CE QUE LE BARBIER RACONTA À SON CLIENT
— Messieurs, le suivant, s’il vous plaît!»
Le barbier avait dit cela machinalement, car levant les yeux, il s’aperçut qu’il n’y avait plus qu’un seul client. La plupart des hommes de l’endroit travaillaient dans les mines.
C’était un mercredi matin et vers le soir la petite boutique se remplissait; le vendredi ainsi que le samedi soir, le barbier et ses deux aides avaient de la peine à satisfaire tous les clients.
Le mercredi matin, les affaires chômaient toujours. Le seul client sur lequel on pouvait compter régulièrement, était un vieux soldat pensionné qui soignait bien sa personne, et se serait plutôt passe de déjeuner que de se faire raser.
De temps en temps, un voyageur de commerce s’arrêtait dans la petite ville, et se sentait attiré par le joli petit magasin propret du barbier, qui contrastait agréablement avec le voisinage. C’était précisément le cas certain mercredi matin.
Le soldat pensionné venait d’être rasé et un commis voyageur, vêtu avec recherche, prit place sur le fauteuil libre.
— Désirez-vous être rasé? demanda le barbier.
— Non, coupez-moi les cheveux; mais de manière à ce que je ne ressemble pas à un forçat! En disant cela, il lança un sombre regard dans la glace, en face de lui.
— Raccourcissez un peu les cheveux derrière, et coupez-les légèrement des deux côtés.
— Très bien, monsieur. Il fait beau temps pour la saison, n’est-ce pas?
— Peu m’importe le temps, quand le commerce va mal! répondit le négociant d'un ton bourru.
— Je croyais que les affaires marchaient mieux maintenant, dit le barbier, qui était le plus optimiste de la ville. Les gens viennent toujours plus se faire raser et couper les cheveux chez moi.
— Oui, vous n’avez pas à vous plaindre, il me semble; vous êtes votre propre maître, que vous faut-il de plus?
— Certainement, répliqua le barbier, et si vous aviez un associé comme le mien, vous seriez aussi content!
— Ah! ce petit magasin n’appartient donc pas à vous seul? demanda le voyageur.
— Tout dépend comme on l’entend, monsieur. Ce qui est sûr, c’est que je n’aurais jamais pu commencer mon commerce, si je n'avais pas eu le capital de mon associé.
— Oh! s’écria l’autre d’un ton moqueur, je n’aurais vraiment pas cru qu’il faille beaucoup d’argent pour se procurer une paire de ciseaux et un peigne! Étiez-vous donc un mendiant avant d’ouvrir votre magasin?
— J'étais vraiment tombé aussi bas que possible, répondit le barbier.
— Cela m’a l’air d’un roman! Est-ce qu’un oncle riche est alors survenu pour vous sauver?
— Si vous voulez bien m’écouter, je vous dirai mon histoire; je vous la raconterai avec plaisir, dit le barbier qui frictionnait la tète de son client.
«J’étais comme beaucoup d’autres garçons qui ne se soucient guère des exhortations de leur mère. Je n’aimais pas aller à l’école du dimanche et souvent je fus sévèrement puni à cause de cela.
À l’âge de treize ans j’étais déjà aussi dépravé qu’on peut l’être. Toute mon ambition consistait à fumer de nombreuses cigarettes et à boire quantité de bière. Mais bientôt je fis les mêmes expériences que bien des jeunes gens dans les cabarets; cette vie me mena à la ruine.
À peine devenu homme, je vivais dans la rue la plus mal famée de la ville. Dans ma misérable mansarde il n’y avait pour tout ameublement qu’une paillasse, une caisse servant de table et quelques tuiles au lieu de chaises. Je buvais comme un poisson et je vivais comme une bête sauvage.
Un jour cependant, tandis que j’étais assis dans ma pauvre demeure, j’entendis de la musique. Elle venait de la cour. Ouvrant rapidement ma fenêtre, je regardais qui pouvait bien jouer là; à ma grande surprise je vis des salutistes qui venaient de commencer une réunion.
Je ne puis vous dire quelle impression cette scène fit sur moi, car ces gens prétendaient que même l’homme le plus mauvais peut devenir bon et heureux, s’il veut seulement se détourner du péché qui conduit à la ruine et demander à Dieu un cœur nouveau.
Beaucoup de ce que j’entendis me parut étrange, en tous cas ces salutistes me firent comprendre ce qu’est la religion. Tant qu’ils restèrent dans la cour, je les observai attentivement et ne perdis aucune de leurs paroles. Jamais je n’oublierai ce qu’ils dirent.
— Voulez-vous que je vous rase maintenant, monsieur?
— Oui, et continuez votre histoire, dit le négociant avec impatience.
— Un buveur qui est obligé de boire contre sa propre volonté est l'homme le plus malheureux du monde. Après ma rencontre avec l’Armée du Salut, je désirais ardemment commencer une vie nouvelle.
Je soupirais après la liberté et le bonheur dont ces salutistes avaient parlé. Ils avaient dit que chacun peut les obtenir. Je me rendis bientôt à l’une de leurs réunions, c’est ainsi que je fus converti.
Quelques temps après, l’occasion de reprendre ce petit commerce se présenta. Ce que j’avais essayé auparavant n’avait jamais réussi, mais maintenant, avec Jésus-Christ comme associé, j’étais sûr que tout irait bien. Mes anciens amis refusèrent de m’aider, car ils croyaient que je retomberais bientôt dans mes vieilles habitudes. Les débuts ne furent donc pas faciles, mais enfin je devins le propriétaire de ce petit magasin et je pus réaliser mon vœu de prendre auprès de moi ma pauvre vieille mère, elle que j’avais tant fait souffrir.
Plus tard je me mariai avec une salutiste; maintenant je suis un homme heureux, possédant un intérieur confortable, une femme aimable et de gentils enfants.
— Vous devez tout cela à votre énergie et votre persévérance, observa le voyageur de commerce.
— Vous vous trompez, monsieur, dit le barbier, il n’est aucunement question de cela. J'ai souvent été aussi persévérant que maintenant avant ma conversion, mais sans aboutir à rien.
J’AI RÉUSSI SEULEMENT DEPUIS QUE J’AI RENONCÉ À SERVIR LE DÉMON et que j’ai accepté Jésus-Christ comme mon ami et mon associé de commerce.
C’EST À LUI QUE JE DOIS TOUT.
Un moment après le voyageur de commerce repartit tout songeur à ses affaires...
En avant 1910 09 03
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