COMMENT DIEU SAUVE
Vision de gloires humaines. La sombre réalité. — Cri d’angoisse. — Dieu répond. Vocation d’Alphonse Gratry.
L’amour de Dieu et de son prochain.
Le retour à Dieu d’Alphonse Gratry eut pour point de départ une série de réflexions auxquelles il se livra un soir du mois d'octobre 1822, après la rentrée des classes, au moment, où il allait commencer sa seconde année de rhétorique.
Assis sur son lit, dans le dortoir du collège, il vit se dérouler devant son regard toutes les phases ultérieures de sa vie, les succès de sa jeunesse et de son âge mûr, les joies intimes du foyer, unies à l'influence sociale; puis la gloire des lettres, la réception à l’Académie française, etc., etc.
Mais tandis que, dans l’imagination ravie de l’adolescent, cet édifice de bonheur s’élevait toujours plus haut et s’embellissait des plus riantes couleurs, une seule pensée fit évanouir tout d’un coup ce délicieux spectacle et mit le rêveur en face de l’austère, de l’inexorable réalité.
Après cette succession ininterrompue de prospérité il entrevit le moment où les êtres les plus aimés de lui, son père, sa mère, sa noble compagne, disparaîtraient de ce monde et l’y laisseraient seul.
«L’étincelant soleil qui un instant avant, dorait mon imagination, commençait à donner une tout autre lumière. Un large et noir nuage passait devant le soleil. Tout pâlissait et il fut inévitable de dire:
Après tout cela, viendra un moment où je serai couché sur un lit et je m’y débattrai pour mourir, et je mourrai, et tout sera fini... plus de soleil, plus d’hommes, plus de monde, plus rien!... Voilà donc la vie!
Tous les hommes naissent et meurent ainsi.
Depuis le commencement du monde jusqu’à la fin, il en sera ainsi: les générations se succèdent et passent vite; chacune vit un instant et disparaît... c’est affreux.
Alors je voyais ces générations passer et disparaître comme des troupeaux qui vont à la boucherie sans y penser; comme les flots d’une rivière qui approche d’une cataracte où ils descendent tous à leur tour, mais pour rester sous la terre et ne plus retrouver le soleil...»
«À cette vue j’étais immobile, et comme cloué par l’étonnement et la terreur. Mais qu'est-ce que tout cela veut dire? m’écriai-je.
– Pourquoi ne cherche-t-on pas d'abord l’explication de tout ce cela?
– Personne ne s'en inquiète; on passe sans s'informer de rien; on vit comme des moucherons qui dansent et bourdonnent dans un rayon de soleil.
– À quoi servent donc ces apparitions d’un instant au milieu de ce fleuve qui passe?
– Pourquoi passe-t-on?
– Pourquoi est-on venu?
– A quoi bon?
J’étais désespéré.
Je regardais toujours avec terreur l’abominable et insoluble énigme. Tout à coup, de cet insondable et mystérieux abîme partit un cri aigu, redoublé, déchirant, perçant, capable d’atteindre aux dernières limites de l’univers et de retentir au-delà dans le vide... ou en Dieu, si l’univers est enveloppé par Dieu...
Ô Dieu! ô Dieu! criais-je; et je ne ce criais pas seul! Il y avait un autre en moi qui criait et donnait à mon cri une irrésistible puissance.
Ô Dieu! ô Dieu! Lumière! Secours. Expliquez-moi l’énigme... ô mon Dieu. Je le promets, et je le jure, ô mon Dieu, faites-moi connaître la vérité, et j’y consacrerai ce ma vie entière»...
* * *
Avec le retour de la lumière, chassant devant elle la nuit épaisse et froide, l’espérance et l’amour rentraient, pour ne les plus quitter, dans ce cœur que Dieu préparait si visiblement à la sublime mission de l’apostolat.
Une vision tout à la fois intellectuelle et cordiale qui ne le quitta plus et sur laquelle bien souvent il devait revenir, soit dans ses livres, soit dans ses discours, acheva de le remplir à tout jamais de courage et de surnaturelle allégresse au service des hommes, ses frères, et de faire de lui un infatigable ouvrier de la paix évangélique...
Une cité dont tous les habitants s’aimaient, voilà ce qui lui fut montré pour le consoler des angoisses par lesquelles il avait été torturé et placer sous le regard de son âme l’idéal à la réalisation duquel il ne devait plus cesser de travailler.
«Oui ce que Dieu me donnait, c’était une bienheureuse vision de paix. C’était l’intelligence et comme la vue des biens que l’Église de Dieu, la nouvelle Jérusalem descendue du ciel sur la terre pourrait répandre sur le monde, si les peuples lui obéissaient.
Mon cœur et ma raison, mon imagination, je dirai presque mes yeux, voyaient, sentaient, aimaient, comprenaient ce spectacle.
Cette ville était devant moi vivante pendant des mois entiers. L’impression en fut encore très forte et très pendant bien des années: et, du reste, elle n’a cessé de faire comme le fond de ma vie de mes idées et de mes sentiments.
J’élève toujours mes regards vers cette bienheureuse ville pour comprendre la vie, la mort, le monde, l’histoire, l’Église, l’avenir. Cette vision m’a rempli d’une espérance invincible.
Malgré les plus cruelles épreuves, cette joie et cette espérance n’ont pas été vaincues. Par cette céleste et bienheureuse vision Dieu me rendit la vie, la santé, l’espérance, la joie, l’amour, et me combla de tous les biens».
En avant 1910 07 09
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