LE BUVEUR-NÉ
Extrait du volume anglais «Broken earthenware»
Par HAROLD BEGBIE
Quand un homme se convertit, l’Armée du Salut s’occupe de lui jusqu’à ce qu’il soit suffisamment affermi dans la vie nouvelle; c’est-à-dire que des Officiers d'expérience le visitent fréquemment, l'encouragent dans ses nouvelles résolutions et par-dessus tout le convainquent que quelqu’un se soucie de lui.
La conversion d’un boxeur (Le récit de cette conversion fait l’objet d’un autre chapitre du livre.) célèbre fit grand bruit dans un des Corps de Londres, où une Adjudante veillait sur lui avec sollicitude.
Elle le visitait à la maison, allait le voir à son travail et l’accompagnait avec affection lorsqu’il s’en retournait chez lui. Il travaillait dans une fabrique de voitures dont le propriétaire était incrédule. Mais il y avait un trait commun entre cet homme et l’Adjudante: tous deux jouaient de la concertina et la préféraient à n’importe quel autre instrument. «Oh! je ne joue que d’une façon toute simple», me dit l’Adjudante, ajoutant avec enthousiasme, «mais lui est un maître». Ce fut la concertina qui permit à la chrétienne d’attaquer l’incrédule sur son terrain.
L’Adjudante et le propriétaire de voitures eurent ensemble maintes conversations profitables. Dans cette fabrique animée du centre de Londres, ils parlaient musique, et l’Officière, tout en veillant sur le boxeur converti, fit une brèche dans les convictions de l’athée.
Un jour, le boxeur à qui elle parlait dans la fabrique, lui dit: «Je désire que vous ayez un entretien avec l’homme qui vient ici vendre les journaux; il est bien bas tombé; on l’appelle le «Buveur-Né» et il en a tout à fait l’air. J’étais moi-même presque aussi bas que lui il n’y a pas longtemps. Après moi on ne peut désespérer de personne, vous lui parlerez, n’est-ce pas?»
C’est ainsi que peu après sa conversion, ce boxeur manifesta sa «passion pour les âmes.»
La petite Adjudante attendit un jour et rencontra cet homme qui faisait sa tournée de journaux. Il visitait la fabrique pour apporter aux ouvriers les nouvelles du jour sur les courses de chevaux. Elle avait vu déjà bien des gens de la classe la plus misérable et la plus dépravée de Londres, mais avant d’avoir rencontré «Buveur-Né» elle n’avait jamais réalisé l’horreur repoussante à laquelle peut descendre le corps humain dégradé par le vice.
Cet homme, l’enfant de terribles ivrognes, était certainement, comme son nom l’indiquait, né ivrogne. On lui avait appris à boire et, dès sa plus tendre enfance, un appétit insatiable pour la boisson s’était développé en lui. Maintenant, à l'âge de quarante-cinq ou quarante-six ans, il était régulièrement en état d’ivresse.
Ses affreux haillons et l’apparence malsaine de sa chair ne frappèrent que plus tard l’Adjudante. Toute son attention était rivée, comme en une sorte de terreur, par l’aspect des yeux de cet homme. Ils étaient ternes et sans vie. Elle se creusait l’esprit pour trouver un terme qui les décrivît, elle revenait sans cesse au mot hébété. Ils n’indiquaient pas la faiblesse ni la ruse, ni la dépravation, mais l’hébétement le plus complet. C’étaient les yeux d’un homme ni mort ni vivant. Ces yeux étaient à peine perceptibles. On n’y distinguait qu’une faible lueur vitreuse.
Pour le reste, c’était un vrai misérable, plus dégradé que n’importe quel homme parmi les sauvages, avili au point qu’il n’avait presque plus rien d’humain. Il était court, trappu, difforme, vil; vêtu de haillons qui suffoquaient ceux qui s’approchaient trop de lui — c’était une créature que les gamins en haillons raillaient avec mépris lorsqu’il passait dans la rue.
La civilisation avait produit cet homme-là II avait sa place à Londres; quelque repoussant qu’il parût, il était un de nos contemporains; pour les salutistes il représentait une âme.
S’adressant à lui, elle dit:
— Vous n’avez pas l’air très heureux. N’est-ce pas?
