Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

EN AVANT

ET

CRI DE GUERRE

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UN COMPTE INTÉRESSANT

ou

COMMENT LA BOUTEILLE LUI AVAIT MENTI!


Il était assis sur un banc dans un de nos jardins publics jeune encore, mais sale défait, déguenillé, maigre, misérable. Il était penché sur une feuille de papier toute couverte de griffonnages:

«Vous avez une lettre bien intéressante», lui dis-je, en m’asseyant à côté de lui.

Moi, je règle seulement mon compte avec ma vieille amie, la Bouteille!

«Vous avez donc sûrement de votre côté un déficit».

Hé! assurément! elle m’a menti, la coquine, comme un arracheur de dents: elle m’a odieusement trompé!

«Comment en êtes-vous venu à vous abandonner à elle?» poursuivis-je.

C’est précisément ce que je vais vous exposer:


Elle m’a promis de faire de moi un homme, je suis devenu un animal.

Elle m’a dit que je prendrais un air «crâne», tandis que je chancelle toujours, et elle m’a souvent jeté dans la rigole.

Elle m’a dit: Bois et tu trouveras des amis, et mes amis d’antan me mettent à la porte, quand j’ai l’oeil poché et la figure toute en sang.

J’ai bu à ma santé et à celle de mes camarades, et la bouteille m’a ravi ma santé et je me sens malade comme un chien.

Elle m’avait dit qu’elle voulait me réchauffer le sang, et je n’en puis plus de froid.

Elle promettait de me fortifier les nerfs, et au lieu de cela j’ai eu le delirium tremens.

Elle m’avait assuré une tête lucide, mais je me comporte comme un détraqué, je parle comme un insensé.

En sa compagnie, je devais devenir un riche patron, je suis un mauvais ouvrier et je cours d’une place à une autre.

Elle voulait me rendre courageux, et je suis devenu un lâche qui donne des coups à ma femme malade, et qui frappe du pied ma fillette.

Elle m'avait promis qu’elle me rendrait très, très fort, et je vous assure que je n’en peux plus...

Il n’y a rien qu’elle ne m’ait promis! Voilà le compte que je fais, M’sieu...


Il s’arrêta dans son récit, et fixa un regard mouillé sur la feuille de papier qui était devant lui.

«Eh bien! fis je, j’espère que vos rapports avec La Bouteille sont rompus?»

Hélas, il faut boire pour oublier toutes ces tristes choses! Après une pause, il leva les yeux sur moi.

Monsieur, dit il, vous aurez pitié d’un pauvre homme qui est sans travail, et vous lui prêterez bien quelques sous pour s’acheter du pain.

«Allons», fis-je, «Je vois que la Bouteille a aussi fait de vous un menteur

C’est vrai, répliqua-t-il en baissant la tête, je l’avais oublié dans mon compte, et je dois l’ajouter à ma note.

En avant 1910 08 27



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