LES MÉFAITS DE L’ALCOOL
Depuis deux à trois semaines, j'étais en villégiature dans une ferme isolée. L’air vivifiant des bois de pins, les œufs frais, le beurre et le lait délicieux me donnaient chaque jour de nouvelles forces. Je me réjouissais à la pensée de retourner auprès des miens tout à fait rétabli.
Un matin, accoudé à ma croisée, j’assistais au départ du troupeau, lorsque le bon vieux grand-père appela vivement son fils:
— Eh bien! Marcel est mort!... Mort! répétèrent consternées sa femme et sa bru en paraissant toutes les deux sur la porte de l’étable, une barrette entre les mains. Je descendis.
Par délicatesse, au lieu de me mêler à leur conversation, j'allais prendre le sentier des pins, lorsque le grand-père m’interpella:
— Venez ici! Pas besoin de vous éloigner, Monsieur Pierre, vos oreilles peuvent entendre ce que nous disons. Le garçon de mon fils aîné est mort.
— Subitement?
— Oh! oui, — d’une attaque.
— Elles sont fréquentes depuis quelque] temps! remarqua la jeune femme.
Son beau-père regarda le ciel. Je l'entendis murmurer ces mots d’un cantique:
Soyons prêts, craignons de dormir,
Enfants, le Seigneur va tenir.
— Pendant seize ans mon petit-fils a ramassé de l’argent. Maintenant, sa fortune faite, il allait remettre son café et habiter une maison neuve qu’il a fait construire: la mort est venue au moment où il l’attendait le moins.
Tenez, monsieur, vous vous occupez d’œuvres de philanthropie, vous pouvez citer cette histoire comme modèle à éviter. Claire, prépare le déjeuner. En attendant, si vous voulez, asseyons-nous sur ce banc, je vais vous la raconter:
«Dans la famille, nous sommes tous sobres, rangés et religieux. Marcel ne faisait pas exception. Sans être riches, nous vivons honorablement de notre travail, mettant de temps à autre quelques pièces de cent sous de côté.
À vingt-deux ans, Marcel avait six cents francs d’économies, il pensa à prendre femme; sa voisine, Antoinette Roche, jolie fillette, intelligente et laborieuse, lui avait plu. Elle travaillait comme ouvrière dans un atelier. Ils se connaissaient depuis longtemps; le mariage fut vite décidé.
Antoinette avait déjà cinq cents francs à la Caisse d'épargne. Un voyage de noces leur plaisait assez, mais tous deux, très économes, auraient reculé devant la dépense, lorsqu’un cousin les invita à venir passer huit jours chez lui. Ils acceptèrent avec plaisir. Quand il fallut reprendre le travail, les deux jeunes époux furent attristés. Antoinette s’écria:
— Quelle vie de misère que la nôtre! Se lever à l’aube, trimer tout le jour, rentrer le soir, toi éreinté de fatigue, moi accablée par la chaleur suffocante de l’atelier.
— Pouvons-nous agir différemment?
— Oui, si tu veux suivre mon conseil...
— Voyons, parle, petite chérie, fit Marcel en embrassant sa femme.
— Eh bien, Georgette Coustore et son mari étaient moins riches que nous, ils ont ouvert un café; dans quelques années leur fortune a été faite... Si nous essayions!... Veux-tu?
— Il faut des fonds?
— Qu’à cela ne tienne, nous avons déjà plus de mille francs. Nous allons acheter les choses indispensables, les fournisseurs facturent à 60 et 90 jours. Tiens, fit-elle, frappant des mains et sautant sur ses pieds comme une enfant, je me vois déjà trônant derrière mon comptoir. Adieu l’atelier! Quel bonheur !...
Ce qu’Antoinette avait proposé fut exécuté en tout point.
Pour commencer, ils s’installèrent dans un petit local bien exigu, mais admirablement situé. Adieu les services religieux! — Dimanches et jours de fête, nous sommes à l’attache, disait Antoinette en riant. Leurs affaires prospéraient.
Chaque année ils agrandissaient leur local, ils avaient salle de concert, salle de billard, et je ne sais quoi encore! Malgré l’accroissement de leur fortune, Antoinette était devenue triste, elle me dit un jour: — Grand-père, j’ai tout ce que je puis désirer, et je ne suis pas heureuse.
— La cause de ton chagrin?... Ne peux-tu pas la confier à un vieillard?
— Non, fit-elle, et, secouant la tête, elle fondit en larmes.
J’essayai de la consoler. Ne sachant où était le mal, j’étais embarrassé pour indiquer le remède. Tout-à-coup, posant ma main sur la tête penchée de ma petite-fille:
— Antoinette, as-tu confié à Dieu le sujet de tes larmes? Lui as-tu demandé ses saintes consolations?
— Non! s’écria-t-elle avec violence, se mettant debout, j’ai oublié de le prier, — Dieu n’entend plus ma voix, — je suis maudite !...
Avec un redoublement de sanglots elle ajouta:
— Les premières années j’ai repoussé le Seigneur... Et combien de fois n’ai je pas été sourde à ses appels? Je savais que nous faisions mal en vendant des alcools... ils empoisonnent... ils tuent... Pierre Coste s’est suicidé... — Albert Reboul est mort fou... — Claudius Delcès aurait assommé sa femme, si les voisins n’étaient arrivés à point pour la lui ôter des mains... Nous, cafetiers, nous avons une part de responsabilité dans ces actes de folie, — je me le suis dit bien des fois... mais l’amour du gain a triomphé de toutes mes bonnes résolutions.
J’ai persisté à vendre absinthes et alcools, poisons terribles qui ne pardonnent pas; impossible de compter leurs victimes. Ma conscience me condamne, j’ai honte de moi-même, de ma faiblesse, de ma lâcheté! — Oh! grand-père, grand-père, je n’ose envisager l’avenir, — pour moi il est gros d’orage!...
Marcel a contracté la funeste habitude de boire, sa santé en souffre, — le docteur m’a dit un jour: — Prenez garde! Les alcools ruinent la santé de votre mari... S’il continue, je ne lui donne pas trois ans de vie.
C’est moi, malheureuse femme, qui ai eu la triste pensée d’ouvrir un café. À quoi sert-il que nous ayons gagné plus de 70.000 francs, grand-père, si la santé de Marcel est compromise, si le remords me poursuit?... Savez-vous, parfois, je me prends à regretter le passé...
— Viens te mettre à genoux près de moi, Antoinette, nous prierons ensemble.
— Moi, prier !... Non! répondit-elle avec véhémence, je ne puis... Impossible! Impossible!
Elle allait et venait dans son appartement, l’air égaré. La semaine passée ils avaient trouvé à remettre leur établissement. Hier, ils prenaient congé de leurs clients, lorsque Marcel, en portant un toast à leur santé, est tombé comme une masse inerte. On l’a relevé ne donnant plus signe de vie.
Notre vacher, le pauvre idiot Jacquet, que vous connaissez, était allé à la ville acheter un collier pour la vache rousse, sa favorite; il rentra tard, nous étions couchés. Ce matin, en me voyant, il m’a crié, sans prendre le temps de me dire bonjour — tant l’événement l’avait frappé: — Ah ! ah ! il a fait fortune, Marcel! — Oui, il a fait fortune, — il a amassé de l’argent plein ça — de la main il montrait la grange — puis il est mort. Va-t-on mettre des écus dans sa bière...
Puis balançant sa tête, il s’est éloigné avec ses bêtes.
Je pensai aux paroles du Sauveur:
«Que servirait-il à un homme de gagner tout le monde s’il perdait son âme»
Pol Clos.
En avant 1910 08 20
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