UN VERRE D’EAU
Le chemin est long par les préceptes,
court et facile par l'exemple.
(Malherbe.)
— Le soleil est chaud et j’ai grand-soif, voudriez-vous me donner un verre d’eau, bonne dame?
— Sans doute, on ne refuse guère un verre d’eau. Si c’était du vin, ce serait une autre affaire. Asseyez-vous sur le banc, devant la porte; je vais venir, attendez un moment; vous savez que si Dieu aime celui qui donne gaiement, il ordonne aussi de prendre soins des siens, je prépare le dîner de ma famille, je vous servirai tout à l’heure.
— Très bien, merci, fit le voyageur lassé.
— Vous venez de loin?
— Oui, fut la réponse laconique.
Mais la bonne femme va, tourne, s'agite, questionne, s’arrête, parle sans cesse, si bien que l’homme exténué par la marche, la chaleur et la soif, en a le vertige et pense intérieurement que c’est acheter bien cher un simple verre d’eau. Il entend un bruit vague qui arrive indistinctement à ses oreilles, puis plus rien.
— S’est-il endormi? pense la femme peu rassurée, courant chez la voisine, pour raconter l’aventure avec une telle loquacité que les minutes s’écoulent sans que les deux commères s’en doutent.
L’homme, revenu de cet assoupissement voisin d’une défaillance, se relève pesamment et, voyant la maison vide, reprend sa route en maugréant, plus las, plus altéré, trouvant le soleil plus chaud et la poussière plus épaisse.
Pensez-vous que la femme, à son retour, eut le moindre regret de sa lenteur à rendre service? Vous connaissez mal le cœur humain.
«Comment, se dit-elle, cet homme est parti ainsi, sans rien dire. Il avait donc bien mauvais caractère. A-t-on le droit d’être si impatient quand on est indigent? Peut-être n’avait-il pas soif du tout! Ce n’était qu’un prétexte. Si c’était un voleur! Quelle bonne idée j’ai eue de ne pas le faire entrer: Vraiment les directions de Dieu sont providentielles; si je n’avais pas eu la fidélité de remplir mes devoirs envers les miens tout d’abord, qui sait ce qui aurait pu m’arriver? C’est une vraie direction du ciel et une délivrance miraculeuse.»
Pendant bien des semaines, le chapitre de sa générosité et de la merveilleuse bonté de Dieu envers ceux qui le servent fut le texte des conversations de la brave femme, qui n’eut pas une minute la pensée de s'accuser.
Le voyageur continue plus péniblement sa marche et se décide enfin à frapper à une ferme isolée. Un vieillard paraît.
— J’ai si soif, ne pouvez-vous pas me donner un verre d’eau?
— Si vous voulez la puiser, voilà le verre, mais c’est trop fatigant, j’ai assez de peine à en puiser pour moi.
Le passant remercie et prend le verre, mais ses forces le trahissent; il ne peut tirer à lui le seau pesant et s'affaisse au pied du puits. Une enfant accourt, remplit le verre le fait boire au malade, l’asperge, appelle au secours. On vient, on emporte l’étranger à l’hôpital, on le soigne. Il meurt au bout de quelques semaines, après avoir raconté qu'il revenait d’Australie, décidé à passer ses dernières années dans son pays natal, auprès de ses parents qu'il avait depuis longtemps perdus de vue. Voici ce qu’on trouva dans ses papiers après sa mort. Trois lettres avec leurs adresses respectives:
«Chère cousine, avant de mourir, je veux vous exprimer ma reconnaissance pour les sentiments bienveillants que vous m’avez témoignés le jour où vous m’avez promis un verre d’eau qui, pris à temps, eût peut-être empêché la fièvre qui m'emporte de se développer.
Quand vos devoirs envers les vôtres vous en laisseront le temps, n’oubliez pas de donner le verre d’eau qui doit avoir sa récompense, mais ne le promettez plus d’avance, cela ne suffit pas à désaltérer celui qui a soif.»
La seconde missive, adressée au vieillard, était ainsi:
«Cher cousin, je suis aussi peiné de vous savoir si infirme que reconnaissant du verre vide que vous m’avez prêté. Un effort de votre part eût peut-être apaisé la fièvre qui me dévorait; mais, par égard pour votre âge, je ne veux me souvenir que de votre bonté, et je vous envoie une pompe qui vous fatiguera moins pour tirer de l’eau et quelque argent pour vous faire soigner.»
Enfin la troisième lettre, adressée à la jeune fille, disait ceci:
«Sans
vous,
je mourais, inconnu, de soif et de fatigue; je vous dois donc
plus que le verre que vous m’avez donné; vous avez rafraîchi mon
vieux cœur froissé par l’égoïsme; aussi c’est à vous que je
lègue toutes mes économies, convaincu que vous saurez en faire
un
bon usage.»
