IL VOULAIT JOUIR DE LA VIE
«J’ai bien le temps!» dit Arthur Démange. «Je suis jeune! je n’ai pas encore 20 ans!»
— Tu n’es pas trop jeune pour mourir, Arthur, répondit sérieusement son ami le Sergent-Major «Ne renvoie pas la question de ton salut éternel pour un plaisir passager.»
Ils s’en allaient tous deux à la petite ville voisine, distante de quatre kilomètres, mais dans des buts bien différents.
Le salutiste, qui avait rarement l’occasion d’assister à une réunion, s’y rendait avec plaisir, dans la perspective d’aider ses camarades à la réunion en plein air.
L’autre, le jeune homme allait à la recherche d’un amusement quelconque.
— Un jeune homme doit s’amuser un peu, dit le garçon!
— Est-ce que tes amusements te satisfont? demanda de Sergent-Major.
— Oh! je suis assez heureux, répondit-il. Je m’occuperai de religion plus tard.
— Il n’y a pas de meilleur moment que le présent, mon ami. Dieu dit: «C’est maintenant le temps favorable»; qui te dit que l’année prochaine ce sera encore temps?
— Oh! mais je désire jouir quelque peu de la vie!
Ils se turent un moment, plongés tous deux dans leurs pensées. Le Sergent-Major parla le premier.
— Ce que tu me dis me rappelle une histoire du temps passé, Arthur. C’est une histoire salutiste, mais je pense qu’elle t'intéressera.
— Oh! certainement! exclama le jeune homme. Je ne veux pas vous manquer de respect, mais vous savez, je suis jeune!
— C’est bien, Arthur; je te connais assez pour ne pas m’offenser de ce que tu dis.
Il y a quelques années, je ne demeurais pas encore dans cette contrée. Notre Corps n’était pas très nombreux, il était composé d’une petite bande de soldats sang et feu, mais les réunions de prières étaient aussi soutenues que si nous avions été une centaine.
Notre salle se remplissait de personnes de toutes conditions. Parmi elles il y avait un vieillard, portant un long habit noir tout taché; il ne nous quittait jamais sans prononcer cette phrase en latin: laborare est orare. «Travailler, c’est prier».
Mais je désire te parler de deux jeunes filles qui avaient fait profession de se donner à Dieu et qui étaient retournées en arrière. Je ne puis pas comprendre pourquoi de telles personnes assistent régulièrement à nos réunions, alors que chaque fois elles ont à subir un nouvel assaut de la part des salutistes.
Ces deux jeunes filles s’asseyaient ordinairement l’une à côté de l’autre. Les Officiers qui se succédaient dans le Corps avaient plus ou moins abandonné la partie, réalisant que Dieu seul y pouvait quelque chose.
Je me souviens du dimanche soir où le Capitaine demanda à un homme relevé de bien bas de rendre son témoignage. C’était un cher homme qui parlait de l’abondance de son cœur. Il combat encore dans une autre partie du pays.
Son message fut sûrement une révélation pour bien des âmes enchaînées par le péché. Mais les deux jeunes filles dont je parle ne furent pas du tout impressionnées, elles regardaient de côté et d’autre, paraissant fières de ne pas s’être laissé émouvoir.
Lorsque la seconde réunion commença le camarade qui avait parlé descendit de l’estrade, il alla se mettre à genoux à côté d’elles, et pendant une demi-heure, il pria et lutta avec elles. Malheureusement ce fut en vain, elles paraissaient personnifier l'indifférence. Enfin l’une d’elles fit ses préparatifs pour quitter la salle. — «Ne vous fatiguez pas plus longtemps», dit-elle au Salutiste; «je suis aussi bonne que la plupart des gens ici. Je veux encore jouir de la vie.»
Puis elle quitta fièrement la salle.
Sa compagne resta encore quelques instants. Le Salutiste continua à prier, mais elle ne voulut pas céder. Elle voulait aussi jouir de la vie! Maintenant, voici la partie tragique de mon histoire.
Le lendemain soir, le Salutiste qui avait tant lutté pour ces deux jeunes filles, passait dans une rue, lorsqu’il entendit la cornette du feu. Courant à l’endroit indiqué, il trouva une foule rassemblée devant un grand bâtiment, dont le haut était déjà consumé. Les pompiers arrivaient à la course et les ouvriers — c’était une fabrique — s’échappaient comme ils pouvaient de la maison en feu. Malheureusement tous n’y réussirent pas. Plusieurs furent atteints par les terribles flammes, et périrent dans cette catastrophe.
Parmi les morts l’on retrouva les deux jeunes filles qui, le soir précédent, avaient repoussé l’offre du salut. Elles furent enterrées le même jour, et leur place accoutumée dans la salle de l’Armée ne les revit plus jamais.
* * *
Ce soir-là, le Sergent-Major conduisit Arthur Démange au Sauveur. Après tout il avait abandonné l’idée de «jouir de la vie»; s’agenouillant au banc des pénitents, le garçon apprit la vraie signification des paroles de Jésus, lorsqu’il dit: «Je suis venu vous apporter la vie afin que vous l'ayez avec abondance.»
En avant 1910 05 07
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