Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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L’ALCOOL AU SÉNAT 


Les deux côtés d'un problème à propos de la suppression des débits de boisson.

La question de l’alcoolisme est de plus en plus à l’ordre du jour. Tout récemment, lors de son Congrès, la «Ligue des Droits de l’Homme» étudiait cette question de vie et de mort, et émettait le vœu d’une lutte plus énergique que jamais contre l'alcoolisme, et l’un des moyens préconisés pour atteindre le résultat visé était LA RÉDUCTION DES DÉBITS DE BOISSONS.

Tous ceux, en effet, qui ont conscience de la profondeur du mal dont nous souffrons, tous ceux qui comprennent qu’il y va de la vie de la France, tous ceux-là réalisent l’absolue nécessité d’un remède à apporter d’urgence à ce fléau dévastateur.

Les travailleurs conscients sont du reste les premiers à dénoncer le péril et de tous côtés ils se groupent en vue d’organiser la résistance. Leurs chefs, soucieux de voir leurs revendications sociales aboutir, répètent l’avertissement sous des formes variées:


Guerre à l’alcool!

«Ne mettez pas l’ennemi dans la place,» disent-ils aux ouvriers «et ne vous placez pas vous mêmes, par votre faute dans un état d’infériorité voulue, en détruisant votre intelligence, votre santé, en atrophiant vos facultés par le maudit alcool.

Vous avez besoin pour triompher de toutes les forces physiques, morales, intellectuelles dont vous pouvez disposer, gardez-les donc intactes! Guerre à l’alcool!»


On ne saurait mieux dire, et tous ceux qui sont animés d’un amour sincère de la classe ouvrière, ne peuvent que souhaiter que ces sages conseils soient entendus. Aussi, n’est-ce pas sans quelque surprise et une profonde tristesse qu’on a pu lire, hier, dans la discussion de la loi venue en seconde lecture devant le Sénat, qu’un membre de cette assemblée a pu prononcer les paroles suivantes:

«Le projet de loi soulève une question sociale de premier ordre: celle de l’alcoolisme. II ne faut pas l’aborder par le petit côté. Il faut se garder de prendre l'effet pour la cause. C'est dans la classe ouvrière que les alcooliques sont le plus nombreux. La cause de l’alcoolisme réside dans l’infériorité sociale, dans la misère de cette classe.

Donnez à l’ouvrier le confort du domicile, l’aisance, il n’ira plus au cabaret, il rentrera chez lui goûter les douceurs de la famille».

Vraiment on croit rêver quand on entend émettre de pareilles idées au sujet d’une proposition de loi dont le Parlement est saisi depuis onze ans, et surtout si l’on songe qu’il s’agit non d’un péril illusoire, mais d’un péril reconnu par tous les honnêtes gens, et qui atteint non seulement l’individu, mais par lui la race et l’avenir même du pays.

Mais pourtant, n’y a-t-il rien de vrai dans ces paroles?

Il serait enfantin de l’affirmer, tout problème social se présente sous plusieurs aspects, et on ne peut nier que ce soit, en effet, prendre ce problème par le petit côté. Mais le grand côté, le côté important est un problème moral:


Il réside dans la faiblesse de l’individu en face de la tentation,

dans sa volonté vaincue par sa passion.


Le remède à apporter à ce côté de la question n’est pas au pouvoir de la loi.

Mais ce qu’elle peut faire, c’est agir sur les circonstances extérieures, qui facilitent le mal, qui le développent, l’étendent, le favorisent.


Invoquer à ce propos la liberté du commerce, c’est nous croire vraiment trop naïfs. Pourquoi alors — au nom de cette même liberté — ne pas permettre la libre vente des poisons et produits pharmaceutiques dont l’usage ou l’abus est reconnu dangereux, et qui ne sont délivrés que sur ordonnance d’un médecin?

D’un autre côté, si le nombre toujours croissant des débits de boissons n’est pas la cause de l’alcoolisme, il en fait fonction, en ce sens qu’il l’empêche de s’éteindre pour beaucoup de ceux qui en sont les victimes, qui aimeraient ne pas l’être, mais sont impuissants à lutter contre la tentation, trop forte pour eux, et dans ce cas pour ceux-là — et qui établira le pourcentage de ceux-là? — pour ceux là, la cause et l'effet se confondent.

Ceux qui ont l’habitude de ces questions, ceux qui ont vécu au sein de ces malheureux esclaves et ont entendu l’histoire lamentable de leurs luttes et de leurs chutes, ceux-là vous diraient peut-être que ce pourcentage est si élevé, qu’il atteint parfois presque la totalité, et que:


SI LES DÉBITS DE BOISSONS NE SONT PAS POUR TOUS LA CAUSE DE L’ALCOOLISME — et pour beaucoup ils le sontDU MOINS ILS ENTRETIENNENT CETTE CAUSE ET L’ALIMENTENT.