Il regarda de son air ahuri ses yeux limpides et garda le silence, comme s’il avait perdu l’usage de la parole et la capacité de comprendre.
— Je pourrais, peut-être, vous être utile; voulez-vous me laisser essayer? Voulez-vous me permettre de venir vous voir chez vous?
«Buveur-Né» ne répondit rien.
Elle s’approcha très près de lui, le regarda avec bonté et lui dit: Je désire vous aider. Je connais quelque chose de votre vie. On vous appelle Buveur-Né. Eh bien! je désire vous visiter et devenir votre amie. Dans bien des petites choses je puis vous être utile. Laissez-moi essayer. Elle lui fit enfin comprendre ce qu’elle voulait. Il lui donna son adresse. Peu de temps après elle alla le voir.
II occupait une seule chambre dans une rue connue comme étant des plus misérables. Elle n’avait pas la moindre crainte de visiter ce lieu, mais en ouvrant la porte de la chambre — toute bonne et angélique qu’elle fût — la petite Adjudante fut vraiment tentée de s'enfuir. Une telle odeur se dégageait de ce bouge qu’elle la prenait à la gorge et la remplissait de dégoût. Dans le logement misérable de Buveur-Né il y avait des animaux qui la faisaient ressembler à une ménagerie.
– Un chien se leva de dessus la couverture crasseuse du lit défait et grogna sourdement contre l’intruse.
– Une portée de cochons d’Inde, éparpillés sur le plancher sale et nu de la chambre, disparut sous le lit.
– Un clapier de lapins, laissant voir à travers un treillis de fer les formes indistinctes de ses habitants, dégageait une odeur lourde et étouffante.
– Il y avait des chats sur un sac près de la cheminée.
– Devant
la
fenêtre fermée une cage de tourterelles était suspendue au
plafond.
Cet intérieur londonnien était aussi sombre que suffocant. Un brouillard semblait s’étendre d’un mur sale à l’autre mur sale, du plafond sombre au plancher noirci. Lorsque le chien gronda, quelque chose ressemblant à une femme émergea de ce brouillard — une créature maigre, émaciée, triste, vêtue presque entièrement de sacs.
Elle se tenait devant la salutiste dans toute sa misère et son avilissement; une femme — la femme qui aimait Buveur-Né. Quel mystère! Imaginez à quel degré de misère une femme peut être amenée pour épouser un homme tel que lui.
L’Adjudante pénétra dans la chambre et s’adressa à cette énigme — la femme qui aimait Buveur-Né.
Les oiseaux et les animaux fournirent un sujet de conversation. Elle découvrit qu’ils appartenaient à l’enfant de ces deux pauvres gens. Oui, ils avaient un enfant, une vie avait été créée dans cet antre et ces animaux étaient les favoris du garçon.
La mère alla chercher une photographie et la tendit, non sans orgueil, à la visiteuse. Étonnée, l’Adjudante vit un garçon éveillé, joli et bien mis. L’intelligence de son visage et le noble maintien de sa personne l’étonnèrent vivement. Elle avait de la peine à croire qu’il fût le fils de ces gens.
— C’est votre fils? demanda-t-elle.
— Oui, dit la femme de son air fatigué. Il n’en a pas l’air, hein? Mais nous l’avons bien soigné, il a une bonne place et peut être qu’à la fin il deviendra quelqu’un. Nous l’espérons du moins.
L’Adjudante découvrit alors que ces parents dégradés aimaient ce seul enfant avec une abnégation et un dévouement absolument merveilleux dans sa pureté et sa force. C’était à cause de lui que le taudis sentait mauvais, parce que, lorsqu’il le visitait, il aimait y trouver ses vieux favoris; c’était pour lui que ces favoris avaient été achetés avec des sous gagnés dans les tournées de journaux, et préservés, Dieu sait au prix de quelle lutte! du cabaretier par le pauvre Buveur-Né Celui-ci n’avait que cette seule passion pure et elle croissait comme une fleur blanche dans son âme corrompue. L’ivrogne et sa femme aimaient leur fils. Le taudis était sa maison.
(À suivre).
En avant 1910 11 05
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