LE BUVEUR-NÉ
par HAROLD BEGBIE
Il entra, un jour, dans un café rempli d’ouvriers. C’était un samedi après-midi. Les poches étaient garnies d’argent, mais l’on oubliait femmes et enfants. On entendait un bruit étourdissant de rires et de cris. Buveur-né s’approcha du comptoir avec ses journaux. Un esprit de gaieté et de bonne humeur envahit toujours un café le samedi après-midi.
Les ouvriers, après deux ou trois chopes de bière, sont enclins à la raillerie.
— Holà ! que Dieu me damne si ce n’est pas Buveur-né ! cria un des hommes en l’apercevant. Viens ici, petit père ; je te paie une chope. Nous arroserons l’Armée du Salut!
Buveur-né distribua ses journaux. L’ouvrier commanda une chope de bière.
— Tiens, mon vieux, bois ! exclama-t-il en avançant la chope près du converti.
Buveur-né secoua la tête.
— Allons, bois cela comme un homme ! Qu’est-ce que c’est qu’une chope pour toi? Tu peut en boire six ! Voyons, bois !
— Non.
— Ecoute, petit père; tu es pauvre, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Un franc c’est beaucoup pour toi, n’est-ce pas? Eh bien ! regarde papa ; je te donnerai un franc, je le ferai — sur l’honneur — si tu bois cette chope. Sens-la ! Sens-là, vieux coq. Est-ce qu’elle ne sent pas bon ? Allons, bois-la et gagne ton franc.
— Pas moi.
— Tu ne veux pas ?
— Non.
— Pas pour un franc ?
— Pas pour mille.
— Tu le dis sérieusement ?
— Oui.
— Alors, tiens, tu l’auras quand même ! En disant cela l’ouvrier moqueur jeta la chope de bière à la face du vieux.
Cette action fut accompagnée de rires bruyants, on rit aussi de la mine piteuse de l’homme tout trempé ; il fermait les yeux, secouait les gouttes de son visage, essuyait la liqueur sur sa bouche et son menton.
— Cela sent bon la bière, n'est-ce pas, petit père ? dit en riant son tourmenteur. Vieux fou ! Pourquoi ne pas l’avoir dans le gosier plutôt que sur tes habits? Mais, vieux, je t’en donnerai une autre. Tu n’auras pas le franc, mais tu auras la bière.
— Je ne la veux pas, dit le vieux. Sa fermeté, son calme sous l'attaque touchèrent ces hommes rudes du café.
L’un d’eux fit une collecte et Buveur-né quitta la place sa poche pleine d’argent. Il la quittait aussi en héros.
Des semaines, des mois, des années se passèrent. Buveur-né tenait bon. Il fît quelques petites économies, malgré sa contribution au Corps salutiste de la localité.
Un jour, il se trouva assez riche pour entreprendre un petit magasin dans le voisinage. Sa femme et son fils déménagèrent de l’affreux taudis et ils commencèrent une vie nouvelle de paix et de bonheur. Ils prirent place parmi les gens respectables.
Ce fut la fermeté et le courage persévérant du vieux qui engagèrent la femme et le fils à se joindre à l’Armée du Salut. Ceci fut pour Buveur-né le comble du bonheur terrestre, parce qu’il avait toujours entretenu le secret espoir, au fond de son être, qu’un jour son fils deviendrait un Officier de l’Armée du Salut.
Buveur-né n’était pas fait pour cela, il devait gagner sa vie ; tout ce qu’il pouvait faire c’était d’aller aux réunions, de marcher derrière la fanfare au cortège, d’adresser un mot ou deux en particulier à ceux de ses clients tristes ou malheureux. Mais son fils étudiait, son fils était bon, il pourrait, sans doute, devenir un jour un Officier dans cette grande, miséricordieuse et universelle Armée du Salut.
Cette créature ruinée de jadis était maintenant heureuse et bien portante.
Sa conversion apparaissait si extraordinaire aux gens des alentours, extraordinaire autant par sa durée que par ses résultats, qu’il devint une puissance pour le bien sans grand déploiement de zèle missionnaire. Les gens le regardaient dans les rues.
Des hommes vicieux et dégradés, aux coins des rues, ou à la porte des cafés, contemplaient cet homme né de nouveau, vivant dans l’honnêteté et le bonheur, avec la même excitation d’esprit qui lui avait fait pousser autrefois cette exclamation :
« Je voudrais être comme Joe », Il était une bonne réclame pour l’Armée du Salut.
La religion de ces gens n’est pas une théologie.
Elle est un fait. Ils ne sont pas mystiques. Ils ne peuvent guère définir leur religion. Buveur-né lui-même n’aurait rien pu vous parler des articles de la religion ou de sa conception de la nature de Dieu.
IL SAVAIT SEULEMENT QUE DIEU L’AVAIT SAUVÉ, aussitôt qu’il avait été décidé à chercher le salut.
IL SAVAIT SEULEMENT qu’il avait été délivré de sa nature absolument mauvaise II savait seulement qu’il était aujourd’hui très heureux.
Et c’est ce que virent les misérables qui l’entouraient. Ils virent que l’homme, peut-être le plus bas tombé de tout le voisinage, en tout cas l’homme le plus enfoncé dans l’ivrognerie, marchait maintenant au milieu d’eux, pur. heureux et respectable.
Il avait de la religion.
C’était la religion qui avait opéré le miracle. La religion était une bonne chose, si seulement un homme pouvait une fois se décider à faire le pas.
Voyez Buveur-né. Quelle transformation la religion a amenée dans sa vie ! En face du changement de Buveur-né les arguments des incrédules de taverne s’évanouissaient enfumée.
Les faits sont obstinés et jamais plus obstinés que lorsqu’ils marchent dans les rues, respirant l’air que nous respirons. C’est de cette manière que Buveur-né fit une profonde et durable impression dans ce quartier de la ville. Il fut discuté dans la localité comme un roman ou un tableau l’est dans un autre milieu. Pas une controverse sur la religion n’éclatait dans les cafés sans se terminer par ces mots :
« EH BIEN ! ET BUVEUR-NÉ, QU’EN DITES-VOUS ? »
(A suivre)
En avant 1910 11 19
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