Cette fortune, obtenue par un acte si simple en lui-même, n'est-elle pas la faible image de la récompense promise au jour du jugement?
Que de surprises en ce grand jour!
Tel d’entre nous, enchanté de lui-même, oublie que L’ENFER EST PAVÉ DE BONNES INTENTIONS, mais que LE CIEL NE L’EST QUE DES ACTIONS BONNES.
Il traverse la vie, très occupé de ses intérêts ou de ceux de ses proches, parle avec la plus grande sincérité de ses bonnes dispositions envers tous, convaincu qu’il est prêt à tous les sacrifices pour peu que Dieu les lui demande et ne se doutera jamais, avant la grande Rétribution, qu’il a vécu pour le mal, car ses belles paroles, en vertu même de leur sincérité, l’ont trompé lui et les autres.
Il a fait naître des illusions, des espérances que les circonstances ont démenties, avec la plus parfaite inconscience des ruines qu’il accumule après lui. Moins dangereux, sinon moins égoïstes, sont ceux qui, comme le vieillard, refusent franchement le sacrifice; au moins ils ne trompent personne sur leurs capacités.
Seul celui qui donne spontanément, gaiement, sans calcul et sans phrase, a droit à la récompense, comme l’enfant naïf qui se contente de faire ce que son cœur lui dicte, sans s’inquiéter d’autre chose.
Celui qui donne, et non celui qui promet ou refuse le verre d’eau, mérite la récompense.
Nous l’oublions trop, hélas! les actes n’ont en eux-mêmes aucune valeur intrinsèque, ils ne valent que par les sentiments qui nous y poussent ou par leurs conséquences. L’effort du sacrifice de ses aises momentanées au profit du prochain vaut infiniment plus que l’acte qui en découle.
Ce n’est pas ce que nous donnons ou faisons qui a de la valeur; on peut faire ou donner beaucoup sans le plus léger sacrifice personnel, c’est ce qui coûte à notre «MOI» égoïste ou orgueilleux qui prouve seul le degré de notre obéissance envers Dieu ou de notre réelle sympathie pour les hommes.
Hélas! que de verres d’eau nous refusons matériellement et moralement tout le long du jour!
Combien de cœurs altérés, mis par Dieu sur notre route, nous laissons mourir, par indifférence!
– Que d’âmes altérées sont perdues, parce qu’au moment psychologique, toujours fugitif, nous avons reculé devant l’effort qui eût pu les sauver!
– Que de temps perdu à la recherche d’œuvres que Dieu ne nous demande pas!
– Que de vaines redites sur les vérités évangéliques!
– Que d'admirations secrètes et déplacées de notre prétendue spiritualité, ferment nos yeux et nos oreilles aux besoins réels de ceux qui nous entourent, et que plus d’humilité, plus de fidélité, nous feraient aisément découvrir.
NOUS NOUS PRIVONS AINSI VOLONTAIREMENT DES BÉNÉDICTIONS PRÉSENTES ET DES RÉCOMPENSES PROMISES AUX PETITES OBÉISSANCES.
– Nous nous endurcissons par l’exercice de notre égoïsme dans l'habitude de la dureté envers ceux que nous pourrions et que nous devrions soulager;
– nous faisons mépriser la piété, que l’on rend responsable de nos erreurs, en voyant notre satisfaction de nous-mêmes, au lieu de la confusion qui devrait nous couvrir de honte et de regrets;
– nous augmentons le pouvoir du Malin qui profite de tout ce qu’on ôte à la gloire de Dieu;
– nous vivons dans l’illusion complète sur nous-mêmes et les autres, en nous figurant que – nous restons libres de refuser nos services ou de ne les accorder que par le fait d’une excessive condescendance.
Dieu n’a pas besoin de nous pour agir, et si nous refusons l’obéissance, il trouvera d'autres serviteurs plus capables de remplir la tâche que nous refusons, et c’est à eux, non à nous, que reviendra la récompense.
Nous nous privons donc d’un grand privilège en croyant agir au mieux de nos intérêts éternels. Quelle désillusion, quelle déconvenue, quand arrivera le solennel règlement des comptes!
Oh! chrétiens,
EN CE SIÈCLE OÙ L’INTÉRÊT PERSONNEL EST LE SEUL DIEU QU’ON RECONNAISSE, comprenons nos véritables intérêts et donnons, sans nous lasser, tous ces verres d’eau auxquels sont promises de si belles récompenses:
l'approbation de Dieu,
le bien des autres
et l’avancement du Règne de la Vérité.
Odd.
(Reproduit de l’Évangéliste).
En avant 1910 10 01
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