Mais voyons plus loin:

«C'est dans la classe ouvrière que les alcooliques sont le plus nombreux», constate avec combien de navrante vérité notre parlementaire. Double raison, semble-t-il! Dans un péril aussi grave, les petits côtés ne sauraient être laissés dans l’ombre, et si ce remède n’est qu’un petit remède, de grâce, employons ce petit remède, sans préjudice du grand. Ne négligeons aucun détail capable de vaincre le monstre.

Si nous poursuivons l’examen de cette déclaration, nous arrivons au nœud même de la question, et à un nouveau problème à double face.

«La cause de l’alcoolisme réside dans l’infériorité sociale, dans la misère de cette classe.

Donnez à l’ouvrier le confort du domicile, l’aisance, il n’ira plus au cabaret. Il rentrera chez lui goûter les douceurs de la famille».

Ici encore il y a une petite part de vérité à côté d’une large part d’erreur. Certes, il est vrai, et nous qui avons l’expérience quotidienne de ces milieux ouvriers — non pas vus de l’extérieur, mais vus de près; plus que cela, nous qui recevons les confidences «cœur à cœur» de ces braves gens, nous savons trop bien qu’en effet — et nous l’avons dit ici même à plusieurs reprises — nous savons très bien, dis je, que:


Trop souvent quand le mari et la femme travaillent chacun de leur côté à l’atelier,

le ménage est forcément négligé.


Souvent si la ménagère n’est pas une héroïne, pouvant faire deux journées, une à l’extérieur, à l’atelier ou à l’usine, et l’autre à l’intérieur, le soir tard et le matin de bonne heure, c’est le désordre parfait, le logis pas accueillant, à moins que ce ne soit repoussant, froid, sombre, misérable, pas de cuisine chaude!

De là à rester chez le marchand de vin pour avoir au moins chaud et de la lumière, et l’oubli de la misère, pour un instant du moins — il n’y a qu’un pas.

Oui, nous savons cela, et vues sous ce bout de la lorgnette, en effet, la misère et les conditions sociales de l’ouvrier sont facteurs de l’alcoolisme. Mais nous savons aussi que, dans un bien plus grand nombre de cas, la vérité est dans cette proposition renversée, et que l’alcoolisme est la source de la misère, et que:


LE JOUR OÙ CET OUVRIER INTEMPÉRANT DEVIENT SOBRE,

C’EST L’AISANCE QUI ENTRE AU FOYER.


Cette affirmation catégorique n’est pas une théorie, c’est le résultat d’observations, ce sont des constatations de faits nombreux, répétés, touchés du doigt, qui nous amènent à la faire. Nous évoluons, comme chacun sait, très souvent au sein de populations misérables et bas tombées. Tout autour du monde, des milliers et des milliers d’hommes et de femmes, esclaves de la boisson, ont été régénérés et ont cessé de boire totalement.

Les témoignages de ces ex-ivrognes, devenus d’honnêtes ouvriers, rangés et sobres, plus que cela abstinents même, le témoignage de ces hommes a du poids. Ils peuvent comparer autrefois et aujourd’hui! et savez-vous ce qu’ils disent?


AUTREFOIS disent-ils, ma femme était malheureuse, mes enfants en haillons, maltraités et souffrant de la faim, et quand l’un de mes petits venait tout tremblant et bleui de froid coller son visage à la vitre du marchand de vin, où j’étais au chaud, il était souvent battu par surcroît. Ils étaient nu-pieds, manquant de tout, entretenus par la charité privée, l’assistance publique ou l’Église.

AUJOURD’HUI ils sont vêtus proprement et chaudement, et ma femme aussi. Une nourriture substantielle et en suffisance est à notre disposition à tous. L’argent que je portais autrefois au cabaret, je le porte à ma femme qui a retrouvé un époux, et mes enfants un père au lieu d'une brute.

L’aisance est au foyer, j’ai retiré tout ce que j’avais engagé au Mont de Piété. Mon logis est accueillant, nous y goûtons les douceurs de la vie de famille, et le dimanche, quand je sors avec les miens, je peux marcher la tête haute parce que je ne dois rien à personne.

Voilà ce qu’en des termes un peu différents des milliers et des milliers d’individus, relevés par le moyen de l’Armée du Salut, ou autrement, vous diraient.

Pour eux, la passion de l'alcool enlevée, la misère a disparu. Ce n était pas la misère qui les conduisait à l’alcool, c’était l’alcool qui engendrait la misère!

L’alcool parti, l’aisance et la joie et la paix sont entrées à leur foyer autrefois un enfer, et voilà pourquoi nous faisons des vœux pour que le projet déposé au Sénat soit enfin voté, et tous les honnêtes gens en France, ceux qui n’ont pas d'intérêts dans la question, si ce n’est l’intérêt suprême de leur pays, font les mêmes vœux.

En avant 1910 12 03


 

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