des «grands», à côté de celle des «petits» qui fonctionne dans notre «Jeune Armée» et ouvrir les yeux pour voir sur notre sentier ceux que nous pouvons aider, non pas de temps à autre, mais chaque jour.
Aider, non pas seulement d’un coup de main matériel, mais de ce quelque chose que nous pouvons mieux donner encore que les petits:
UN COUP DE MAIN SPIRITUEL.
Le mot de bonté envers celui qui est harassé moralement ou que la fatigue physique extrême va peut-être pousser à proférer une parole ou commettre un acte d’impatience qu’il regrettera après. L’appréciation miséricordieuse de l’acte mauvais du voisin, ouvrant notre âme à l’indulgence, à la pitié pour toutes les circonstances atténuantes de nous ignorées; «L'amour couvre une multitude de péchés».
Une goutte d’huile en l’âme aigrie qui vous rabroue peut-être, un sourire pour répondre à sa répartie méchante, même et surtout si elle vous blesse, un peu d’amour, tout le long du sentier.
Un regard de compassion à celui qui est déchu moralement, qui se sent repoussé de tous et de chacun, et jugé sévèrement par ceux qui devraient lui tendre la main pour lui aider à remonter la pente glissante.
Et, même s’il faut reprendre, la réprimande douce, calme, patiente, avec le baume de l’amour qui la rend acceptable, au lieu de la rudesse, du reproche qui ferment le cœur au repentir; un peu d’amour le long du sentier parce que tout du long du chemin, nous ouvrirons notre cœur au chagrin d’autrui, nous efforçant de comprendre sa tristesse ou ses défaillances dans l’esprit de JÉSUS qui fut, tout amour le long du sentier.
Voulez-vous être de la ligue?
En avant 1910 12 03
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