L’ARMÉE DU SALUT ET LES BOHÉMIENS
«L’espoir du bohémien, c’est le salut!»
Celui qui parlait ainsi était un homme grand, au visage basané, aux yeux noirs, aux dents blanches et à la taille élancée, un vrai beau type de bohémien. Il s’adressait à un auditoire d’une cinquantaine de gens de sa classe, faisant partie de groupes de bohémiens disséminés dans le bois, aux alentours d’un village.
«Tiens, nous ne savions pas que tu étais devenu prédicateur, Victor!» dit un des auditeurs d’un ton légèrement sarcastique.
Pas exactement; je me suis converti, et voici comment:
«Nous campions, un hiver, ma femme, ma mère et mes enfants, dans un village de la contrée marécageuse de Cambridge. Après bien des ennuis, nous parvînmes à gagner le cœur d’un fermier, qui nous laissa occuper son champ.
Le lendemain de notre installation, nous trouvâmes, sous la porte de notre roulotte, une carte qui portait ces mots:
«La Capitaine... de l’Armée du Salut se met à votre disposition, de nuit comme de jour. Il n’y a pas de tâche trop petite pour elle, ni de choses difficiles qu’elle ne soit disposée à faire. Que Dieu vous bénisse!»
«Nous ne voulons pas de ces gens par ici! dis-je d’un ton courroucé, en jetant, après l'avoir lue, la carte par la fenêtre. Quinze jours après, notre petite fille mourait.
Moins d’une heure après, la Capitaine de l’Armée du Salut, qui avait vu notre petit garçon pleurer à l’écart de la troupe, et lui en avait demandé la cause, frappait à notre porte, apportant à ma femme un bouquet de fleurs blanches:
«Je prends bien part à votre douleur. Puis-je vous être utile?» lui dit-elle d’un ton sympathique. Et avant que ma femme, qui sanglotait, eût eu le temps de répondre, la Capitaine avait mis son bras autour de son cou et l’embrassait.
Montant dans la voiture, la Capitaine s’approcha du lit où était couchée notre enfant, et s’agenouilla près d’elle; elle pleurait. Nous nous agenouillâmes à côté d’elle et nous pleurâmes ensemble.
La Capitaine fit une prière. Quelle belle prière! Si le ciel est aussi beau que les instants que nous passâmes alors dans notre roulotte, je serai satisfait.
La Capitaine insista non seulement pour qu’on la laissât habiller la petite, mais elle se chargea des frais de l’enterrement.
Elle tint une réunion commémorative dans la salle de l’Armée, comme si notre enfant eût été une Salutiste, et non une pauvre petite bohémienne. Ce soir là, ma femme, ma mère et moi nous nous sommes donnés à Dieu. Je ne voudrais plus quitter cette religion, non, pour toutes les troupes bohémiennes du monde! Camarades, voilà mon histoire.»
Ceci est un exemple, entre beaucoup d’autres, des moyens intéressants que les Officiers de l’Armée du Salut emploient pour venir en aide à ces gens. Nous avons connu des cas où l’Officier habitant le village avait été appelé pour mettre fin à une dispute parmi eux, et empêcher qu’on en vînt au couteau; pour «baptiser» le bébé et lui donner un nom — cela avait «porté bonheur» au dernier enfant, maintenant âgé de deux ans; pour «soigner la couchée»; pour présider aux enterrements et faire cent autres petits devoirs bizarres et inattendus.
À deux heures du matin, un jour d’hiver, une Capitaine et sa Lieutenante furent réveillées par un coup frappé à la porte. C’était un bohémien d’une troupe, où la Capitaine, sur la demande du docteur, avait soigné un enfant malade le jour précédent. Surmontant son agitation, il dit:
«Capitaine, mon bébé est mourant, venez le baptiser, je vous en prie, ma femme ne serait pas tranquille sans cela».
Heureuse de se rendre utile, l’Officière s’habilla promptement, et par une nuit orageuse, se hâta d’aller accomplir son service de miséricorde. Arrivée à la roulotte, elle pria pour le bébé mourant, le baptisa de son propre nom (selon la requête de la mère), et demeura là jusqu’à ce qu’il eût rendu le dernier soupir.
Ce fut la première rencontre de cette famille avec l’Armée du Salut; lorsque, il n’y a pas longtemps, nous la revîmes, ils étaient tous devenus Salutistes, et prenaient une part active aux réunions.
Il ne serait pas déplacé d’ajouter ici quelque chose sur ces gens extraordinaires, dont les coutumes sont plus connues dans les villages et les petites villes que dans les grands centres de population.
Personne ne connaît exactement l’origine de ce peuple, mais on croit que les premiers bohémiens émigrèrent en Europe des contrées de l’Orient. D’aucuns pensent, en se basant sur quelques preuves, qu’ils sont originaires des Indes, d’autres qu’ils viennent de l’Égypte. En tout cas, leur apparence trahit une origine orientale, ils ont tous l’amour des Orientaux pour les couleurs vives, les vêtements flottants, la danse, le mystère et les divertissements.
L’Europe compte 700.000 bohémiens environ; au moyen-âge, ils attiraient l’attention plus qu’ils ne le font maintenant. Depuis des générations, ils ont erré de la Russie en Espagne, à travers la France et l’Italie, et de la Norvège en Angleterre, par la mer du Nord. Les Officiers de l’Armée du Salut peuvent signaler des captures remarquables faites parmi les bohémiens.
La belle saison leur fournit de bonnes et nombreuses occasions de leur montrer le chemin du salut. Ils peuvent également citer des cas où la lecture du journal a produit des conversions parmi les occupants des roulottes de bohémiens.
En avant 1910 10 15
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