ÉTUDE SOCIALE CHAMBRES DE DOMESTIQUES,
CUISINES et LOGES de CONCIERGES
Par les Drs Henry Thierry et Lucien Graux.
On connaît l’aspect d’une chambre de bonne. Les organisateurs de l'Exposition de la tuberculose avaient eu l’heureuse idée de montrer côte à côte deux chambres, l’une au sixième étage d’une maison moderne, sous les combles, avec carpette usée, lit sale, meubles boiteux et crasseux, cuvettes ébréchées, murs recouverts de papier; l'autre était la cellule d'un détenu dans la prison de Fresnes récemment bâtie. avec un lit et un sommier aseptiques, les murs peints au ripolin, une large fenêtre, l’électricité et le tout-à-l’égout.
Presque jamais les chambres de domestiques n’ont de cheminées. Les fenêtres sont rares et le plus souvent l'aération ne se fait que par une lucarne ou un vasistas.
Remontée tard de la cuisine, éreintée, la bonne ayant froid l’hiver, chaud l’été, n’aère pas la pièce et se couche rapidement. Souvent, lorsqu'on visite ces chambres de jour, on est saisi dès l’entrée par l’odeur écœurante des pièces renfermées où se trouve du linge douteux, un lit défait et des eaux sales non vidées. C’est dans cette pièce unique que la bonne brosse ses vêtements remplis de poussière. La lucarne donne parfois sur la rue. Dans d’autres cas, elle prend jour sur une courette d’où monte l’odeur fade et grasse des éviers mal tenus, des boîtes à ordures et des cabinets d’aisances. La plupart des sixièmes sont mal tenus.
Il y a beaucoup de coins et d’encoignures où la poussière s’accumule à loisir. Les couloirs sont lavés très rarement et souvent mal balayés.
Les maladies professionnelles des domestiques sont connues, mais il en est une qu’il faut attaquer bien haut: c’est la tuberculose.
C’est un fait bien connu que la plupart des domestiques sont d’origine provinciale. Quoi d'étonnant que ces malheureux, dépaysés, surmenés, parfois mal nourris, soient une proie facile pour la tuberculose?
Le Dr Georges Bourgeois a établi que les immigrés contractaient plus aisément la maladie que les autres et depuis longtemps Verneuil signalait le danger de l'émigration ruri-urbaine:
«Les campagnards qui viennent s’installer dans les villes, disait-il, y paient un lourd tribut à la tuberculose, et de plusieurs façons.
Chez les uns, exempts jusque là de toute tare héréditaire ou personnelle, la maladie s’acquiert accidentellement par contagion fortuite.
Chez les autres, prédisposés ou candidats divers à la tuberculose, le mal s’éveille prématurément, avec ou sans provocation apparente, ou bien il se réveille après une période de latence ou de trêve plus ou moins longue, ou enfin il se propage, se généralise, s'il existait déjà au moment de l’entrée dans la ville.
Bref, chez le rural devenu citadin, la tuberculose peut s’aggraver, se réveiller ou s’acquérir de toutes pièces.»
Sur un total de 21.211 décès par la tuberculose en 1901 et en 1902, on a compté 347 domestiques, mais ce chiffre est inférieur à la réalité, car beaucoup de sujets s’en vont mourir à la campagne. La question des chambres de bonnes est donc de la plus grande importance et on comprend que Jules Simon ait dit dans un discours prononcé à la Société des habitations à bon marché:
«Il faut que notre œuvre se préoccupe du logement des domestiques; je vous en prie, pensez à ces demeures de luxe au-dessus desquelles il y a de misérables mansardes où sont empilés des domestiques; voilà des habitations que vous ne surveillez pas.»
Il en est de même dans les autres grandes villes, et dans un travail de Raffalovich sur la condition des domestiques femmes à Berlin, nous lisons la description suivante:
«Le coucher est des plus mauvais, lit dressé chaque soir dans un couloir, une salle de bains, la cuisine, rarement une chambre, plutôt un grenier ou une pièce de débarras, mal éclairée, plus mal aérée.»
Ces citations montrent que Paris n’a point l’apanage exclusif des logis malsains. Aussi bien la catégorie que nous visons ici, n’est pas seule a souffrir de l’insalubrité, de l’incommodité et de la malpropreté urbaine. Il n’est pas douteux, dit M. André Lefèvre, que dans le commerce, les dortoirs ou les chambres des employés soient insuffisants et presque toujours mal tenus.
Nous devons nous cantonner dans notre programme et n’avons point à nous occuper des employés et ouvriers, d’atelier; leur situation cependant, comme l’a montré M. André Lefèvre, mérite d’appeler l’attention sur la façon dont l’hygiène y est respectée. La tuberculose n’y crée-t-elle pas de temps à autre des foyers méconnus?
Les cuisines.
Les cuisines constituent l’habitation de jour d’une partie des domestiques dont la chambre du sixième étage est l’habitation de nuit. Les deux logements ne doivent point se séparer dans l’esprit de l’hygiéniste et du constructeur, quand il élabore un système et une méthode d’installation.
Si une bonne est devenue tuberculeuse ou a été atteinte de quelque autre maladie infectieuse, on fait désinfecter sa chambre, mais on oublie toujours la cuisine où pourtant la malade est restée une partie du temps.
D'autres jeunes filles, venues de la province, fatiguées par la besogne, parfois mal nourries, vont passer toutes leurs journées dans ces cuisines où a vécu peu de temps auparavant une bonne phtisique. Quoi d'étonnant à ce que ces malheureuses, si elles ne possèdent pas un terrain des plus résistants, ne succombent pas, elles aussi, à la maladie?
Les maîtres, de leur côté, ne sont pas à l’abri de la contagion, et parfois, c’est par l’office que la tuberculose pénètre dans une famille aisée...
La plupart du temps, les cuisines sont petites, encombrées, et la malheureuse qui doit y passer son existence n’a que peu de place pour se retourner. La chaleur du fourneau, les gaz, la fumée, les odeurs la forcent, été comme hiver, à laisser la fenêtre ouverte. C’est presque toujours sur une courette exiguë que donnent les croisées, et si parfois la maison possède une grande cour et une petite, c’est généralement sur cette dernière que s’aère et s’éclaire la cuisine. À quelques mètres se trouve un mur triste et sale. Tout en haut, un coin du ciel, que personne ne voit. Mais dans cette cour, toutes les poussières de la maison viennent s’accumuler, les domestiques y secouent, à chaque appartement, leurs tapis et leurs plumeaux.
Ces poussières descendent aux étages voisins, tombent et s’arrêtent dans les cuisines aux fenêtres largement ouvertes, sur la viande, les fruits ou le pain rapportés du marché.
L’absence de soins et de réflexion a habitué les constructeurs à placer sous les fenêtres des cuisines une sorte de petit placard agrémenté d’une persienne à claire-voie et d’une toile métallique. C’est le garde-manger qui est disposé de la façon la plus propice à devenir le réceptacle de toutes les poussières de la cour. Celles-ci traversent avec une extrême facilité les mailles de la toile métallique, l'espace entre volets et fissures, et se dispersent sur les plats et les objets qu’on y dépose. On y trouve les saletés les plus diverses, voire même des cheveux et des bouts de papier. Les portes intérieures joignent mal, et un courant d'air glacial l’hiver contre lequel la bonne ne peut pas facilement se défendre, vient apporter douleurs ou refroidissements.
(À suivre.)
En avant 1910 07 02
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