JE SUIS LA MORT..., JE SUIS L’ABSINTHE!
JE SUIS LA FÉE VERTE, ma robe est couleur d’espérance, je n’ai rien de commun avec les fées du temps passé; je ne me nourris pas comme elles du parfum des fleurs, ni de la rosée scintillante qui s’irise aux feux de l’aurore.
Je ne m’attarde pas à écouter le ramage de la fauvette, à contempler les roses pourprées, à m’égarer sous la verte ramure.
Ce qu’il me faut, à moi, c’est le sang rouge et chaud, c’est la chair palpitante de mes victimes.
Nulle harmonie pour moi que les râles d’agonie, les cris stridents du désespoir, les tortures des épouses, les larmes des mères.
Qu’est-ce qu’une bataille perdue, une guerre désastreuse, la famine, la peste? Jeux d’enfant! À moi seule, je tuerai la France.
Le présent est mort, vive l’avenir! Mais moi, je tue l’avenir.
L’époux est mort: à l’épouse en deuil, il reste un espoir: l'enfant au berceau. Mais moi, par le père, j’ai tué l’enfant: à la mère en deuil, il ne reste rien. Venez, venez à moi, jeune homme au front viril, penseur au front austère, ouvrier aux mains noires, artiste aux blanches mains, venez et buvez; bientôt tous vous ne serez plus que des brutes immondes, objet de dégoût, de mépris et d’effroi.
Je préside à toutes les infamies, je dicte toutes les bassesses.
Dans la famille, je détruis l’amour de la patrie, le courage, l’honneur, je suis la pourvoyeuse des enfers, des bagnes, des hôpitaux.
Pauvre homme, qui te crois énergique et robuste, tu m’appartiens. Tu t’agites et penses être ton maître; tu es mon esclave et je te mène. Tu es un pantin dont je tiens les ficelles; quand il me plaît, je te casse.
Je suis en toi, j’empoisonne ton sang, je broie tes muscles et tes os, je corrode ton cerveau.
Que peux-tu faire encore? M’échapper?
Il te faudrait du courage, de la force; tu n’as plus rien, depuis le jour où ta lèvre a touché ma lèvre.
Que suis-je, enfin? Je suis l’instigatrice du crime, je suis la ruine et la douleur; je suis la honte; je suis le déshonneur:
JE SUIS LA MORT, JE SUIS L’ABSINTHE!
(Le Parti Ouvrier).
En avant 1910 04 30
Table des matières |